Stadia : pavé dans la mare ou tempête dans un verre d’eau ?

Dans le domaine du jeu vidéo, on parle bien sûr très souvent de l’E3 pour suivre au plus près les nouveautés et autres évolutions plus ou moins majeures. Mais on oublie souvent qu’à quelques encablures de ce fameux rendez-vous, s’en tient un autre : la Game Developpers Conference, à San Francisco. Et cette année fut particulièrement marquante puisqu’autour des acteurs classiques et forts de la sphère vidéoludique, voilà que Google a pointé le bout de son nez avec Stadia, sa promesse d’un bouleversement général du jeu vidéo.

Stadia, c’est quoi ?

Enfin du concret.

Quiconque s’intéresse aux jeux vidéo sait qu’une des marottes de ces derniers mois, sinon de ces dernières années, c’est l’arrivée – un jour ou l’autre – d’un modèle basé sur Netflix, à savoir une plateforme ne proposant son contenu qu’en ligne et en streaming. C’est quelque chose dont on parle depuis longtemps, avec plus ou moins d’enthousiasme et surtout plus ou moins de pistes sérieuses, l’une des dernières étant l’arrivée prochaine d’une Xbox ne fonctionnant qu’autour du dématérialisé. Si ce nouveau modèle ne devrait pas fondamentalement remettre en question le marché actuel du jeu, il est vu par une poignée d’observateurs comme une possible première étape. Mais les premiers véritables signes de l’arrivée future d’un service de jeu vidéo totalement en streaming vient de Google. La méga-entreprise ne cache pas, depuis deux ou trois ans, son ambition d’amener un service de ce genre sur la table et, en Octobre 2018, de premiers échos se font déjà entendre quant à un streaming du jeu Assassin’s Creed – Odyssey d’Ubisoft via le navigateur Google Chrome. Tout ceci dans le cadre d’un Project Stream dont le grand public n’a globalement rien su avant la semaine dernière, lors d’une conférence de Google à la GDC qui, sans aucun doute, fera date.

Stadia donc, c’est le nom définitif de ce Project Stream grâce auquel Google compte bien faire une entrée fracassante sur le marché du jeu vidéo. Aux côtés de Sony, Nintendo et Microsoft, l’entreprise arrive donc avec cette proposition iconoclaste : un service intégralement en streaming. Pas de console à prévoir donc mais un abonnement, comme on s’abonne à Netflix pour ce qui est des séries et du cinéma ou à Apple Music pour la musique. Néanmoins, l’absence de console ne signifie pas que Google n’a pas de matériel à nous mettre dans les mains. Une manette a donc été conçue tout spécifiquement pour Stadia. Cette dernière ressemble globalement à la manette Pro de la Switch, dont elle reprend à quelques détails près les formes et l’apparence générale. Elle s’en distingue cependant par ses deux sticks analogiques mis côte à côte, comme c’est le cas sur les manettes PS4.
Reprenant dans l’ensemble les principales caractéristiques d’une manette de jeu moderne, elle se démarque également par deux boutons bien précis. Le premier est le bouton Capture, lequel permet de rapidement partager un contenu sur YouTube. Le second est destiné quant à lui à activer l’assistant vocal OK Google, que les utilisateurs et utilisatrices d’Android connaissent bien. Notons au passage qu’un micro est directement intégré à la manette pour utiliser cet assistant qui, concrètement, permettra par exemple d’obtenir de l’aide lorsque l’on sera bloqué dans un jeu. La question qui se pose au sujet de cette manette toutefois, c’est la façon dont elle va être utilisable. Si Stadia ne propose pas de console, à quoi relier le pad ? Eh bien Google a choisi de vous faire connecter votre manette à la connexion Wifi que vous utiliserez pour jouer. Qu’il s’agisse de votre box personnelle ou d’un hotspot quelconque, vous pourrez ainsi utiliser la manette de Stadia en n’importe quelle occasion.

La manette Stadia, déclinée en trois modèles.

Au-delà d’être un autre acteur dans le cercle très fermé des constructeurs (même si, pour le coup, on ne construit pas des consoles mais des serveurs), quelles sont les promesses de Google au sujet de Stadia ? La première, celle qui régit globalement le concept et qui en dicte la philosophie, se résume à travers le slogan choisi : Building a game platform for everyone (« Construire une plateforme de jeu pour tout le monde »). A mon sens, et même si cela ne fait évidemment pas tout (loin de là), ce mantra est très bien choisi et trouve sa logique dans le mode de fonctionnement de Stadia. Car si Google ne propose pas de console, c’est pour amener le jeu vidéo sur n’importe quel écran grâce au streaming : télé (notamment les télé dites intelligentes), smartphones, tablettes, ordinateur de bureau ou portable… Or, de nos jours, tout le monde dispose d’au moins un de ces types d’écran, je ne vous apprends rien. Mieux encore, en passant par le streaming, Google prétend pouvoir contourner toutes les possibles faiblesses techniques de votre matos. Ainsi, si vous avez comme moi un PC portable qui souffle et chauffe à outrance rien qu’en jouant à Limbo, cela ne devrait pas poser de souci, toute la puissance nécessaire reposant sur les serveurs que Google met en place pour soutenir les jeux, y compris les AAA d’aujourd’hui et de demain. Stadia appuie donc son concept sur une idée d’accessibilité à la fois technique et financière ainsi que sur le constat que le parc installé est par conséquent déjà faramineux, matériel bas de gamme inclus.

Coucou, tu veux voir mes gros teraflops ?

Dans le domaine des promesses en matière de puissance et autre gros fps, Google avance avec des ambitions énormes. La principale, c’est évidemment celle d’une définition toujours plus grande, Stadia devant tourner avec une puissance de pas moins de 10,7 teraflops. Un chiffre qui ne dira peut-être rien à celles et ceux qui ne connaissent pas trop ce vocabulaire (j’en fait partie, j’ai farfouillé pour comprendre de quoi on me parlait) mais, tout ce que je peux vous dire, c’est que ça envoie sévère 10,7 teraflops. C’est suffisant pour balancer du 4K HDR à 60fps a priori et, si on se concentre assez, du 8K dans l’avenir. Pour vous insérer tout cela dans un ordre de grandeur que Google ne s’est pas privé de donner, histoire d’afficher ses petits camarades, la Xbox One X (que Microsoft vend comme la console la plus puissante de touts les temps, etc…) ne tourne « qu’à » 6 teraflops et sa concurrente directe la PS4 Pro à 4,2 teraflops. Stadia devrait donc gentiment écraser tout ce petit monde et promet une expérience optimale sur Assassin’s Creed – Odyssey donc (Ubisoft est annoncé comme un partenaire majeur du projet) ainsi que sur le prochain Doom – Eternal d’id Software, promis au top de sa puissance. Question jeux et éditeurs d’ailleurs, Google ne manque évidemment pas d’ouvrir son propre studio, Stadia Games & Entertainment (ce qui signifierait que Stadia ne serait peut-être pas là que pour le gaming…), avec Jade Raymond (ex-Ubisoft, ex-EA) à sa tête.
Mais mieux encore que tout cela, Stadia promet non seulement des jeux tels qu’on ne les a encore jamais vu mais prétend en plus pouvoir les lancer en une poignée de secondes ! Rendez-vous sur Stadia, choisissez votre jeu et, cinq secondes plus tard, vous voilà en train de jouer sur un stream en 1080p/4K HDR sans aucune forme quelconque de téléchargement supplémentaire (forcément). Et comme si tout cela ne suffisait pas, Google vous promet que ce genre de performance pourra être atteint en solo mais également en multijoueurs ! Le constructeur profite en effet d’un aparté sur le crossplay, élément devenu incontournable pour ne pas s’attirer les foudre des gamers, pour parler d’un multi suffisamment costaud pour proposer des environnements destructibles et l’accueil de centaines de joueurs en simultané, tout cela sans aucun pépin technique de n’importe quel ordre.

La 8K déjà en ligne de mire.

Toujours dans cette dimension multi, Stadia devrait disposer de deux fonctionnalités majeures. D’un côté, nous avons le Crowd Play. Son nom donne une indication de ses intentions : faire participer le public. Pour cela, cette fonction donnera l’opportunité aux personnes suivant une diffusion sur YouTube (faite grâce au bouton Capture de la manette donc) de rejoindre la partie qu’ils étaient en train de regarder pour y jouer, tout bonnement ! Un procédé qui rappelle d’ailleurs le Share Play mis en place sur PS4. Et de l’autre côté, c’est le State Share qui est mis en lumière lors de cette présentation et cette fonction est intéressante dans un sens puisqu’elle permet de sauvegarder sa partie à un instant donné, d’y établir une sorte de checkpoint que le joueur pourra partager avec un(e) autre via un lien URL classique. La personne qui recevra le lien pourra donc entamer le jeu à partir de ce moment donné de la progression, effectuant ainsi son propre parcours sur une sorte de copie de la sauvegarde du joueur initial.

En gros, Stadia c’est tout cela. Le Netflix du jeu vidéo, longtemps prophétisé, serait enfin sur le point de débarquer, tout auréolé de la toute-puissance de Google et de ses immenses data centers. Sur le papier, c’est fou. Certains diraient même que c’est révolutionnaire. Après tout, si les promesses sont tenues jusqu’au bout, c’est l’arrivée d’un tout nouveau mode de consommation du jeu vidéo, avec une puissance inégalée. Mais Stadia c’est aussi et surtout de très nombreuses zones d’ombres à l’heure actuelle et énormément de soupçons. Aucun prix annoncé, même approximatif, aucune précision claire et nette sur la puissance de connexion dont on devra disposer pour que ça tourne, aucune date de déploiement non plus, même si on nous promet que le service sera disponible dès cette année aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et dans la plupart des payes européens. Wait and see donc pour l’heure mais d’ici là, il y a plein de questions à se poser.

Stadia, c’est vraiment plus fort que toi ?

Ça ne fait qu’une semaine à peu de choses près que Stadia a été annoncée mais de nombreux flous persistent. Trop, pour tout dire. Si Sony, Microsoft ou Nintendo faisait aussi peu étalage de détails qui n’en sont pas au moment de présenter une nouvelle console, ce serait le tollé général assuré ! Mais Google, tout-puissant et omnipotent qu’il se veut être, n’en a que faire apparemment et ne donne au public que ce qu’il a l’intention de lui révéler, donnant rendez-vous à l’été prochain donc pour de nouvelles informations dont l’une des plus attendues : va-t-on toutes et tous pouvoir en profiter pleinement ?

A l’heure actuelle, Google n’a pas fait grand état des nécessités de son service du côté de l’utilisateur. Et si ses data centers sont au cœur de l’attention (on y reviendra après), l’entreprise au gros G se contente pour l’instant de nous dire qu’une connexion de 25Mb/sec serait exigible pour profiter d’un streaming en 1080p/60 fps (soit les performances d’une Xbox One X en gros ou d’un Netflix sous 4K). Et dans l’univers technique actuel, ce genre de puissance ne passe que par une 4G dont le déploiement serait sans aucune encombre ou un abonnement fibre d’entrée de gamme minimum. Et tout cela, ça fait évidemment tiquer beaucoup de monde. La fibre comme la 4G sont encore loin d’être réellement démocratisées et bien des régions de France, d’Europe et du reste du monde en sont encore loin, la preuve en ce qui nous concerne avec cette carte fournie par l’ARCEP (Autorité de Régulation des Communications Electroniques et des Postes) dont l’objet est la couverture du réseau fibre jusqu’au domicile (FttH) en France à date du 31 Décembre 2018 :

Et tandis que revoilà la diagonale du vide !

Autant dire que, depuis 2015 où c’étaient à peine plus de 5 % des foyers qui étaient éligibles à la fibre (environ 11 % aux USA, notons)*, peu de progrès ont été faits dans le domaine. Ce qu’il faut souligner aussi c’est que la fibre dont nous sommes le plus équipés est une fibre en gros mutualisée, ce qui signifie que votre immeuble, dans le cas où vous vivez en logements collectifs, est relié au réseau mais que vous devez ensuite partager tout cela avec vos chers voisins, ce qui divise alors la bande passante entre tout ce joyeux petit monde.

*Chiffres issus d’une étude de Diffraction Analysis,
dont le contenu est payant mais certains éléments
ont été rendus publics à l’époque.

La question qu’on se pose alors légitimement est la suivante : quid de l’ADSL ? Etant donné que c’est encore le système le plus répandu, il va bien falloir que Stadia s’en accommode encore quelque temps. Et l’on sait tous que l’ADSL est à la peine sur pas mal de plan. Je cite par exemple @nicaulasfactor :

« Avec mon ADSL, je ne peux pas regarder des vidéos en 720p sur YouTube sans que ça buffer toutes les 12 secondes, et ils espèrent vraiment pouvoir me faire jouer en 4K 60fps en streaming ? »

« Et puis même : si t’as la fibre, tu DL tes jeux en une poignée de minutes, ce qui veut dire que le seul argument du service, c’est la 4K sans avoir une grosse config. »

Et cet utilisateur de Twitter ne croit pas si bien dire ! Je suis moi-même abonné ADSL chez Bouygues et, pour le bien de cet article, j’ai réalisé un rapide test de connexion dont voici le résultat :

Test effectué sur www.speedtest.net.

Avec un débit descendant de 10,26Mb/sec, on est encore loin des 25Mb/sec demandés par Stadia. En ma qualité d’utilisateur potentiel du service (en tant que gamer, je suis de facto le public-cible), que dois-je en conclure ? Que ça ne marchera pas bien ? Que du lag est à prévoir ? Que le framerate va morfler et la résolution piquer mes yeux comme au doux temps des télé cathodiques et des consoles branchées en péritel ? Il y a des chances, vous en conviendrez. Déjà que quand je lance un téléchargement tout en regardant Netflix je perds systématiquement la HD sur mon film/ma série, je n’ose imaginer ce que ça donnera dans le cas présent. Car il ne faut pas oublier que je ne vis pas seul et que ma bande passante est déjà quotidiennement partagée entre l’usage que j’en fais et celui de ma nana (je vous ai parlé de la fois où elle a lancé un WeTransfer et que ça bloquait le chargement d’un film sur Netflix à 25 % ?). J’imagine aussi les difficultés que pourraient rencontrer les usagers d’ADSL au moment d’utiliser les fonctionnalités conviviales de Stadia comme le State Share ou le Crowd Play. Aujourd’hui, le Share Play de la PS4 a déjà du mal à tenir la route chez certain(e)s joueurs/joueuses alors on est en droit d’imaginer que le souci sera le même ici.

Envisageable sur Stadia ?

Mais la question du type de connexion nécessaire pour réellement profiter de Stadia pose également celle de son absence. Car une panne de réseau ou de box, ça peut arriver. Tout comme un voyage en voiture, transports en commun, train ou avion peut également pointer le bout de son nez à l’occasion. Pour l’instant, Google n’a rien évoqué concernant ce cas de figure mais il serait légitime d’espérer une fonctionnalité autorisant le téléchargement temporaire d’un jeu pour l’avoir sur soi dans les instants où la connexion internet est coupée. Dans l’idéal, cela permettrait même de contourner le souci causé par le partage de la connexion avec d’autres matériels/services. Reste qu’il est impossible à l’heure qu’il est de dire si Stadia permettra cela ou non, surtout que si l’on peut faire ça, j’ai le sentiment que cela ôterait pas mal de l’intérêt du service. Ce qui est amusant en tous cas c’est que la Switch, pourtant fustigée parfois pour ses performances jugées trop faibles par un certain pan du public de joueurs et joueuses, permet globalement d’éviter l’intégralité de ces problèmes : connexion ou pas, tu peux jouer partout à tous tes jeux (modes online exclus bien sûr). Ce serait amusant que Stadia soit rétrograde sur ce plan bien précis comparée à la petite console de Nintendo.

Autre question pourtant fondamentale que Google n’a pas évoquée du tout à la GDC : le modèle économique. Proposer ainsi un service de jeu vidéo en streaming est certes intéressant et/ou enthousiasmant sur le papier quand on se place du point de vue de celles et ceux qui s’émerveillent encore à chaque saut technologique, mais encore faut-il rendre la chose aussi accessible qu’elle prétend l’être si l’on se réfère à sa philosophie générale (qu’on devine plus qu’on ne nous affirme d’ailleurs). Quel modèle pour Stadia donc ? Google va-t-il se calquer sur le cousin cinéphile et sérievore Netflix ? Il y a fort à parier qu’à l’instar des formules d’abonnement actuelles de PlayStation, Xbox et Nintendo, Stadia proposera des abonnements au mois, au trimestre et à l’année. A titre personnel, je pense que ce serait la meilleure chose à faire, assurant ainsi une certaine souplesse pour les utilisateurs tout en formant une solide source de revenus pour l’entreprise. Cela éviterait aussi de trop se marginaliser en allant proposer un système qui se démarque trop de la concurrence, ce qui serait potentiellement désavantageux dans la conquête du grand public à mon sens.

Pour autant, j’ai du mal à imaginer des formules d’abonnement s’approchant peu ou prou de ce que le marché a d’ores et déjà à proposer. Les abonnements PS+/Xbox Live Gold/Switch Online n’ont de toute façon pas la même vocation du tout que Stadia et proposent un service autrement moins exigeant sur le plan technique et financier que le projet de Google. Inutile donc à mon avis de penser aux ordres de grandeurs de ces tarifs concurrents. De la même manière, je pense qu’on peut aussi d’office exclure des tarifs mensuels à l’image de ceux de Netflix, compris (rappelons-le) entre une dizaine et une vingtaine d’euros par mois.

La grille tarifaire actuelle de Shadow.

Pourquoi ? Parce que le streaming de jeu vidéo a un précédent, même si Google se vend comme un pionnier absolu. Et ce précédent s’appelle Shadow et coûte la modique somme de 29,95€ par mois (avec engagement d’un an), quand on ne paie pas directement 34,95€ par mois (avec un engagement trimestriel cette fois-ci). Difficile en tous cas de donner un pronostic efficace à l’heure actuelle mais il faut prendre en considération la valeur des jeux vidéo aujourd’hui, au neuf comme à l’occasion, et la nécessité pour Google de rendre l’abonnement aussi attractif que possible par rapport au budget moyen d’un joueur/d’une joueuse lambda.
Mais il y a aussi d’autres pistes sur lesquelles certains placent leurs billes depuis l’annonce du projet. Et si Stadia faisait payer un abonnement au montant relativement faible mais demandait un paiement supplémentaire à l’usage de tel ou tel jeu ? Et, dans une approche un peu plus classique, si l’on ne payait que le jeu voulu, une bonne fois pour toute, avec la garantie d’un accès illimité au titre concerné ? Et si, encore plus dingue, Google se rabattait sur le modèle économique qui a fait sa renommée : la gratuité ? Dans ce dernier cas, l’entreprise proposerait sans aucun frais son catalogue de jeux (et s’offrirait un sacré boulevard dans sa quête des 2 milliards d’utilisateurs qu’elle s’est fixée) mais en contrepartie, elle collecterait encore une fois toujours plus de nos données personnelles et nous assommerait toujours plus avec moult publicités ciblées. Pire encore, elle pourrait même mettre en place une offre Premium pour celles et ceux qui voudraient éviter les indésirables vagues de pubs. Mais les données, elles, continueraient d’être collectées, à n’en point douter.

Et l’environnement dans tout ça ?

Et quitte à parler d’éthique, autant parler d’environnement ! L’intégralité du projet Stadia pose question au regard des enjeux écologiques et énergétiques actuels. Ce n’est un secret pour personne, l’ensemble des infrastructures liées au web constituent un gouffre énergétique comme il en existe peu. Ce sont des systèmes où, même en période de plus faible utilisation, les consommations d’énergies sont catastrophiques. On estimait il y a un an que l’ensemble des data centers installés aux Etats-Unis devraient consommer à eux seuls près de 73 milliards de KWh d’ici 2020 !
Pour celles et ceux qui ne verraient pas de quoi je parle, les data centers sont (très grossièrement) les centres de données à partir desquels tout le trafic internet fonctionne. Ce sont des serveurs énormes, surdimensionnés même, qui pompent par essence beaucoup d’électricité et en exigent encore plus pour les systèmes de refroidissements, indispensables pour qu’il ne tombent pas en panne. C’est également chez eux qu’arrivent et sont stockées toutes les données que nous envoyons dans le Cloud, qu’il s’agisse de ce que vous mettez dans vos dossiers Drive ou, en ce qui nous concerne ici, de nos sauvegardes de jeux vidéo. En France, en 2015, on estimait que les data centers présents sur le territoire consommaient plus d’électricité que la ville de Lyon. L’arrivée de Stadia pose donc de très sérieuses questions quant à son empreinte écologique et paraît, pour l’heure, parfaitement en contradiction avec les réponses que nous devons toutes et tous, particuliers et entreprises, apporter à la crise environnementale et énergétique actuelle.

Voici à quoi ressemble un data center de Google.

Pour autant, Google se drape sur le sujet d’un étincelant linceul de blancheur et se veut prétendument à la pointe sur ce sujet. D’après ses propres données à lire juste ici, l’entreprise aurait réussi à atteindre en 2017 un objectif de fonctionnement basé à 100 % sur les énergies renouvelables, y compris pour faire tourner les data centers. Google estime notamment acheter pour 2,6 gigawatts d’énergie solaire et éolienne pour faire fonctionner ses centres de données et ses bureaux. Mieux encore si l’on suit tout cela, Google n’achèterait que l’énergie verte issue de projets financés par elle-même. Tout cela n’était cependant qu’une note d’intention publiée fin 2016 pour parler de l’année 2017 et l’ensemble de ces informations demanderait à être vérifié. Parallèlement, Google aurait réussi à réduire les demandes en énergie liées au refroidissement de ses data centers de 40 % grâce à la technologie DeepMind. En gros, il s’agit d’un IA capable d’apprendre le fonctionnement de ces immenses serveurs et d’optimiser en réponse la façon dont le refroidissement de ces derniers va être effectué par la suite.

Reste que malgré ses grands principes environnementaux, Google laisse songeur quant à cet aspect de ses activités, pour ne pas dire dubitatif. L’entreprise est connue depuis bien assez longtemps pour sa propension à verser sans vergogne dans le greenwashing et rien ne permet d’affirmer que toutes ces braves intentions sont à 100 % fondées. Quand on y regarde de plus près, les documents dont je vous ai glissé des liens juste au-dessus font preuve malgré tout d’une certaine opacité. Beaucoup de grandes intentions mais peu de chiffres et de sources fondées pour appuyer tout cela. C’est facile de dire tout et son contraire quand on ne propose pas de preuves au public. Tout ceci est excessivement peu documenté et rien, absolument rien, ne permet d’affirmer à l’heure actuelle que Google est de bonne foi. En fait, la vérité se trouve dans le rapport environnemental de Google publié en 2018 :

« Alors que nous continuons d’utiliser de l’énergie fournie par le réseau habituel, une partie étant issue d’énergies fossiles, nous achetons assez d’énergie éolienne et solaire pour répondre à chaque megawatt/heure (MWh) de l’électricité que nos data centers et bureaux consomment chaque année. »

Située à la page 24, cette phrase résume bien tout : Google masque la réalité de ses consommations énergétiques derrière le rideau d’achats toujours plus conséquents d’énergie verte dont une partie va être réinjectée dans le réseau de l’entreprise, mais absolument pas son intégralité. Acheter autant d’énergie verte que d’électricité consommée n’est pas la même chose que faire tourner tout son système uniquement à base d’énergies renouvelables. Théo Chamley, qui travaille pour Google Cloud Platform le précise d’ailleurs sur Twitter :

« C’est très compliqué de tourner 100% du temps avec de l’énergie renouvelable : pas de vent => pas d’éoliennes, nuit => pas de solaire. Donc pour l’instant on est obligés d’utiliser de l’électricité provenant d’énergies fossiles. »

« Donc pour l’instant pour chaque MWh d’énergie fossile utilisé on en achète un d’énergie verte qu’on réinjecte dans le réseau. »

« Prochaine étape : faire en sorte que tous les data centers soient uniquement approvisionnés en énergie verte produite localement, 24h/24, 7 jours/7. »

Ainsi, malgré ses grandes ambitions (aussi louables soient-elles sur le papier), Google a encore du chemin à parcourir sur le plan de l’énergie verte pour ses data centers et rien ne permet dans l’état actuel des choses de drastiquement réduire l’empreinte carbone de l’entreprise. Et l’on n’oubliera pas qu’à la page 29 de ce même rapport, Google présente un total d’émissions de gaz à effets de serre toujours aussi faramineux : 6,1 millions de tonnes de CO₂ par an ! Dans ce cadre, exiger toujours plus des data centers pour faire tourner Stadia semble bien incompatible avec une réelle préoccupation quant à la crise énergétique et à la lutte contre le dérèglement climatique.

Une nouvelle façon de consommer le jeu vidéo ?

De manière un peu plus accessoire pour conclure (bien que cela puisse revêtir une importance toute particulière aux yeux d’une partie du public), Stadia prend également la forme d’une nouvelle proposition de consommation du jeu vidéo. Et ce n’est pas tant la possibilité d’accéder à toute heure du jour ou de la nuit à un catalogue donné qui amène cette impression (le Xbox Game Pass notamment, c’est déjà un peu cela, non ?) mais bien le point précis du streaming.

Si l’on part du postulat où l’abonnement au service demeure suffisamment accessible pour attirer le plus grand nombre vers lui, quels impacts cela pourrait-il avoir sur le marché vidéoludique global ? Parler de disparition du jeu vidéo matériel serait peut-être un peu prématuré mais tout ceci dessine néanmoins les contours du début d’un tournant en la matière. C’est un phénomène que l’on observe déjà depuis longtemps dans la musique et le cinéma, les ventes de CD, DVD et Blu-Rays diminuant continuellement depuis des années. Mais tout cela n’est pas qu’une question de matériel physique. Dans le domaine des films et séries, même la VOD « classique » est en chute libre. Et qui entraîne cela ? Netflix, Amazon Prime et consors.
Le mode de consommation de ces produits culturels a d’ores et déjà commencé à quitter l’achat individuel pour glisser vers des offres groupées en streaming, ce qui ne devrait que s’accentuer dans l’avenir. On peut alors partir du principe que le simple fait d’acheter son film ou son album à l’unité n’est peu à peu plus dans les habitudes de consommation et, toujours dans cette hypothèse, pourquoi le jeu vidéo y échapperait-il ? Evidemment, tout cela demande à être vérifié avec le temps mais il y a déjà une tendance forte qui s’exprime et qu’il sera intéressant de suivre au plus près.

Ici l’évolution des ventes de DVD et Blu-Rays en France pour le 1er semestre 2018.
La chute est nettement visible.

Au-delà de la façon dont on achète nos jeux, le streaming pose également la question de notre propriété sur eux. A l’image de Netflix, où je ne possède pas définitivement les films que je regarde mais bien une licence me permettant d’accéder au catalogue tel qu’il est construit à un instant T, Stadia devrait également proposer cette approche et conduire à la perte de propriété sur le titre en lui-même. Je ne suis plus que locataire et non propriétaire du jeu, lequel pourrait d’ailleurs très bien m’être ôté des mains à la faveur d’un grand ménage dans le catalogue général de Stadia, comme Netflix sait, hélas, si bien le faire. A voir donc si Google négociera les droits d’exploitations des jeux qui figureront dans son service d’une autre manière que Netflix ne le fait avec les films et séries, l’un des enjeux (pour les joueurs et joueuses) étant la disponibilité sur le long terme des différents titres proposés. Car le rythme de consommation d’un jeu n’est pas le même que pour une série ou un film et je peux très bien me perdre dans un titre passionnant et riche pendant des dizaines d’heures, sinon plus d’une centaine !

A voir la façon dont les gamers vont s’approprier cette fonctionnalité.

Enfin, là où l’on peut aussi beaucoup s’interroger, c’est sur la manière dont une frange du public va s’approprier ou non certaines fonctionnalités de Stadia, et je pense notamment au State Share. Comme je l’expliquais plus haut, cette fonction permet de créer une copie de sa sauvegarde à un instant donné de sa progression et de la partager avec d’autres qui reprendront alors le jeu là où vous vous êtes vous-même arrêté. Evidemment, libre à tout un chacun de profiter ou non de cette option mais il n’empêche que cela ouvre la possibilité de ne parcourir que d’infimes partie d’un jeu, dont la progression en amont aurait déjà été effectuée par quelqu’un d’autre. Quel est l’intérêt ? Permettre de faire découvrir un jeu à un ami ? Oui, sans doute, mais si je donne à cet ami l’occasion de parcourir les 50 ou 60 dernières minutes d’un jeu et qu’il va au terme de celui-ci, pourquoi le recommencerait-il ? C’est comme si je me décidais à regarder les 10 ultimes minutes d’un film après qu’un pote m’en aurait raconté les deux premières heures succinctement.
Tout ce que je dis là ne repose évidemment que sur ma propre vision de choses et je ne doute pas qu’il y aura autant d’approches de cette fonctionnalité que de joueurs et joueuses mais, tout de même, ça me titille un peu. Si l’on devait verser dans le pessimisme le plus absolu, on pourrait aussi aller jusqu’à dire que c’est la porte ouverte à la vente de ses skills aux plus offrants. « Tu es bloqué dans un jeu ? File-moi 10 balles et un lien State Share et je te débloque puis t’envoies un autre lien pour que tu puisses continuer ! ». C’est mettre la charrue avant les bœufs que d’envisager déjà ce genre de pratique mais, franchement, qui est-ce que ça étonnerait ?

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Rien à redire là-dessus, Stadia aura fait forte impression dès sa première annonce. Il faut bien admettre que, sur le papier et dans les intentions, c’est un projet vraiment intéressant, sinon un peu fou. Mais à l’aune du peu d’informations dont nous disposons pour le moment et de cette espèce de mystère que Google entretient sur des points pourtant capitaux, la mesure reste de rigueur. En fait, Stadia semble poser plus de problèmes qu’elle n’apporte de promesses enthousiasmantes : un abonnement de plus, une consommation d’énergie faramineuse par les serveurs et qui ne devrait du coup que s’accentuer, des doutes persistants quant à la possibilité de faire jouer tout le monde avec n’importe quelle connexion, augmentation du monopole de Google et de sa main-mise sur les données des utilisateurs/utilisatrices… Quand on regarde un peu ce qui s’en dit, Stadia n’a pour l’instant pas convaincu grand-monde et la plupart des gens avec qui j’en parle regardent ce service avec plus de circonspection qu’autre chose. En fait, une majorité s’interroge encore quant à l’intérêt de Stadia. C’est à croire que Google, en voulant emmener tout le monde sous son aile, n’a même pas encore réussi à se trouver un vrai public-cible.

Une réflexion sur “Stadia : pavé dans la mare ou tempête dans un verre d’eau ?

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