Au moment de l’E3 2021, Harold Halibut avait fait sensation. A travers un trailer cinématique, le jeu avait su séduire une grande partie du public grâce à sa proposition visuelle qui convoquait les grandes heures de l’animation en stop motion. Trois ans plus tard, le jeu de Slow Bros est enfin sorti et on ne peut nier que le désenchantement a été au rendez-vous. Faisant face à des critiques mitigées, Harold Halibut paie le prix de choix clivants, notamment en matière de game design. A mon sens cependant, le jeu mérite toute notre attention et un peu plus de louanges qu’il n’en a reçues jusque là.

Harold Halibut est un vieux projet. S’il fut révélé au grand public en 2021 donc, il avait auparavant fait l’objet d’une campagne de financement participatif sur Kickstarter. Lancée courant 2017 et visant à engranger 150 000€ afin de sécuriser le développement du titre, la campagne s’est cependant soldée par un échec (50 000€ récoltés). Pour Onat Hekimoğlu, directeur du studio Slow Bros qui développe le jeu, l’échec est relatif car s’il est à imputer à un manque de communication autour du projet et de la campagne en amont de celle-ci, elle aura permis de faire parler d’Harold Halibut, même si un public plus large reste fatalement à conquérir.
On imagine toutefois la frustration qui a pu gagner les équipes de Slow Bros à l’époque. En 2017, cela fait en effet déjà plusieurs années que le studio travaille sur le projet. C’est en effet en 2012 que l’idée naît dans la tête des quatre membres fondateurs du studio suite à « une conversation d’après dîner sur [leur] amour pour le stop motion et les jeux à histoires », comme le rappelle le kit presse du jeu (disponible en ligne). Entamant le développement sur une partie de leur temps seulement durant les premières années, l’équipe se constituera plus formellement autour de ce travail quelque temps plus tard, fondant officiellement Slow Bros en 2015. C’est un travail de longue haleine qui est alors en cours, le développement d’Harold Halibut impliquant non seulement les aspects les plus vidéoludiques de ce dernier mais également la conception et la réalisation de tous les décors et de toutes les marionnettes en argile nécessaires étant donné la nature du stop motion. L’ensemble de ces productions matérielles ont ensuite été numérisées afin de les intégrer in game. La notion d’animation en stop motion est donc toute relative puisque l’on n’a pas animé directement les marionnettes mais bien des versions numériques de ces dernières. L’idée de construire cet ensemble de personnages et décors en amont confère cependant au titre un côté très matériel, « texturé » si l’on veut, qui fonctionne à merveille.

En attendant de découvrir le jeu en lui-même, le fait est en tout cas que ce travail purement esthétique a fait mouche dès le départ. Car si le Kickstarter ne s’est pas fini de la meilleure des manières, l’accueil qui fut réservé au jeu lors de sa présentation à l’E3 2021 (il me semble que c’était durant le Future Games Show précisément) a sans doute eu de quoi rassurer l’équipe de Slow Bros. Enthousiasmant une bonne partie du public, Harold Halibut a nettement fait sensation au détour de son premier trailer. Qu’il s’agisse du ton apparent du titre ou de son utilisation de la stop motion encore une fois, le jeu a instantanément conquis une partie des joueurs et joueuses sur sa seule intention artistique. Quant au pan purement ludique de l’affaire, l’on a eu vite fait de s’imaginer un jeu d’aventure à l’ancienne, sorte de point’n’click en 2,5D et à la narration forte. A partir de là, tout semblait démarrer pour le mieux dans la carrière d’Harold Halibut.

Au moment de la sortie du jeu cependant, les choses se corsent un peu pour Slow Bros. Attendu de longue date, le jeu a créé des attentes certaines chez une partie du public et, si l’on en croit les retours généraux, il peine à les satisfaire. Le principal grief fait au titre, c’est que de jeu vidéo il n’en a finalement peut-être que l’appellation. On lui reproche en effet très régulièrement un manque cruel d’interactivité, de véritable game design et, dans le même temps, une répétitivité assommante dans son architecture et ses mécaniques. Pour le dire en peu de termes : on lui reproche surtout d’être très vite très ennuyeux.

La fameuse séquence des conduits, qui en aura traumatisé un certain nombre apparemment…

Et il est indéniable qu’avec Harold Halibut, on « joue » peu. Avec le recul, force est de constater que la palette d’interactions proposées est minime. Construit autour de très nombreux allers-retours au sein de la station où se déroule cette histoire, l’on passera en définitive le plus clair de notre temps à arpenter cette dernière, à en traverser les couloirs de long en large et à en emprunter le réseau tubulaire qui relie les différentes zones accessibles. Le plus frustrant, peut-être, sera finalement que ces nombreuses déambulations ne mèneront la plupart du temps (systématiquement en vérité) qu’à des dialogues, parfois assez longs. De personnage d’un jeu vidéo, avec tout ce que cela peut représenter dans l’inconscient collectif en matière d’actions à réaliser, Harold devient finalement plus un agent de progression de l’intrigue, reliant de fil en aiguille les différentes péripéties par ses voyages dans la station. Ainsi, la majorité des quêtes ne seront que des prétextes parmi d’autres pour aller rencontrer tel ou tel personnage et déclencher un dialogue qui en amènera un autre, puis un autre et ainsi de suite.

Les aspects purement vidéoludiques (au sens d’actions à réaliser via les commandes) sont alors très largement relégués au second plan. Eminemment anecdotiques, ils consisteront donc principalement en une pression du stick pour avancer dans les directions nécessaires. En quelques occasions cependant, le jeu amène sur le tapis des actions un peu plus concrètes comme dévisser un tableau, brancher des prises dans les trous adéquats, nettoyer des murs… Mais tout cela occupera un temps bien minime, en plus de se révéler peu engageant.

Impossible au fond de ne pas comprendre celles et ceux qui ont lâché l’affaire en cours de route. Répétitif, Harold Halibut l’est nettement et il ne peut alors en devenir que lassant pour certain.e.s. C’est là le principal écueil du titre en fait, cette incapacité à se renouveler sur le long terme, lui qui se contente d’aligner les dialogues les uns après les autres, tels de petites saynètes qui alimentent progressivement le récit et, plus largement, l’univers général du jeu.

Rare exemple de gameplay où on fait autre chose que se déplacer…

Même sur le plan visuel (clairement l’aspect le plus riche de la proposition), Harold Halibut ne semble pas mettre tout le monde d’accord. Si l’idée d’un jeu en stop motion a de quoi séduire et continue d’être un aspect positif régulièrement souligné par le public et la critique, c’est peut-être son exécution qui divise un peu plus. Car de stop motion, Harold Halibut n’en a finalement que certains côtés. Certes, tout est fait main, des décors au personnages en passant par le mobilier, mais comme je le disais plus haut, les marionnettes ont ensuite été numérisées pour être animées par ordinateur. Ce faisant et en dépit de la grande qualité de travail que cela a représenté en amont, cette animation manque de quelque chose.

On sent évidemment la volonté de bien faire, de rendre hommage et d’appliquer un savoir-faire quitte à se le réapproprier et à lui confier de nouveaux outils. Tout cela transpire de chaque instant passé en jeu, cela va sans dire. Mais en faisant le choix de s’appuyer sur des outils numériques pour réaliser le travail d’animation, le rendu final manque d’une certaine patte propre à ce style.

L’effort porté sur les décors et, de manière générale, l’esthétique du jeu est tout à fait louable

C’est un aspect que l’équipe d’Origami a d’ailleurs pu aborder dans son Hebdo n°22, émission à l’occasion de laquelle était invité Alexis Hunot, spécialiste en cinéma d’animation. Ce dernier y évoque en effet le fait que le rendu est au final trop fluide. Et en effet, c’est quelque chose qui se constate dans Harold Halibut, jeu où l’animation des personnage manque un peu de cet effet de saccade propre à l’animation en volumes. Au bout du compte, Slow Bros réussit à rendre une copie qui arrive à être organique sans l’être. Elle l’est parce que l’on « sent » les textures, on peut se les imaginer sous nos doigts. Et en même temps, la trop grande fluidité du tout ôte une part du charme propre à ce type d’animation.

Mais n’y allons pas trop fort tout de même sur ce point et reconnaissons à Harold Halibut l’immense qualité dont il fait preuve sur la question, lui qui réussit malgré tout à composer de superbes choses, des plans merveilleux au milieu de décors extrêmement bien travaillés et que la mise en scène tend à sublimer. Et encore, la chose eut été véritablement parfaite s’il n’y avait pas eu ces quelques soucis techniques de temps en temps, lesquels se concrétisent la plupart du temps en des bugs d’affichage suffisamment petits pour être pardonnés mais aussi suffisamment récurrents pour être pénibles (rien de rédhibitoire ou de bloquant cependant).

Tout cela n’enlève par ailleurs rien à la qualité de l’atmosphère qui se dégage de cette œuvre. Dans une mise en scène et une ambiance qui mêlent un univers parfois proche de Philip K. Dick (Harold me rappelle beaucoup ses personnages de « petits » aux statuts sociaux peu valorisés) à une délicatesse esthétique qui évoquera sans détour le cinéma de Wes Anderson, Harold Halibut jouit d’une fibre cinématographique nette (je lui trouve même des accents proches de Gus Van Sant parfois).

Composite, hybride, cette ambiance se nourrit d’influences ciné fortes et c’est là que l’on peut se demander si, au fond, ce jeu méritait d’en être un finalement. Harold Halibut n’aurait-il pas été plus à l’aise dans un format de film, de série, ou même de court-métrage ? Cette fibre cinématographique (et clairement cinéphile) a guidé le travail de Slow Bros de bout en bout, cela se ressent à chaque séquence, dans chaque plan. Peut-être le studio a-t-il manqué d’équilibre dans son approche, lui à qui l’on reproche d’avoir délaissé le ludique au profit de cette mise en scène.

Certaines séquences cinématiques sont vraiment belles, tant dans la forme que sur le fond.

Qu’est-ce qui ne va pas finalement avec Harold Halibut ? A titre personnel c’est la question que je continue de me poser car malgré ses défauts, j’ai passé un bon moment sur ce titre. Il a su me prendre avec lui et m’emporter dans son univers pour ne m’en libérer qu’à la fin du récit. C’est à tel point que, comme je le sous-entendais en introduction, je trouve la plupart des retours que j’ai lus à son sujet assez sévères, voire carrément de mauvaise foi pour vous le dire comme je le pense.

En fin de compte, il semble surtout que le principal « problème » autour de cette œuvre, c’est qu’elle a souffert d’une incompréhension générale entre elle et son audience. Je serais bien en peine de vous dire qui a causé ce malentendu toutefois. Est-ce nous qui avons trop vite prêté à Slow Bros des intentions qui n’étaient pas celles du studio ? Ou bien est-ce celui-ci qui n’a pas su assez clairement nous expliquer sa proposition première ? Nous sommes-nous trop vite attendu à un pur jeu vidéo ou bien n’a-t-on pas su nous expliquer que Harold Halibut allait plus se ranger dans la catégorie des « expériences interactives » plutôt que des jeux vidéo au sens le plus convenu du terme ?

Le plus amusant dans tout cela selon moi c’est que cette étonnante incompréhension amène à une situation toute paradoxale où l’on reproche régulièrement au titre son manque de fibre vidéoludique (et même ludique tout court) tout en interrogeant sa nature-même de jeu vidéo. Une partie de la critique en arrive à nier le fait que c’est effectivement un jeu vidéo tout en s’acharnant à le considérer comme tel et, en conséquence, à le juger comme tel ensuite.

Cette espèce de schizophrénie pose à terme la question du ludique et de la manière dont un jeu vidéo peut ou même « doit » (selon ce qui est attendu par l’inconscient collectif en la matière) proposer en termes d’interaction et d’implication de la personne qui tient la manette. Non pas que je compte répondre à ce sujet ici mais il est intéressant d’observer la façon dont, discrètement toutefois, Harold Halibut a inconsciemment amené à cet état de fait où l’on ne sait plus si on doit en parler comme d’un jeu ou non. Au fond, le sait-il lui-même ?

Ce que je me dis en réalité, c’est que les équipes de Slow Bros savaient parfaitement ce qu’elles faisaient en développant leur jeu et que le résultat final n’est ni le fruit du hasard, ni la conséquence de choix hasardeux et déséquilibrés. J’ai lu ou entendu çà et là que l’un des soucis d’Harold Halibut, c’est son manque de contrôle sur ce qu’il cherche à faire. Un manque de contrôle qui se caractériserait par une aptitude certaine à « en faire trop », et ce sur plusieurs plans. Il en ferait alors trop sur sa façon de minimiser le ludique, sur la caractérisation de son protagoniste central, et ainsi de suite. Ce qui m’étonne le plus, c’est que personne ne semble s’être demandé si, d’une part, tout ceci n’était finalement pas qu’une somme de choix radicaux (et par conséquent clivants, ça expliquerait bien des choses) et si, d’autre part, cela ne viendrait pas résonner avec le propos-même du jeu.

Car Harold Halibut fait le choix de minimiser le ludique. Je crois sincèrement, pour avoir parcouru l’œuvre dans son entièreté que ce n’est pas un manque de finesse dans le game design qui s’exprime ici. Qu’on y adhère ou non, c’est encore une autre question et chacun.e fera face à cette proposition avec ses sensibilités propres, mais je suis convaincu que ce minimalisme fait sens.

Le nettoyage de graffitis, autre « grande activité » du jeu

Il est vrai pourtant qu’au bout de quelques heures de jeu, on est en droit de s’interroger, voire même de s’inquiéter quand on finit par comprendre que ça va durer dix heures et que ça va être ainsi tout du long. On peut rapidement imaginer un simple déséquilibre dans la formule, une difficulté rencontrée par le studio à ludifier son œuvre, laquelle aurait en définitive sans doute gagné à être un film ou une série. Sur ce dernier point, je suis quand même en partie d’accord car autant j’ai apprécié l’expérience qui m’a été proposée ici, autant je me dis que les mêmes moyens mis au service d’un format audiovisuel aurait permis de rendre l’aventure d’Harold plus prenante pour pas mal de monde. Mieux encore, cela aurait sans doute permis à ces petites marionnettes d’argile d’être animées dans les règles de l’art et donc de conférer à l’ensemble cette touche qui lui manque et dont je parlais plus haut. Je veux bien concéder cela.

Très narratif donc, le titre de Slow Bros se prête peu au jeu, c’est un fait qu’on ne saurait nier. Je pense cependant qu’au lieu de tout de suite s’interroger sur la pertinence du format vidéoludique pour cette œuvre, il vaudrait mieux se demander si ce n’est pas tout bonnement voulu. Si cette absence chronique de gaming ne vient pas faire le pont avec le propos du jeu, lequel met l’accent sur la routine, la répétitivité parfois absurde du quotidien d’Harold, le sens qu’il n’arrive pas à trouver à ses taches et à sa place dans cette petite société…

C’est tout cela qui est mis en scène ici, plus encore que cette histoire de station spatiale échouée sur une planète inconnue et de rencontres du troisième type. Non pas que ces deux aspects du scénario n’auront pas leur importance, bien au contraire même, mais l’essentiel du récit repose sur la nécessité de mettre en lumière une personne qui ne l’attire pas, justement, la lumière. Un personnage effacé, mis à mal par les autres qui lui imposent sans cesse leurs décisions et qui le dévalorisent dès que l’occasion se présente. C’est la routine donc, encore une fois, la lenteur, le train-train sans saveur que l’on nous raconte. Le personnage d’Harold tout entier cristallise tout cela, lui qui se plie à ces règles tacites sans trop broncher, si ce n’est contre les défaillances du système de tuyaux de déplacements, son seul et unique cheval de bataille.

Tu l’as dit Harold !

Le fil rouge de l’histoire sera alors moins cette affaire de vaisseau échoué au fond de l’eau que le cheminement intérieur du personnage. Mis seul face à ses obligations ou au contact d’autres individus, Harold évolue en réalité énormément au cours du jeu. Relativement apathique, il semble pourtant stagner, attendre que le temps passe. On pourrait voir en lui un spectateur des événements et de sa propre vie. Illusion que cela puisqu’en de régulières occasions, Harold s’interroge. On le voit se laisser aller à des réflexions personnelles sur sa situation, sur son statut vis-à-vis des autres, lui qui passe son temps à rendre service à tout le monde et qui ne récolte le plus souvent que moqueries et mépris. C’est dans ces moments que Harold Halibut brille le plus finalement. Dans ces instants suspendus où l’on découvre ce personnage quelque part entre triste et naïf. Où on le voit danser tout en chantant l’absurdité de la vie qu’il mène, où on le voit être le 1er à rencontrer un extra-terrestre, où on le voit surtout finalement nouer de vraies amitiés.

Harold et Buddy, le facteur

Ici, je pense en particulier à tout ce qui touche au facteur. Buddy, tel est son nom, nous apparaît d’abord essentiellement comme un vif gaillard prompt à défier son ami Chris (l’étonnant instituteur de la station) à la course. Puis vient cet instant où il propose à Harold de lire avec lui des lettres jamais distribuées. Je n’en dévoilerai pas plus à ce sujet car, si anecdotique cette activité puisse-t-elle paraître (et répétitive, elle aussi), elle nous emmène progressivement vers quelque chose de très fort. « L’arc du facteur », je l’appelle comme ça, aura beau ajouter des allers-retours à la recette, il est aussi l’occasion de démontrer toute la qualité d’écriture du titre.

Tout en finesse, ces séquences amènent aux personnages les nuances nécessaires pour se rendre compte que, non, Harold Halibut n’est pas une petite chose figée où rien ne se passe. Au contraire, tout ce pan de l’histoire arrive judicieusement à remettre l’apparente vacuité du gameplay dans une autre optique. Optimiste, enthousiaste, cette dernière repose sur l’idée que des résultats inattendus peuvent naître de la réalisation de petites choses apparemment sans importance ou sans intérêt. Une amitié, une émotion, une morale même.

Tant Buddy que l’extra-terrestre d’ailleurs seront alors les ressorts essentiels d’une réflexion sur la quête de sens quand tout ce qu’on fait semble n’en avoir aucun, répondant alors directement à l’état d’esprit dans lequel le minimalisme du game design nous a bien un peu mis depuis le début du jeu. Ils sont les ressorts d’une tendresse, d’une émotion, d’un optimisme et d’une sincérité franche. Particulièrement touchant jusque dans ces derniers instants, « l’arc du facteur » reste à l’heure actuelle l’un des plus jolis moments vécus dans un jeu vidéo depuis quelque temps en ce qui me concerne.

Cette rencontre sera fondamentale non seulement au regard de l’histoire mais aussi pour Harold en tant que personne

Harold va donc progressivement évoluer, parfois un peu malgré lui, à mesure qu’il avance dans sa propre histoire. Que ce soit par les rencontres faites en chemin, par les épreuves traversées ou par le recul qu’il arrivera bon gré mal gré à prendre sur sa propre situation, le parcours d’Harold en tant qu’individu est parlant.

En un sens, tout ce que ce récit vient mettre sur la table me rappelle un peu Candide ou l’Optimisme. Conte philosophique de Voltaire paru en 1759, il met en scène le personnage de Candide, qui fait preuve d’une naïveté et d’une ingénuité sans commune mesure. Un aspect qui n’est pas sans rappeler toute l’innocence de notre Harold. Si Candide et Harold Halibut ne partagent pas à 100 % la même approche, la même vision du monde, le conte me semble tout de même trouver une résonnance dans le jeu, notamment dans la maxime « il faut cultiver notre jardin » qui conclut l’ouvrage et qui est une sorte de phrase porte-étendard des philosophes des Lumières dont faisait partie Voltaire.

Dans le conte, cette dernière renvoie au fait que Candide a su développer sa propre vision du monde mais également de lui-même, s’épanouir en tant qu’individu par les épreuves qu’il a traversées et les rencontres qu’il aura faites ce faisant. Or, c’est bien un peu cela que l’on observe chez Harold en bout de course, ce nouveau statut qu’il s’accorde lui-même, celui d’un homme prompt à faire ses choix et à contrôler son destin.

Ah, du Voltaire dans l’article, vous vous y attendiez à celle-là ?

On limitera volontiers le lien entre la philosophie de Voltaire et le sous-texte du jeu car la visée du penseur renvoyait surtout à l’idée que c’est par le travail que l’individu peut s’accomplir, retrouver sa dignité et, comme dit juste avant, prendre le contrôle de sa destinée afin de contribuer à l’élaboration d’une société meilleure, plus juste. Harold Halibut se porte en contre-point de cette vision puisqu’au contraire, le travail est ici le plus souvent représenté comme une nécessité absurde, voire autoritaire, confié par des personnes plus haut placées qui ne manqueront pas de se moquer de ce brave garçon qui ne rechigne pas à assurer les basses besognes. Celles-là même cependant que Voltaire souhaite mettre en lumière dans son propre récit, en opposition avec l’oisiveté de la noblesse. A autres temps, autres mœurs certainement et si le travail n’est plus la valeur-clé d’une émancipation de l’individu aux yeux des équipes de Slow Bros, l’altruisme en est certainement une autre. Et c’est justement avec Buddy, le facteur, que cet aspect est ici mis en évidence ! Un facteur qui nous laisse un vibrant message en fin de quête, soulignant l’importance de cette envie d’aider autrui, envie qui relève parfois plus du besoin, d’une nature profonde chez certains parmi lesquels le bon Harold. Par cet altruisme, cette ouverture aux autres et ce penchant à vouloir assurer leur bien-être et pourquoi pas carrément leur bonheur, sans doute l’homme à tout faire qu’est Harold pourra-t-il trouver le moyen d’assurer son propre bonheur. En affirmant « Cultivons notre jardin », c’était déjà cela que Voltaire souhaitait. Que nous prenions soin du monde, que nous soyons les semeurs et semeuses de ce qui permettra au monde, à la société, de s’améliorer.

La question qui se posait dans The Stillness of the Wind était souvent : à quoi ça me sert ? Alors que la vraie question ce serait plutôt : est-ce que l’intérêt c’est que ça me serve à quelque chose ou bien est-ce autre chose ? Il en va de même avec Harold Halibut

Il y a donc un sens selon moi à réduire le ludique à une sorte de minimum syndical. On ne peut pas proprement parler d’absence totale de ludique car on demeure les acteurs principaux de l’aventure, nous qui poussons le stick. Surtout, si l’on se rapporte à la définition que le CNRTL* fait du ludique, ce dernier se présente comme ce « qui concerne le jeu en tant que secteur d’activité dont la motivation n’est pas l’action efficace sur la réalité mais la libre expression des tendances instinctives, sans aucun contrôle d’efficacité pragmatique », et vous conviendrez avec moi que le passage sur le fait que « la motivation n’est pas l’action efficace sur la réalité » correspond assez bien à ce que suggère Harold Halibut. Nous ne sommes pas dans un jeu où l’action réalisé par les joueurs et joueuses doit fatalement avoir un résultat quelconque et pragmatique. Il s’agit de faire avancer le récit, un peu de la même manière que dans The Stillness of the Wind, où l’on aura beau essayer de faire tourner la petite ferme de la vieille femme, on ne pourra rien changer au caractère inéluctable et dramatique de sa conclusion.

*Centre National de Ressources Textuelles et

Lexicales, créé par le CNRS en 2005

Il est vrai qu’on a du mal à trouver une « efficacité pragmatique » dans le fait de parcourir ces couloirs.

L’on joue donc, malgré tout, et je crois que ce qui chagrine le plus une partie du public, c’est que le jeu de Slow Bros n’est pas un jeu d’aventure dans le même sens que ceux qui ont par exemple fait la renommée de Lucasarts en leur temps (The Secret of Monkey Island, Grim Fandango, Maniac Mansion). Je ne dis pas que ces personnes-là ont tort mais cela nous renvoie bien à ce que j’évoquais plus haut concernant l’éventuel malentendu qui s’est noué dans la communication autour du jeu.

On joue donc et la façon dont on le fait finit par faire sens vis-à-vis du propos développé en sous-texte, comme j’espère l’avoir un peu montré dans ces lignes. Mais surtout, nous ne sommes pas seuls à jouer et Harold Halibut joue avec nous lui également. Taquin, pourquoi pas cynique, il échafaude une approche où il n’hésite pas à faire le petit malin avec nous en riant lui-même de son style, de son ambiance, de son gameplay surtout et de ce que cela implique en matière d’interactivité. Peut-être en fait-il trop sur la question parfois, je veux bien le concéder. Peut-être aussi est-il trop long pour son propre bien, je peux l’entendre aussi. Mais le fait que, de personnage, Harold devienne peu à peu une sorte d’avatar de la personne qui joue, laquelle se retrouve en lui par l’apparente inconsistance de ses actions, c’est ce qui rend le jeu aussi malin que maladroit sans doute et c’est ce qui va nouer tout le propos sous-jacent que j’évoquais plus haut.


Harold Halibut est un étrange cas. Jeu vidéo envers et contre tout, peut-être aurait-il dû être autre chose. Trop cadré par ses influences cinématographiques et pas assez ludique pour être un jeu vidéo apprécié comme tel, le premier jeu de Slow Bros surprend, étonne, frustre aussi. Il est pourtant loin d’être idiot ce jeu, lui qui jouit d’un fond remarquable qui aurait dû l’emporter sur le déséquilibre de son game design s’il n’avait pas perdu une partie de son public en chemin à cause de sa longueur et de la radicalité de ses choix. Je continue d’en parler comme d’un jeu d’ailleurs mais je suis convaincu que son statut va au-delà de ça.

Il suffit d’ailleurs de jeter un œil au site officiel de Slow Bros pour se rappeler que ces Allemands sont avant toute autre chose déterminés à « relier le monde analogique et le monde numérique avec des expériences interactives ». Et si Harold Halibut demeure un jeu vidéo, plus maladroit dans son exécution que dans ses intentions, voilà ce qu’il est avant tout. Une expérience, une proposition pour nourrir le média. Un jeu qui ne voulait pas être un jeu.

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