Si Sean Murphy est un nom installé depuis de nombreuses années dans la scène comics, notamment avec Punk Rock Jesus comme fait d’armes essentiel, c’est avant tout avec son Batman : White Knight qu’il connaît une véritable notoriété mondiale en 2017. Cette année, l’auteur et illustrateur américain est de retour dans nos étals de bandes-dessinées avec Zorro : D’Entre les Morts. Une réinterprétation moderne d’un justicier emblématique (et qui connaît d’ailleurs une certaine mode ces derniers mois avec également deux séries télé), ce qui ne manque pas d’évoquer ses précédents travaux sur Batman et m’a donné envie de vous parler de l’œuvre, mais aussi de l’homme derrière cette dernière.

D’un justicier à l’autre
Je pense, en prenant quelques secondes pour y réfléchir, que Sean Murphy est l’un de mes auteurs et illustrateurs favoris de la scène comics actuelle. Non sans reconnaître tout le mérite d’autres grands noms actuels comme James Tynion IV (lisez The Nice House on the Lake, je vous en conjure) ou Tom King (qui vaut bien plus que ce qu’il a pu finir par produire avec Batman Rebirth), Murphy est sans conteste celui auquel je me raccroche le plus. Ce n’est pourtant qu’assez tardivement que je me suis intéressé à son travail, plongeant dans ses œuvres – comme tant d’autres – avec son White Knight.
Pourtant, Sean Murphy était présent dans les parages depuis un bout de temps, mon frère s’étant offert il y a quelques années le culte Punk Rock Jesus à la faveur de sa première édition par Urban Comics. Reste que je n’avais jamais pris le temps de le lui emprunter et que c’est donc avec le premier volet de ce qu’il est désormais convenu d’appeler le Murphyverse que j’ai véritablement découvert l’auteur. A noter cependant que l’affaire s’est conclue sur le tard là encore puisque je n’ai pas lu cette aventure lorsqu’elle a été éditée pour la première fois en France en 2018 mais bien deux ans plus tard lorsque le volume fit partie de la collection « Le Meilleur du Comics » durant l’été 2020.

Du reste, quand White Knight paraît, cela fait en réalité déjà un bout de temps que Sean Murphy noircit des lignes et encre ses dessins. Avant cela, il a déjà sorti une première œuvre personnelle avec Off Road mais a également travaillé (entre autres travaux de couvertures alternatives) sur Crush avec Jason Hall, Hellblazer avec Jason Aaron puis Hellblazer: City of Demons en compagnie de Si Spencer, sans oublier Joe the Barbarian aux côtés de Grant Morrison ainsi que la célèbre série American Vampire avec son camarade Scott Snyder qu’il retrouvera quelques années plus tard pour The Wake. C’est d’ailleurs vraiment à partir de cette collaboration avec le scénariste de Batman: Sombre Reflet et de l’arc de la Cour des Hiboux (toujours chez le Chevalier Noir), que la réputation de Sean Murphy commence à être bâtie et renforcée. L’arrivée de Punk Rock Jesus courant 2012-2013 puis les sorties de The Wake (2013-2014) et Tokyo Ghost (2015-2016, avec Rick Remender au scénario) ont sans doute été les derniers arguments forts dans la bibliographie de Sean Murphy pour donner à DC l’idée de lui confier son propre run sur Batman.

De 2017 à 2023, voilà donc Sean Murphy tout entier consacré à l’écriture et au dessin de sa propre vision du justicier de Gotham. Au-delà même d’une approche donnée, c’est un univers tout entier que le scénariste et illustrateur est amené à composer autour du fameux Chevalier Noir, le tout intégralement déconnecté du canon du personnage, si ce n’est par quelques références et autres évocations qui viennent souligner l’amour de Murphy pour le personnage. Les lecteurs et lectrices qui ont découvert Murphy avant White Knight se doutaient d’ailleurs sans doute du goût de ce dernier pour l’Homme Chauve-Souris, lui qui a travaillé sur Batman/Scarecrow: Year One avec Bruce Jones en 2005 et qui avait également glissé un de ses personnages de Punk Rock Jesus dans un t-shirt arborant le célèbre logo noir sur fond jaune.
Avec sa saga White Knight, Murphy a offert aux fans de Batman un renouveau inattendu doublé d’une relecture pertinente du personnage. Si Batman n’a jamais été une figure proprement solaire et a de tout temps eu ses zones d’ombres, Sean Murphy a choisi d’exploiter ces dernières à fond dans sa proposition. Démolissant certains aspects du personnage pour mieux les rebâtir, il aura surtout eu l’intelligence de recomposer Batman en se penchant tout particulièrement sur les personnages qui l’entourent, de sa Batfamily (Robin, Red Hood, Nightwing, Batgirl…) à ses ennemis de toujours, notamment le Joker et Harley Quinn.
C’est par leur recomposition à eux que le travail de réécriture de Batman passe pour l’essentiel. En défocalisant le propos sur ce super-héros et en le portant par la voix et le regard de celles et ceux qui gravitent autour de lui, Murphy a su interroger la figure-même de Batman avec beaucoup d’intelligence. Et si la saga dans sa globalité demeure relativement inégale (avec quelques coups de moins bien dont le dernier volume en date, Génération Joker), elle aura en tout cas permis d’offrir à Batman une respiration plus que bienvenue à un moment de sa carrière où la série principale a largement oscillé entre le correct et, plus fréquemment, le pas terrible…

En définitive, voir Sean Murphy bifurquer vers Zorro ensuite est en quelque sorte dans l’ordre des choses. Les deux personnages sont en effet très intimement liés. Bob Kane a par exemple puisé son inspiration dans les vieux films tels que Le Signe de Zorro avec Douglas Fairbanks (1920) pour composer son héros, lequel partage un certain nombre de valeurs et autres similitudes avec le renard californien créé par Johnston McCulley en 1919 (avec le feuilleton Le Fléau du Capistrano, paru dans le magazine All-Story Weekly). Parmi celles-ci, le fait que le héros soit originaire d’une strate sociale élevée (Bruce Wayne est un riche héritier, Don Diego de la Vega un hidalgo, soit un membre de la petite noblesse espagnole) ainsi que leur lutte contre le crime et la corruption (la pègre chez Batman, la noblesse et la couronne d’Espagne chez Zorro) afin de protéger la population.
Si Batman se sera tout de même éloigné de ces seuls premiers aspects en trouvant des idées chez d’autres personnages afin de se forger son identité propre (Dracula pour l’aspect effrayant de la chauve-souris, Sherlock Holmes pour le détective hors-normes, Leonard De Vinci pour le scientifique…), ses racines continuent de le rattacher fermement à Zorro, jusque dans ce fameux débat : si Batman est un super-héros alors qu’il n’a pas de pouvoirs, Zorro n’en est-il pas un également ? Mais passons, l’ombre de Zorro plane sur Batman depuis toujours. Rappelons d’ailleurs que, selon les versions, c’est en sortant d’une projection d’un film sur Zorro que le couple Wayne a été abattu sous les yeux du petit Bruce.

Zorro par Murphy, ce n’est donc pas spécialement surprenant et l’on pourrait y voir une façon de boucler une première boucle en revenant sur les « origines » de Batman avant de se consacrer tout entier à son avenir avec les suites à venir du récent Beyond the White Knight.
Pulp fiction
Ce lien que j’évoquais entre Batman et Zorro, c’est bien lui qui a conduit Sean Murphy à composer autour du justicier californien, comme il le précisait auprès de Comicsblog en Juillet dernier. Dans une volonté de retour aux sources de son héros de Gotham, Murphy a voulu se pencher sur celui qui en a été une des inspirations premières et, comme à son habitude, il n’a pas manqué d’en livrer une version renouvelée, modernisée.

Car Zorro : D’Entre les Morts ne raconte pas les aventures de Don Diego de la Vega mais installe de nouveaux personnages dans un univers actuel qui se rapproche du nôtre. Cette proximité avec notre propre réalité se fera notamment au détour d’une page précise, similaire à celles que Murphy a déjà pu proposer dans sa saga White Knight et où de nombreuses références sont faites aux précédentes œuvres mettant en scène le cavalier noir. Statuettes, costumes, affiches des films Zorro (1975, avec Alain Delon dans le rôle-titre) ou Le Masque de Zorro (1998, avec l’inénarrable Antonio Banderas), tout cela conjugué aux évocations faites à plusieurs reprises des acteurs Guy Williams (le Zorro de la série télé culte) et Tyrone Power (celui du Signe de Zorro, version 1940)… Tout ou presque dans cette planche permettra de comprendre que si D’Entre les Morts ne se déroule pas nécessairement dans notre univers, il prend au moins place dans un qui lui ressemble énormément.
Dans cette version du monde, le véritable Zorro a bel et bien existé, laissant notamment son Z caractéristique près de la porte de l’église de la petite ville mexicaine de La Vega, presque 200 ans plus tôt. La ville en a alors fait une idole célébrée chaque année lors du dia de los muertos (la fête des morts, le 2 Novembre) au cours de laquelle une reconstitution est organisée pour rendre hommage au héros local. Evidemment, vient un jour où les événements tournent mal et où deux enfants, Diego et Rosa, se retrouvent orphelins. Je vous passe les détails pour ne pas vous en révéler trop mais le fait est que nous les retrouvons alors 20 ans plus tard. L’une travaille désormais pour les cartels tandis que l’autre, devenu mutique, vit reclus et, au détour de nouveaux événements dramatiques, se retrouve à se prendre pour Zorro. Je dis bien « se prendre » et non « devenir » car le bon Diego, tout de noir vêtu, en oublie même qui il est véritablement sous l’effet du choc.

Murphy compose alors son récit autour de ce héros au trouble dissociatif de l’identité et je dois bien admettre que si je m’attendais de prime abord à une transposition pure et simple de Don Diego de la Vega dans le monde moderne, cette solution me plait peut-être plus en définitive.

La première raison à cela, c’est qu’en narrant les aventures d’un jeune homme qui se prend pour Zorro, l’auteur installe un détachement vis-à-vis du personnage, de l’icone, ce qui nous renvoie directement à notre propre rapport à ce dernier. Au-delà du trouble mental dont est atteint le jeune Diego ici suite à ses traumatismes, le lien qui le relie à Zorro de prime abord rappellera sans doute celui qui nous y lie aussi.
Et quand je dis « nous », je pense en particulier à cette génération dont je fais partie qui a certainement regardé avec assiduité les rediffusions de la série Zorro avec Guy Williams sur France 3 dans les années 1990 et qui a peut-être aussi trouvé en Antonio Banderas une formidable incarnation de ce même héros dans le film de Martin Campbell en 1998. Quel(le) gamin(e) des années 1980-1990 n’a pas eu son costume de Zorro à un moment ou un autre, chevauchant un balais en guise de Tornado tout en brandissant une épée en plastique et s’imaginant, le regard fier derrière le loup qui le recouvrait, laisser la marque du Z partout sur les meubles de la maison (et le ventre d’un parent devenu sergent Garcia malgré lui) ? Ce faisant donc, Sean Murphy place ses lecteurs et lectrices dans une position qui rappelle celle proposée par la saga White Knight justement, laquelle (par d’autres procédés), permettait d’instaurer une prise de hauteur par rapport à Batman et de sereinement pouvoir l’interroger.
Le processus ainsi établi amène alors à la deuxième raison qui rend le choix de ne pas mettre en scène le « vrai » Diego de la Vega pertinent. C’est en effet un bon moyen qu’a trouvé ici l’auteur pour remodeler à sa guise le personnage, en sa qualité d’archétype, tout en jonglant sur l’héritage omniprésent de ce dernier. Cette distanciation prise avec la figure de Diego de la Vega va permettre, comme je l’évoquais rapidement juste au-dessus concernant Batman, d’interroger par extension celle de Zorro en sortant le cavalier masqué de son moule habituel. De cette manière, le récit composé dans D’Entre les Morts va reprendre à son compte des aspects d’écriture déjà établis pour White Knight et régulièrement questionner les valeurs que véhicule le justicier et la légitimité de son rôle en fin de compte.

Sur la base de ce postulat en tout cas, Sean Murphy développe un récit ma foi tout à fait correct quoiqu’un peu convenu sur certains aspects.
C’est à la fois une histoire d’héroïsme à l’ancienne, de vengeance et de résistance que le scénariste nous donne à lire ici, des thèmes qui, d’ailleurs, résonnent dans l’ensemble de son œuvre avec plus ou moins de force selon les cas. Avec Zorro, le cadre est tout trouvé pour pleinement exploiter ces thématiques et en faire le cœur de son aventure. Entre le drame qui se noue lors de l’introduction et le background historique du personnage de Zorro (quelque part entre quête de justice sociale et révolution paysanne), Murphy avait en effet une base solide pour développer ces sujets. Il le fera d’ailleurs plutôt bien dans l’ensemble mais nous y reviendrons un peu plus tard.

D’ici là, ce qu’il faut retenir pour l’essentiel, c’est que si le récit de D’Entre les Morts n’est sans doute pas le plus abouti que l’auteur ait pu nous proposer, il n’en demeure pas moins correct et efficace. Rythmé, volontiers endiablé même lors de séquences d’action dans lesquelles le Murphy illustrateur met tout son amour et son talent, il roule tout seul. Reposant sur une architecture générale qu’on a sans doute déjà vue ailleurs, il s’offre au moins le luxe de ne pas se planter. On lui reprochera peut-être toutefois ce manque de prise de risque car sans être banal pour autant, Zorro : D’Entre les Morts demeure quand même assez classique dans la forme, tant et si bien que les péripéties et la conclusion de l’aventure se devinent assez facilement à mesure que l’on avance dans la lecture.
Ceci étant, il ne faudrait pas penser que D’Entre les Morts ne vaut pas le coup d’œil. Certes perfectible dans la forme qu’il adopte, le livre reste plaisant à parcourir. Je lui trouve même un certain charme, à la croisée entre celui, brut, des films sur les cartels mexicains et celui, plus désuet mais peut-être encore plus présent, des fictions pulp. Cela n’est ni anodin, ni spécialement étonnant par ailleurs puisque, comme je l’évoquais plus haut, Zorro a vu naissance dans All-Story Weekly, qui était un magazine pulp. Ces publications ont été un énorme vecteur de culture populaire dans la première moitié du XXème siècle, en particulier entre les années 1920 et 1950. C’est dans ce type de pages que H.P. Lovecraft a pu donner naissance au mythe de Cthulhu, que Edgar Rice Burrows a développé son personnage de Tarzan au-delà de son premier roman, que les maîtres de la SF ont pu explorer nos avenirs possibles (Isaac Asimov, Philip K. Dick, Ray Bradbury ou encore Frank Herbert…).

Mais de manière générale, les pulps étaient un paradis rêvé pour les amateurs et amatrices d’aventures à suspense mettant en scène des héros mystérieux, emblématiques, parfois masqués, parmi lesquels Zorro donc mais aussi Tarzan, Conan le barbare ou encore The Shadow (que Murphy a également approché via une couverture). L’influence de ces héros dépassera largement le cadre des seuls pulps et investira la bande dessinée (on pense au Fantôme du Bengale) ou le cinéma (Indiana Jones est un hommage à peine dissimulé à ce genre d’aventures). Grand amateur de ce type de magazines, comme il le confiait à Urban Comics à l’occasion de la sortie de son Zorro, Sean Murphy aura donc puisé dans cet univers pour composer cette aventure, tant sur le plan visuel que narratif. Le récit, s’il joue volontiers avec les codes, se raccroche énormément à certains poncifs de ces magazines, notamment ce héros masqué et mystérieux, en l’occurrence solaire, et qui affronte des méchants sans ambiguïtés.
Manichéen, D’Entre les Morts renoue en cela avec le frisson (sans doute vieillot) d’une aventure à l’ancienne. Le tout est accompagné par quelques planches dont le style et l’atmosphère ne manquent pas de renvoyer à une esthétique et une « aura pulp » qui terminent de formuler l’hommage ainsi rendu par Sean Murphy à ces vieux récits. On lit alors ce comics comme on lirait un de ces derniers ou comme on regarderait un épisode de la série de Disney avec Guy Williams. Evidemment, la violence inhérente au style de Murphy tranche avec l’héritage de celle-ci mais il s’y noue tout de même une filiation, tant dans l’attention portée à Zorro en qualité de personnage (laquelle se matérialise à travers les yeux et le comportement de Diego) que dans la façon de bâtir le scénario.

Avec D’Entre les Morts, Sean Murphy signe une aventure de Zorro plaisante à parcourir, palpitante en certains instants mais dont le classicisme général – certainement lié à cet hommage voulu aux pulps et en dépit d’un dessin de grande qualité comme toujours – empêche d’y voir une de ses meilleures œuvres. Ceci étant, au-delà des seuls aspects narratifs de ce livre, il est intéressant de se pencher sur ce qu’il représente par rapport au reste de la production de l’auteur et illustrateur américain, de voir comment il s’inscrit dans une sorte de suite thématique logique au sein-même de sa production et, enfin, de se poser une question : Sean Murphy est-il punk ?
Punk Rock Murphy ?
Recentrons-nous tout de même un peu. Punk est un bien grand mot et même si l’un des ouvrages les plus célèbres de Sean Murphy est son excellent Punk Rock Jesus, la question n’est pas tant de savoir s’il est ou non véritablement punk. Il s’agit plutôt de se demander, au vu de ce tout récent Zorro mais aussi de ses précédentes œuvres, si l’auteur et illustrateur n’a pas autre chose à faire passer que « simplement » des histoires faites d’action, de violence et de frisson. Si derrière tout cela, il n’y a pas un message récurrent aussi.

Lorsque l’on a pu plonger dans la bibliographie de Sean Murphy au-delà de la seule saga White Knight, on se rend bien compte que le monsieur a régulièrement chercher à composer des thématiques. Punk Rock Jesus s’impose évidemment comme l’exemple le plus marquant puisqu’en plus de nous raconter la très mauvaise idée de cloner Jésus Christ dans le monde moderne, le one shot se veut également être un vibrant pamphlet contre bien des travers de la société. Extrémisme religieux, téléréalité, mainmise des grandes corporations sur les médias font ainsi partie des écueils de la société américaine moderne que Sean Murphy illustre et dénonce dans ses pages. Le personnage de Chris (le clone de Jésus qui rejoint à l’adolescence un groupe de punk) se fait alors le vecteur de cette contestation et plus largement, des contradictions d’une société américaine qui prône autant la modernité que, par la voix d’une partie de sa population, le retour à des valeurs plus archaïques et engoncées dans des dogmes inébranlables datés.
Sean Murphy n’a d’ailleurs jamais caché ses craintes quant au devenir possible des Etats-Unis. Lorsqu’il publie Punk Rock Jesus en 2012, il confie à CBR que le livre est issu d’un travail entamé dès 2007, quelque temps avant l’élection présidentielle qui verra Barack Obama devenir président des Etats-Unis. A cette époque, il constate comme de nombreux observateurs le gain en influence du Tea Party, mouvement politique populiste, conservateur et libertarien qui se trouve à l’époque une figure de proue en la personne de Sarah Palin, alors gouverneure de l’Alaska et future colistière de John McCain, adversaire républicain d’Obama lors de la présidentielle de 2008 :
« Sarah Palin m’a terrifié en 2007. J’étais abasourdi de voir qu’une personne aussi ignorante pouvait être aussi proche de devenir présidente. Et beaucoup de ses propos portaient sur la religion, la politique et les médias. Ça m’a donné envie de passer à l’action, mais j’étais juste auteur et illustrateur de comic books et je n’était pas sûr de ce que je pouvais faire. Alors j’ai commencé à développer mes craintes sur ces trois sujets dans Punk Rock Jesus. »
Sean Murphy pour CBR, 12 Juin 2012
La voix de Sarah Palin et de son mouvement trouve en effet son écho dans de nombreux aspects de Punk Rock Jesus (que ce soit à travers M. Slate ou via la cheffe de file de la Nouvelle Amérique Chrétienne), ce qui confère à cette œuvre toute sa portée politique. Mais en dehors de ce récit, intégralement conçu de manière à développer et diffuser ce message, l’on peut se demander dans quelle mesure ce dernier peut ou non trouver sa place dans le restant des œuvres de Sean Murphy.

En le voyant travailler sur des personnages cultes comme Batman ou Zorro, on se dit que, peut-être, Murphy va se contenter de rédiger de nouvelles aventures de ces derniers. Et si l’on a bien conscience désormais dans un cas comme dans l’autre que l’auteur a bel et bien cherché à apporter sa vision à ces deux justiciers, à les envisager sous de nouveaux angles, il est vrai que l’on pouvait s’attendre de prime abord à ce qu’il choisisse de « seulement » apporter sa pierre à l’édifice. La présence d’un fan service totalement assumé dans ces ouvrages ne manquera d’ailleurs pas de laisser envisager ces livres comme le résultat du travail d’un fanboy qui aura eu la chance de travailler sur ses héros de cœur. Un fanboy de talent, certes, mais un fanboy tout de même. Plus encore dans le cas de Batman, on pourrait même aller jusqu’à se dire qu’un quelconque message social n’a peut-être pas sa place dans les aventures de ce dernier, tout du moins du point de vue de l’éditeur.
Pourtant, non content de très clairement s’amuser avec ses personnages, Sean Murphy ne se contente absolument pas d’en composer de nouvelles aventures. Le fait d’armes le plus important sera très certainement de réinterpréter les différents protagonistes de cet univers, d’y apporter une autre dimension et de renverser en fin de compte le prisme par lequel on le regarde, cela va sans dire. Une approche pour laquelle le renfort de Katana Collins ne sera d’ailleurs pas de trop, notamment pour livrer l’excellent White Knight: Harley Quinn centré comme son nom l’indique sur la comparse du Joker. Là encore, c’est tout un angle de vue qui se retrouve chamboulé, sur les bases instaurées par Murphy dans White Knight, et Collins ne manque pas d’enrichir encore plus un personnage déjà grandement remanié (et avec excellence) par son compagnon (Katana Collins, connue avant cela pour ses romans romantiques pour adultes, est en effet l’épouse de Sean Murphy).

Mais le travail ne s’arrête pas là donc et les indices se multiplient dans White Knight et aujourd’hui dans Zorro pour se dire que Sean Murphy n’a jamais perdu de vue les idéaux qui l’animent et sa volonté de perpétuer le message envoyé dans Punk Rock Jesus. Evidemment, l’affaire est moins frontale avec Batman ou Zorro que lorsque le Christ cloné invective les médias, appelle à s’en prendre aux journalistes présents à un de ses concerts, clame qu’il déteste l’Amérique et les Américains ou encore fomente le début d’une révolution. Cela n’enlève cependant rien à ce serpent de mer que l’auteur continue de faire défiler en sous-texte.
Dès les premiers instants, en résonnance avec d’autres histoires cultes et en particulier The Dark Knight Rises de Frank Miller, Murphy dépeint un Batman violent et jusqu’au-boutiste, prêt à tout pour achever son combat contre le crime. A partir de cet état de fait installé dans les premières pages de White Knight, le reste de la saga détricote lentement tout ce qui fait l’aura de Batman et son statut en tant que « sauveur de Gotham », posant finalement une question simple : la justice peut-elle être rendue par un seul homme ? En accord avec son temps, Murphy questionne le choix d’un milliardaire de mener seul la lutte contre le crime, sans garde-fous, ni limites, ni cadre légal.

Derrière cela, c’est la question de la corruption qui se pose, portée – aussi paradoxal que cela puisse paraître – par un Joker en repentir redevenu le Jack Napier qu’il fut. Mais sur le long terme, Sean Murphy ne se contente pas de redéfinir Batman sous un jour plus noir et moins légitime. Il profite aussi de sa saga pour continuer à pointer le doigt sur les risques que peuvent représenter un pouvoir ou une technologie mise entre les mains des mauvaises personnes. Le ton est ici particulièrement donné dans le dernier volet de l’arc principal de la saga, Beyond the White Knight, où Derek Powers a repris le contrôle de l’entreprise Wayne et a contribué à mettre sur pied une police futuriste surarmée grâce aux différentes technologies que Bruce Wayne avait développées pour Batman.

De simple antagoniste, Derek Powers devient rapidement le reflet d’hommes de pouvoir aux influences croissantes, industriels dont les intérêts personnels priment sur le reste et qui emploient tant leur argent que leurs entreprises pour asseoir ce pouvoir aux plus hautes strates de la société et ravaler la façade de cette dernière à leur convenance. Il incarne cette classe dominante prête à policer la société au sens propre pour consolider leur place. Par ce biais, ce sont les grandes corporations que Sean Murphy désigne comme coupables, les milliardaires qui pourraient pourtant faire tout le bien du monde avec leur argent, les Bezos, les Musk et les Trump dont on s’imagine sans peine quelle image l’auteur a de ces derniers (Trump qui est d’ailleurs activement soutenu par le fameux Tea Party, dont il cire les bottes à la moindre occasion).
Alors non, la saga White Knight n’est pas ouvertement un pamphlet comme le fut Punk Rock Jesus en son temps. Non car là n’est pas son intention. Avec cette réécriture de Batman, Murphy ne cherche pas à faire du Dark Knight un vecteur de contestation, d’autant qu’il est très explicitement désigné comme une partie du problème. Sean Murphy ne vient pas questionner directement la société et ses travers dans cette épopée, sauf par instants, mais choisit plutôt de mettre en scène des personnages qui véhiculent des valeurs, au premier rang desquelles la liberté et la justice sociale. Tout ce qui concerne le quartier populaire de Backport, incarné par le très pertinent personnage de Duke Thomas contribuera à mettre sur la table un certain nombre de sujets qui touchent de plein fouet les quartiers similaires dans notre monde bien réel : ascenseur social bloqué, désengagement des pouvoirs publics, difficultés d’accéder à la culture…
En fin de compte, Sean Murphy avance masqué avec White Knight, non par manque d’audace mais plus par malice, pour glisser dans les mains de son lectorat des aventures de Batman, certes, mais conçues de manière à réfléchir à la situation de Gotham, mégalopole qui m’a rarement semblée plus réaliste qu’ici, justement parce que les ouvrages concernés évoquent des sujets bien réels et des enjeux majeurs pour la société américaine.

J’ai finalement beaucoup parlé de Batman dans cet article sur Zorro mais je crois que lire ce dernier en ayant conscience de tout ceci est très intéressant. Je vois en cette réécriture du mythe du renard masqué une façon de compléter la démarche entamée avec White Knight. Après avoir ainsi mis à mal la figure de Batman, Murphy revient à ses origines comme pour rappeler ce dont le justicier de Gotham s’inspire en droite ligne. Avec D’Entre les Morts, l’auteur souligne et surligne par écho la façon dont Batman a dérivé, justifiant ainsi une démarche de mise en opposition entre celui-ci et Zorro. Car on pourrait se le demander : pourquoi permettre à Zorro ce qu’on critique chez Batman, à savoir de devenir un homme qui rend justice par lui-même sous couvert d’anonymat ?

La réponse réside dans ce D’Entre les Morts : parce que Zorro se bat ouvertement et uniquement pour le peuple et la justice sociale. Ce n’est que dans un second temps que le désir de vengeance se fera jour chez Diego et dans ce récit et, quand il se convainc qu’il est effectivement Zorro, sa seule préoccupation sera de libérer la ville de La Vega et ses habitant(e)s du joug des cartels. A contrario, Batman – dans la version que Murphy en donne à lire – s’est perdu corps et âme dans une lutte personnelle, reléguant au second plan ses ambitions de justice et couvrant ses actions et les dommages collatéraux occasionnés sous son immense fortune. De fait, Sean Murphy livre ici deux œuvres complémentaires qui se répondent habilement, bouclant en cela une boucle de réflexion autour de la stature même des justiciers masqués et de leur légitimité. Et Zorro : D’Entre les Morts devenir au final un ouvrage bien plus pertinent que le classicisme assumé de sa narration ne le laisse voir à la première lecture. On s’amuse alors à voir en Sean Murphy un auteur rusé comme son renard de héros, un créateur engagé avançant sans crainte derrière le masque de la pop culture.
Alors non, Sean Murphy n’est sans doute pas totalement punk. Il l’est un petit peu, ce qui n’est jamais un mal. Il l’est suffisamment pour être un autre conscient du monde dans lequel il évolue. Il l’est un peu aussi pour glisser dans des comics destinés à un large public un sous-texte inattendu, du genre à être caché en plein jour. Il l’est un peu parce qu’il n’a pas oublié Punk Rock Jesus et a continué à distiller çà et là sa vision du monde actuel et de la société américaine en particulier.
Le voir prendre en main Zorro fait donc sens au regard de l’héritage qu’il s’est d’ores et déjà bâti. Zorro : D’Entre les Morts n’a sans doute pas les qualités des plus grands comics de Sean Murphy et pourra même sembler relativement mineur au milieu de sa bibliographie de par sa narration plutôt classique et en dépit de ce dessin dont je continue dans tous les cas de me délecter. C’est un comic book à la simplicité réjouissante où prévaut essentiellement le plaisir de suivre une aventure bien conduite d’un héros tant apprécié. Mais surtout, il est d’une sincérité profonde et fait montre d’une cohérence nette avec les précédents ouvrages de cet auteur et illustrateur qui signe son nom d’un M qui veut dire Murphy.


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