« Les Frères Sisters », Jacques Audiard, 2018

Les Frères Sisters, western de Jacques Audiard. Avec John C. Reilly, Joaquin Phoenix, Jake Gyllenhaal, Riz Ahmed…

Le pitch : En 1851, les frères Sisters, Eli (J.C. Reilly) et Charles (J. Phoenix), sont deux mercenaires aux affaires pour le Commodore (R. Hauer). Leur dernière mission consiste à traquer Hermann Kermit Warm (R. Ahmed), sur les traces duquel le Commodore a également envoyé le détective John Morris (J. Gyllenhaal). Une traque qui, bien plus que l’appât du gain, mettra en lumière la vraie personnalité de ces quatre protagonistes.

La critique : Jacques Audiard fait sans conteste figure de valeur sûre dans le cinéma français actuel. Après moult succès parmi lesquels on se contentera de citer Regarde Les Hommes TomberDe Battre mon Coeur s’est Arrêté ou encore l’inoubliable Un Prophète, le cinéaste s’essaie aujourd’hui à un genre qui n’est pas le sien : le western. Un test qui, cela m’étonne presque autant que c’était prévisible, s’avère parfaitement concluant.

Les Frères Sisters était tout bonnement une de mes plus grosses attentes de cette année 2018. Audiard, Reilly, Phoenix, Gyllenhaal, un western… Que d’arguments pour piquer chaque fois un peu plus ma curiosité et mon envie. Le western déjà est un genre que j’affectionne tout particulièrement. Et si ma préférence va généralement au courant spaghetti, je ne crache jamais sur un film avec des cow-boys. Un enthousiasme renforcé d’ailleurs par la plus grande rareté qu’autrefois de ce genre d’aventures, comme le soulignait mon ami Hibou chez Ketchup-Mayo il y a quelques jours. Reste que le western est ponctuellement présent dans le paysage cinématographique depuis les années 1990 si on a envie de voir large. Danse avec les LoupsImpitoyableOpen Range3h10 pour YumaL’Assassinat de Jesse James par le Lâche Robert Ford ou encore Appaloosa sont autant de (très) bons exemples pour attester que s’il n’est plus aussi vivace qu’auparavant, ce genre n’est plus mort pour autant. Il est donc plus que plaisant de voir Jacques Audiard s’emparer à son tour du genre, surtout qu’on ne s’attendait pas forcément à voir le cinéaste s’y intéresser (lui-même confesse ne pas être un immense connaisseur du genre) et que le western français reste une rareté malgré quelques tentatives dans les années 1960-70.
Le fait est en tous cas que Les Frères Sisters est bien là. Projet proposé par Reilly à Audiard alors que ce dernier promouvait De Rouille et d’Os, adapté du roman de Patrick de Witt (dont je ne parlerais pas, ne l’ayant pas lu), ce dernier film de celui qui a obtenu la Palme d’Or pour Dheepan est certes un western mais il a de quoi surprendre. Que ce soit dans le ton, la mise en scène ou les thématiques, on se demanderait presque parfois ce qu’il reste de western dans ce film. En fait, c’est sans doute même moins un western qu’un film de Jacques Audiard, avec tout ce que cela implique. Mais attention, n’allons pas dire que le réalisateur a dénaturé le genre ou je ne sais quoi. Loin de là, s’il l’a un peu remodelé, c’est bien plus pour le façonner à l’image de son cinéma que pour l’omettre derrière d’autres intentions.

Les Frères Sisters reste un western.

En conséquence, par exemple, Les Frères Sisters se veut être un bon western dans la forme. Paysages à perte de vue, quelques très belles cavalcades endiablées, plusieurs fusillades brutales, errances à travers cet Ouest encore sauvage sont autant d’éléments fondateurs du genre qu’Audiard applique dans son film. Cela étant, il le fait avec une certaine parcimonie, un sens de la mesure qui rend ces points-clés d’autant plus forts. Si l’on prend les duels et fusillades par exemple, ils sont au final assez peu nombreux. Mais quelle brutalité à chaque fois ! Au lieu de nous plonger dans une sorte de grand spectacle tel que celui auquel les westerns de la grande époque nous ont habitués (et que Kevin Costner reprenait avec brio dans Open Range en 2003), Audiard livre des échanges de coups de feu relativement brefs et surtout moins visuels que sonores. Car le son joue un rôle fondamental dans toute l’approche que le réalisateur a de ces séquences : relevant le son des détonations, il les rend bien plus impressionnantes dans ces scènes dépourvues de tout autre son ou de musique. Ce faisant, Jacques Audiard arrive à jongler entre ce qui semble être sa volonté de ne pas sombrer dans les habitudes du genre afin d’éviter la routine et une certaine capacité à renforcer les dénominateurs communs à tous les westerns, comme s’il les encadrait en tâchant d’en faire des tableaux aux couleurs vives et saisissantes pour le spectateur. Bref, il privilégie la forme à la quantité.

Les cow-boys vus par Jacques Audiard, c’est une version où la brutalité le dispute à la juste mesure.

Cette approche aura donc de quoi surprendre dans ce sens où on a du mal dans un premier temps à se sentir comme face à un « vrai » western mais, peu à peu, le charme du cinéma d’Audiard fait son œuvre. Le réalisateur appose ainsi sa patte très marquée (mais toujours très délicatement construite) sur ce genre-monument et réussit à en donner une autre façon de faire qui se veut au final très intéressante, à condition d’y accrocher. Car si, comme certains des autres spectateurs de ma séance, vous veniez pour voir un western comme vous avez l’habitude d’en voir, comme le cinéma hollywoodien d’aujourd’hui aime à nous les servir, vous risques d’être déçus. Les Frères Sisters est un western à thèmes, plus qu’un western aventureux et bourré d’action. Alors oui, comme je le disais, il y a de très bonne séquences de duel, de la violence, de l’aventure dans ce voyage à travers la Californie, mais ce n’est pas là le centre d’intérêt principal du film.

Cette image résume à elle seule une grande partie du propos du film.

Là où Audiard a cherché à porter son attention, c’est sur ces personnages et, plus encore, sur les relations qu’ils entretiennent. Forcés ou non, les rapports entre les protagonistes des Frères Sisters constituent en effet le cœur même de ce film, loin devant tout le reste. Un thème qui est de toute façon au centre du cinéma d’Audiard, lequel s’est toujours intéressé sur les relations qui peuvent se nouer, pour le meilleur comme pour le pire, entre les hommes. Que ce soit dans Un Prophète, De Battre mon Coeur s’est Arrêté ou même De Rouille et d’Os, la création et le développement de ces liens semblent obséder le cinéaste, qui nous en offre ici une nouvelle approche. Car s’il s’est déjà penché sur le rapport au père, au fils ou au mentor, c’est la première fois qu’il se plonge pleinement dans le rapport fraternel. Et je vous le dis tout de suite, tel que je le pense : Jacques Audiard a composé avec Les Frères Sisters (le film comme ses personnages éponymes) un incroyable propos sur le lien entre frères. L’aventure que l’on suit au cours de ces deux heures est moins celle de deux cow-boys en quête de réussite que celle de deux frangins qui cherchent chacun leur place et, ce faisant, se redécouvrent. Il y a d’un côté Charlie, le plus jeune des deux, impétueux, aventureux, inconscient souvent aussi. Il est celui qui, à un moment donné, à renversé le rapport de force vis-à-vis de son frère en prenant des responsabilités qui incomberaient plus logiquement à ce dernier.
Et de l’autre côté donc, il y a ce grand frère, Eli, un peu perdu tant face à son frangin que face à lui-même. Eli est de ces aînés qui ont perdu leur « autorité » sur le petit frère et qui s’en mordent les doigts, qui culpabilisent à outrance en conséquence de cela et qui cherchent, consciemment ou non, à récupérer cette place de protecteur, de guide éventuellement. A travers leur voyage en Californie, Eli et Charlie vont ainsi mettre en parallèle puis en confrontation leurs places respectives dans cette fratrie qu’ils composent tous deux, tout ceci jusqu’à cette conclusion d’une incroyable beauté dans le propos (mais aussi dans la forme je dois dire), fin idéale à ce tortueux périple. Et je dois bien vous dire qu’en tant que grand frère moi-même, j’ai été particulièrement touché par ce que j’ai vu à l’écran.

Eli et Charlie forment un tandem finalement assez complexe.

C’est donc à une véritable introspection que nous invite Jacques Audiard dans son dernier film. Le western en tant que genre ou style, quant à lui, mue alors dans la forme et le fond pour servir le propos du cinéaste. Ce dernier le fait sien, en bouleverse quelques codes, élude certains piliers du genre, le tout au profit d’une interprétation personnelle du western, laquelle ne jure en rien. En s’intéressant sur les rapports entre homme et sur la masculinité de ces personnages, Audiard rappelle que le western, c’est avant tout une question de personnalités qui se confrontent et, dans le meilleur des cas, s’allient, le tout dans un decorum général aussi brutal que sauvage.
Ce dernier point, Les Frères Sisters ne manque d’ailleurs pas de le maintenir bien présent : ours, araignées particulièrement coriaces et autres bandits de grand chemin sont ainsi de la partie. Des obstacles et autres difficultés dans lesquelles les rapports que j’évoquais plus haut ne peuvent que s’exacerber. Il en va ainsi non seulement d’Eli et Charlie mais aussi de John et Hermann, dont l’amitié sans cesse grandissante rappelle bien d’autres « bromances » du genre. En bref, c’est comme si Jacques Audiard avait cherché à nous expliquer en quoi un milieu franchement hostile, et dont les ardeurs sont évidemment renforcées par le genre western, peut être un terreau idéal pour redéfinir sa relation à l’autre, qu’il soit de la famille ou non, que l’affinité soit acquise ou pas. Mieux encore, c’est aussi le moyen de nous dire que malgré le stéréotype du cow-boy tel que dépeint par Hollywood depuis la grande époque des John Ford et autres John Wayne, ces porte-flingues ne sont au final que des hommes, qu’on se plait à regarder tomber et se relever.

J’ai bien dit « masculinité » et non « virilité » : le travail d’Audiard, aussi masculin soit-il, n’est en aucun cas macho.

Evidemment, tout ceci ne peut être que plus encore mis en valeur par ce casting quatre étoiles qui nous est servi. A la tête de cast de choix, John C. Reilly et Joaquin Phoenix brillent dans ces rôles de frères qui leur vont à l’idéal. Ils composent ensemble un duo saisissant et d’un naturel déconcertant. Tout semble évident entre les deux comédiens, rendant ainsi le rapport entre Eli et Charlie ainsi que leur cheminement encore plus beau à voir évoluer.

La bonification avec le temps.

Mais ce n’est que le résultat logique de l’addition de deux comédiens de talent. John C. Reilly rappelle ainsi tout au long du film quel impeccable acteur dramatique il est, loin des rôles de gros benêts dans lesquels il fut un temps cantonné aux côtés de son comparse Will Ferrell. Dans Les Frères Sisters, Reilly livre une performance mesurée et franche qui colle idéalement non seulement au personnage mais également à l’ambiance générale du film. A ses côtés, Joaquin Phoenix apparaît dans ses meilleurs jours, complet comme à son habitude dans sa palette d’acteur mais avec en plus de cela une espèce de conviction, de certitude qui laisse transparaitre toute la compréhension qu’il a de son personnage. J’aime d’ailleurs beaucoup ce qu’en disait Jacques Audiard pour Allociné il y a quelques jours, affirmant que le voir jouer c’était assister à l’apparition puis à la disparition de Joaquin Phoenix dans son personnage : c’est absolument vrai et c’est un régal.
Parallèlement à ces têtes d’affiche, on ne pourra que saluer les interprétations de Jake Gyllenhaal et de Riz Ahmed, également très convaincants. Ils forment à leur tour un duo remarquable, bien plus en douceur que les deux précédents et dans lequel chacun arrive à porter sa propre patte. Et si Gyllenhaal n’est plus à présenter et endosse ici ce qui me semble être un de ses meilleurs rôles, il convient de souligner toute la qualité de son partenaire Riz Ahmed, que je découvre encore un peu plus après l’avoir vu pour la première fois dans Rogue One. J’ai trouvé ici un acteur certes pas aussi expérimenté que ses trois camarades de jeu mais qui prouve sans aucun souci qu’il peut parfaitement rivaliser avec de tels acteurs, dont les qualités ont depuis longtemps déjà été éprouvées.

Impeccable Riz Ahmed.

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Je conclurai donc cet article en affirmant tout bonnement que Les Frères Sisters fut une excellente surprise. D’abord en me proposant une autre approche du western, ce qui m’a peut-être un peu décontenancé au début, puis en m’entraînant parfaitement dans son sillage, acceptant alors ces partis pris et les intentions d’Audiard. Et si je ne vous ai pas parlé de certaines des habitudes du réalisateur qu’on retrouve ici (l’onirisme, les regards caméra et ce genre de choses…), elles sont présentes néanmoins. Il arrive ainsi à s’approprier un genre, à le tordre, le déformer et le modeler à son image mais sans pour autant jamais le dénaturer. Les Frères Sisters lui permet de récupérer quelques uns des thèmes phares du genre pour les présenter sous un autre angle d’attaque. Le film en devient alors un des incontournables de cette fin d’année, pour ne pas dire de tout 2018.

3 réflexions sur “« Les Frères Sisters », Jacques Audiard, 2018

  1. Nan, mais voilà, j’aurais dû écrire tout ça comme ça, en fait!

    Bien vue, l’image qui résume le film, avec cette couleur de chemise haute en symbolique quand on y songe….. Merde, je me transforme en prof de français à voir des métaphores partout.

  2. Pingback: Top 5 cinéma 2018 et Eucalyptus d’Or ! | Dans mon Eucalyptus perché

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