Le langage est une composante essentielle du jeu vidéo. Interfaces, menus, dialogues, tutoriels… Qu’il soit oral ou écrit, le texte et la parole sont omniprésents, quelque fois à outrance, parfois parce qu’il est un ingrédient majeur d’un game design donné, notamment dans certains genres de jeux tels que le point’n’click ou le jeu d’aventure « à l’ancienne », pour ne citer que ceux-là parmi tant d’autres. Mais avec Chants of Sennaar, c’est encore autre chose : le langage est au cœur du jeu, dans sa fabrication, dans sa multiplicité et dans sa cohérence.


– Avertissement –

Bien que ce ne soit pas là mon habitude, cet article contiendra des spoilers dévoilant une partie de l’intrigue de Chants of Sennaar, le tout à des fins d’illustration, d’exemple et d’explicitation du propos. Je vous invite à revenir lire ces lignes ultérieurement si vous n’avez pas encore fait le jeu. 
Merci !

Une fois n’est pas coutume, c’est tout à fait par hasard que j’ai entendu parler de Chants of Sennaar. Au détour d’un live de Gautoz, pour être exact. Sur sa chaîne, ce dernier a en effet diffusé il y a quelques semaines (ou mois ?) sa partie sur la démo du jeu. Et je dois bien avouer que j’ai été instantanément sous le charme. Les couleurs, le design, l’ambiance, le gameplay… Tout m’a convaincu sur le champ et je n’ai plus eu que l’envie de m’y mettre moi-même. C’est chose faite en cette toute fin d’été, Chants of Sennaar étant enfin sorti ! Et à titre personnel, c’est sur Switch que j’ai choisi de faire ce jeu.

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Chants of Sennaar est le deuxième jeu du studio Rundisc, installé à Toulouse.

Chants of Sennaar est, avant que l’on parle du titre en lui-même, une œuvre de Rundisc, jeune studio toulousain fondé en 2016 et auquel nous ne devions jusqu’alors que Varion, un shooter très arcade basé sur le tir donc mais aussi et surtout sur le rebond des projectiles, le tout dans des arènes aux volumes et périmètres variables. Un jeu auquel il est d’ailleurs fait un petit clin d’œil dans Chants of Sennaar, mais passons. Encore très « vert » du fait de sa jeune vie, le studio semble cependant avoir voulu marquer le coup dès son deuxième jeu.
Les équipes de Rundisc me donnent le sentiment d’avoir redoublé d’ambition sur cette nouvelle proposition. Elaboration d’un univers, énorme travail sur le design de manière générale, curiosité assumée et créative dans tout ce qui touche au ludique : de prime abord, Chants of Sennaar a tout de ce que l’on pourrait considérer comme une œuvre fondatrice en ce sens qu’elle pourrait bien donner au studio ses premières lettres de noblesse. Un constat que je m’étais préconçu en amont de la sortie du jeu et que le succès retentissant de ce dernier me permet de conforter. Chants of Sennaar a su séduire et si l’impact qu’à pu avoir le fait d’être édité par Focus Entertainment est sans doute à prendre en compte pour la vitrine que cela a permis de lui offrir, je reste convaincu qu’il ne faut en aucun cas minimiser la force du titre en lui-même. Par expérience, ayant terminé le jeu il y a peu, je suis même absolument sûr et certain que ce succès, Chants of Sennaar ne le doit qu’à lui-même et à l’efficacité de son game design.

Pour faire simple, Rundisc nous propose ici un rendez-vous en terre inconnue. Personnage en main, nous déambulons dans des espaces inédits où résident des protagonistes dont nous ne comprenons pas le langage. Cette barrière de la langue, on en réalise l’impact dès les premiers mots échangés avec un quelconque PNJ : l’alphabet employé ne correspond à rien que nous connaissions. Tel sera donc notre objectif principal, celui de progresser dans les lieux en déchiffrant cette langue mystérieuse afin d’obtenir indices, indications et consignes pour la résolution des énigmes qui entravent notre cheminement.

A mesure que l’on progresse, la construction du jeu se fait de plus en plus explicite. Il court sur différentes zones majeures que l’on identifiera au propre comme au figuré comme des niveaux, et chacune d’entre elles héberge une population qui possède son propre dialecte. Chants of Sennaar nous appelle donc à faire preuve de sens de l’observation et de déduction afin de comprendre le sens des glyphes utilisés par ces différentes ethnies, leur grammaire et pour faire concorder tout cela.

L’avancée in game se fait alors selon des mécaniques bien connues et somme toute très efficaces. Nous errons de part et d’autres des différents lieux, nous observons ce qui est observable, nous en tirons des conclusions… Equipé d’un carnet, notre personnage consignera tous les glyphes rencontrés ainsi que des dessins permettant d’illustrer des actions ou des concepts et d’y associer les symboles correspondants.

Sur chaque double-page, différents emplacements sont ainsi à remplir via des champs de texte libre et ce n’est qu’une fois tous ces slots complétés avec réussite que les termes trouvés seront définitivement validés et considérés comme acquis. Tant que ce n’est pas le cas, nous serons toujours libres d’attribuer un sens ou un autre aux glyphes dont nous disposons. A nous alors de faire preuve de logique afin de déchiffrer ces langages inconnus et de progresser.

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Une pastille blanche est un symbole validé. Dans l’autre cas, la pastille reste noire et l’intitulé attribué par le joueur/la joueuse peut être modifié à sa guise. J’ai flouté les symboles de cet extrait pour ne pas trop vous en dévoiler.

A mon sens, l’affaire fonctionne éminemment bien. La première raison c’est que cette idée de game design est de base intéressante. Elle appelle les joueurs et joueuses à faire preuve d’ingéniosité et de curiosité dans des environnements inédits afin de s’y accommoder et de les faire leurs en quelque sorte. Car par la maîtrise progressive du langage de chaque zone, c’est aussi la connaissance des principes fondamentaux qui régissent ces dernières et leurs populations qui nous sont peu à peu communiquées. Mais nous y reviendrons et, d’ici là, contentons nous d’affirmer que ce gameplay paraît presque à toute épreuve. Presque, oui, car si pertinent qu’il puisse être, il a ses limites.

Je l’expliquais plus haut, la traduction des glyphes repose sur l’usage de champs de texte libre, où les joueurs et joueuses pourront inscrire les mots de leurs choix. Si cela permet de multiplier les hypothèses en attendant de trouver le véritable sens d’un symbole donné, cette mécanique amène toutefois le risque de faire tourner le public en rond. En dépit des indices et des indications que le jeu peut donner, il arrive parfois que le sens d’un mot nous échappe, que l’on s’égare dans des concepts erronés qui nous éloignent progressivement de la signification véritable recherchée. Un peu à la manière de ces moments où la solution sur Cémantix n’arrive pas à nous venir et qu’on se perd dans les mauvais champs lexicaux, par exemple.

Face à cet écueil possible, Chants of Sennaar n’a d’autre choix que de faire preuve d’une certaine souplesse afin que l’on ne se retrouve pas bêtement coincé parce qu’on ne serait pas parti sur la bonne piste lexicale. Cette souplesse, elle se concrétise dans le fait que le jeu va parfois valider des termes qui n’ont rien à voir ou presque avec le mot à déchiffrer, privilégiant finalement plus le sens profond que l’exactitude du vocabulaire. Ouvrant les vocables autant que possible, le titre pourrait de cette manière passer pour un facilitateur un peu trop présent.

Il n’en est rien cependant et l’on ne pourra s’empêcher de voir dans cette volonté de simplifier parfois les choses rien d’autre qu’un bien léger mal pour un bien. En effet, tout en donnant le sentiment de macher un peu le travail de traduction parfois, on remercie quand même le jeu de nous prendre un peu la main de temps en temps pour nous empêcher de nous égarer (ce qui m’est arrivé en quelques occasions). A appliquer un lexique trop strict et trop fermé dans les propositions de réponses que l’on pourrait y apporter, Chants of Sennaar serait certainement devenu trop difficile peut-être, sinon injuste. Et au fond, n’est-ce pas là aussi une des composantes du langage que de réussir à trouver du sens commun dans deux termes qui n’ont, de prime abord, pas grand-chose en commun ?

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Par un relatif dépouillement, les lieux de Chants of Sennaar encouragent la curiosité en formulant la promesse de ne pas s’éparpiller.

L’autre raison de cette réussite de mon point de vue, c’est que cet appel à la curiosité et à la recherche est formulé dans des environnements certes assez ouverts mais qui sont tout de même conçus de manière à ne pas trop se perdre. Il aurait été risqué en effet de lâcher ainsi le public dans des espaces trop vastes où rien n’est compréhensible de prime abord. Nul doute que cela aurait pu créer une certaine frustration à déambuler dans des couloirs, jardins et salles où nous ne comprenons rien.

Si cet aspect de jeu existe bien ici, il trouve son salut dans un level design pertinent qui évite de trop s’étaler. En cela, nous nous retrouverons certes à errer en quête de réponses mais la récompense ou au moins l’indice nécessaire arriveront toujours relativement vite. Assez finement fléchés, les différents niveaux réussissent alors à offrir à la fois le plaisir de la recherche et celui d’une satisfaction suffisamment récurrente pour ne pas lasser son public. Et le cheminement alors de se faire avec un naturel certain en dépit d’énigmes parfois plus retorses dont la difficulté ponctuelle n’aura d’égale que leur capacité à ne pas trop laisser avancer le jeu en mode automatique.

Ce qui va faire l’une des originalités de Chants of Sennaar, c’est donc non seulement les tenants et aboutissants de son game design mais aussi la source de ce dernier. C’est dans la Bible que le jeu de Rundisc trouve ainsi son inspiration première, lui qui vient réinterpréter l’histoire de la tour de Babel. 
Dans la Genèse, cet épisode biblique est en effet celui qui raconte comment les humains ont commencé à parler des langues différentes et donc à ne plus se comprendre. Quelque temps après le Déluge, alors qu’ils parlent encore tous le même langage, les humains décident en effet, en arrivant dans la plaine de Shinar (aussi appelée Sennaár, au Sud de la Mésopotamie), de se lancer dans la construction d’une tour dont le sommet toucherait le ciel :

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La Confusion des Langues, par Gustave Doré (1897), célèbre représentation de la tour de Babel.

Dans les textes, l’idée de bâtir cette construction monumentale doit être vue comme un défi lancé à Dieu, lui qui avait déjà tenté de punir les aspects les plus vils de l’humanité avec le Déluge et qui, dans sa colère, avait tout bonnement décidé de détruire toute forme de vie sur terre, « depuis l’homme, jusqu’aux bestiaux, aux bestioles et aux oiseaux du ciel » (Genèse 6, 7). Toujours aussi bienveillant, Dieu voit donc d’un mauvais œil cette idée de tour qui toucherait le ciel et qui, en définitive, placerait tout bonnement l’humain à ses côtés. Certaines variantes de l’histoire de Babel expliquent que l’une des motivations derrière la tour était l’envie de s’affranchir de la crainte de Dieu : après tout, pourquoi en avoir peur si on se place au même niveau ? Pour Flavius Joseph, c’est d’ailleurs Nemrod – petit-fils de Noé – qui les poussa le plus à se lancer dans cette entreprise, lui qui voyait en l’obéissance à Dieu de la pure servitude et qui assurait à qui voulait l’entendre que ce dernier avait une nouvelle punition en réserve après le Déluge. L’idée était alors ici de construire une tour suffisamment haute pour que les eaux n’en atteignent pas le sommet.

Du reste, Dieu n’aime vraiment pas ce projet et décide donc de son côté de descendre sur terre et de mettre le boxon dans le chantier. Il va donc éparpiller les hommes sur la surface du globe et, histoire de parachever l’affaire, brouillera leur langue unique afin qu’ils ne se comprennent plus et, en conséquence, ne puissent plus travailler ensemble sur cette tour. On reconnaîtra toutefois que les humains n’étaient pas non plus bien finauds dans cette histoire, les différents récits nous rapportant des éléments comme la nécessité de travailler sans jamais abandonner son poste, y compris les femmes enceintes.

Quant à Nemrod, on aura vite compris que son souhait était aussi d’assoir son propre pouvoir sur ses semblables. Mais passons, je ne suis pas là pour vous faire un cours de théologie, loin de moi cette idée. Le fait est que le mythe de Babel repose sur des fondamentaux assez clairs que Chants of Sennaar va s’employer à réinterpréter dans son propre mythe. La diversité des dialectes, l’incompréhension, la présence d’une divinité que l’on semble autant louer que redouter…

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Les Dévots, que l’on rencontre en début de partie, nous renvoient directement à la dimension religieuse de l’inspiration.

Dès lors, l’intégralité du jeu se construit autour de ces éléments. Au-delà des seuls ingrédients de gameplay mis en œuvre, de la finalité du game design dans son ensemble ou encore des enjeux propres au récit pur et dur, pris tel quel, Chants of Sennaar s’attache à un véritable travail de réinterprétation et d’intégration de son personnage principal dans ce schéma. Cette réappropriation du mythe, elle passera pour l’essentiel par une transposition des points clés de ce dernier à l’univers que développe Rundisc dans son titre.
Loin de n’être qu’un copié-collé de cette histoire, auquel on aurait ajouté des commandes à réaliser manette en mains, le jeu tache en effet se forger son propre mythe en développant tout un paysage autour du canevas général du récit biblique. Ainsi, si l’on retrouvera des similitudes évidentes et d’une grande proximité entre les deux, Chants of Sennaar ne déroge jamais à l’envie d’avant tout livrer un lore original. Alors oui, on retrouve la tour, la question de ces populations qui ne se comprennent pas, l’aspect religieux également, mais tout cela est mis au service d’une trame où l’ensemble se mue de manière à joliment composer quelque chose de différent. La distinction se jouera parfois dans les détails, dont certains que l’on imaginera d’ailleurs purement pratiques (des peuples par étage de la tour plutôt que répartis sur tout la planète). Mais la première des libertés créatives prises par les équipes de Rundisc concerne la typologie des populations ici mise en scène.

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Les Guerriers seront le premier facteur de tension apporté par le jeu. Leur langage est plus dur, à l’instar de leur architecture.

En venant affecter chaque population à des rôles définis et clairs, Chants of Sennaar apporte d’emblée une autre approche du mythe de Babel. Au-delà de la question de ne plus se comprendre par la seule force des langues diverses, il est désormais également question de l’incompatibilité sémantique entre des groupes sociaux donnés et divergents. Bardes, Guerriers, Alchimistes ou encore Dévots, tels sont les sphères mises ici en relation. Une relation d’abord tendue, nourrie notamment par les incompréhensions mutuelles, et dont l’apaisement sera une des finalités du jeu.

Tout le gameplay déployé par Rundisc va en ce sens. Plus que de simplement chercher à comprendre, à traduire et à mettre en relation les mots et les langues, il est primordial dans Chants of Sennaar de le faire à des fins de pacification et d’union. Le jeu va alors déformer un peu le propos initial du Livre de la Genèse pour lui apporter une autre saveur, celle mettant en exergue non seulement l’incompréhension par des langues différentes et le besoin d’un pont entre elles, mais aussi la manière dont la place occupée par un groupe donné dans la société va faire naître des préconçus sur cette dernière, sur ses fondements ainsi que sur les autres groupes sociaux.

En découle la véritable mission de notre personnage, illustre inconnu qui arrive au milieu de tout cela presque comme un cheveu sur la soupe, celle de parvenir à maîtriser les langages afin de dépasser les distinctions linguistiques sources de mésentente, de malentendus et à terme de conflits. L’aspect linguistique du jeu se révèle alors à la fois prétexte et principal enjeu. Il est là pour nourrir la nécessité d’appréhender les différents prismes selon lesquels chaque groupe social envisage le monde et sa place en ce dernier, ainsi que la difficulté à se comprendre en tant que représentants variés de la vie de la cité.

L’on touche alors à des concepts de sociolinguistique dans lesquels je ne vais pas m’enfoncer davantage – n’étant absolument pas expert en la matière – mais dont l’une des idées principales est que la langue varie selon différents facteurs : groupe socio-économique, ethnie, etc. Dans ce domaine, il est établi que la langue et son usage diffèrent selon ces facteurs mais aussi à différentes échelles, du microsocial (niveau de l’individu et des relations entre les individus) au macrosocial (société dans sa globalité). Chants of Sennaar se cale quelque part entre ces deux strates, appliquant en effet ces variations au niveau des relations entre différents groupes composant en réalité une seule et même société, celle qui occupe la tour dans laquelle nous évoluons et qui, nous le comprenons à mesure que nous y progressons, fonctionnait comme un tout à l’origine.

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Dès lors, notre personnage prend un rôle inédit au regard du récit biblique tel que nous le connaissons. Il est une troisième intervention (en plus de Dieu et des humains), dont la finalité sera de passer outre la sanction divine pour de nouveau unir les populations autour d’une compréhension des langues respectives. Vecteur d’une cohérence perdue, notre protagoniste assez ironiquement mutique se veut agent de lien social.

Chants of Sennaar développe alors en sous-texte certains des aspects que le mythe de Babel aborde partiellement selon les auteurs, en particulier celui de la nécessité de ne plus se soumettre à l’entité divine, de rompre le fatalisme qu’elle implique. En traducteur et interprète, il (et donc nous) exploite les fondamentaux de la mécanique du langage pour mener à bien la mission assignée. Et le langage et l’écriture de devenir alors des rouages de gameplay à part entière.

Le gameplay de Chants of Sennaar convoque plusieurs éléments. On pense évidemment à ces activités héritées du point’n’click qui nous amènent à chercher chaque item ou élément de décor avec lequel interagir, mais aussi à l’infiltration qui vient parfois modifier un peu la façon d’appréhender le jeu, bien que cet autre ingrédient ne soit pas plus folichon que ça. Peu inspiré et en définitive assez facultatif, Chants of Sennaar aurait très bien pu s’en passer. Mais qu’importe, l’essentiel du plan de jeu établi ici réside bien entendu dans la découverte et l’interprétation de ces glyphes disséminés partout.

Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les équipes de Rundisc n’ont pas pris la chose à la légère. En créant ainsi les différents systèmes d’écriture que nous croisons dans Chants of Sennaar, ils ont aussi et surtout fait la part belle à la linguistique. Car au-delà de simplement déchiffrer des symboles pour en obtenir le sens et ainsi progresser à travers la tour, c’est tout une dimension de compréhension des mécaniques de ces écritures (graphie, grammaire, etc.) qui se met en place dans le jeu. Il pourrait être tentant de voir cet aspect comme quelque chose d’assez secondaire en soi mais l’expérience prodiguée par Chants of Sennaar laisse tout de même une grande place à notre capacité à créer du sens justement. Le jeu ne se contente pas de nous livrer les glyphes comme de simples clés de résolution dont il faut trouver le bon usage. Il invite plutôt à observer ces écritures iconoclastes et à les comprendre par leur seule apparence, par leurs emplois et par leurs différences ou ressemblances.

Très vite en réalité, on se rend compte du caractère très intelligent de ces alphabets nouveaux et de leur fonctionnement interne. S’il ne sera pas véritablement possible de trouver un lien entre les différentes écritures de chaque niveau autre que celui fait par le sens partagé par deux symboles distincts – et donc d’y dénicher une sorte d’arborescence générale qui traduirait une évolution de l’écriture – il est cependant indéniable que les diverses langues ici parlées trouvent dans leur concrétisation écrite une logique propre.

Ici, on se rappelle notamment des symboles des Dévots pour représenter la mort et le cimetière. Le premier s’écrit avec un trait horizontal surplombé d’un point à son extrémité gauche, illustrant assez facilement un corps allongé. Le cimetière quant à lui reprendra ce premier symbole et l’entourera d’un carré ouvert sur le côté gauche, signe employé dans différents glyphes pour représenter un lieu (abbaye, jardin, église…).

Autre exemple de logique interne et rejoignant les caractères idéographiques de ces écritures, les symboles pour dire petit et grand chez les Guerriers. Dans les deux cas, deux traits verticaux (un long et un court) sont côte à côte et liés par un trait horizontal. La différence entre les deux termes se fera par l’emplacement dudit trait horizontal : en haut du glyphe pour dire grand, en bas pour dire petit.

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« Grand » et « petit » dans la langue des Guerriers. 

En conséquence, la logique propre à chaque système d’écriture employé ici provoque un réflexe chez celles et ceux qui se prendront au jeu, à savoir celui de créer du sens justement, de réussir à suffisamment bien assimiler les différents symboles afin de, parfois, ne même plus avoir recourt à la traduction pourtant au cœur du jeu. Alors que l’on progresse et que l’on gagne en maîtrise de chacune de ces écritures, on s’aperçoit que la mécanique naturelle du langage, dans ses aspects les plus universels, s’applique avec une aisance inattendue. Ainsi, par leurs similitudes comme celles que je mentionnais plus haut par exemple, le sens d’un signe nouveau viendra rapidement en tête grâce à celui d’un autre décrypté plus tôt.

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Exemples de formes pictographiques évoluant en signes cunéiformes (in La Naissance des Ecritures)

Cette espèce d’instinct verbal, on le doit en partie à la qualité de conception de ces différents alphabets qui s’inspirent de véritables systèmes d’écritures anciens ou actuels. Ainsi en va-t-il du langage des Dévots, inspiré par l’écriture cunéiforme et notamment par le Sumérien (entre autres). Le cunéiforme est un système d’écriture qui découle en droite ligne des écritures picto-idéographiques plus primitives, lesquelles reposent sur l’idée essentielle de symboliser un objet ou une idée par un pictogramme, un « dessin » si l’on voulait faire simple, qui l’évoque directement. Dans notre histoire de l’écriture, les formes pictographiques élaborées aux alentours de 3000 avant notre ère ont peu à peu évolué, glissant de la représentation directe et quasi « dessinée » donc vers une forme plus abstraite mais néanmoins très liée. L’ouvrage collectif La Naissance des Ecritures : du cunéiforme à l’alphabet (1994) nous présente ainsi différents pictogrammes, leur forme aux alentours de 2400 avant notre ère puis leur stade environ 1750 ans plus tard, avec une symbolique plus abstraite, renversée de 90°, mais dans laquelle on retrouve sans problème l’évocation du pictogramme d’origine (voir ci-contre).

C’est sur ce schéma de construction que repose donc l’écriture des Dévots, avec des glyphes assez, voire très évocateurs, à l’image de ceux représentant la mort ou le cimetière et que je détaillais précédemment. Dans cet exemple précis, le lien entre les deux glyphes se fait naturellement, l’adjonction d’un signe donné au premier symbole résultant en un idéogramme tout à fait parlant dans le cas du second. Les autres écritures de Chants of Sennaar, qu’il s’agisse de celle des Guerriers ou des Bardes notamment, ne sont pas en reste, côté inspiration.

L’une est fondée sur l’alphabet runique scandinave, sans qu’il soit difficile de voir les similarités bien qu’il existe une différence forte puisque l’on parle bien ici d’écriture idéographique alors que l’alphabet runique est fait de lettres à proprement parler. L’autre puise son inspiration dans des écritures plus orientales : on y retrouve en effet un peu d’arabe mais aussi beaucoup d’éléments pris dans la devanagari, employée notamment dans l’Inde du Nord et au Népal pour écrire différentes langues.

En dernier lieu, les écritures des Alchimistes et des Anachorètes sont un peu plus fictives mais vont reprendre différents ingrédients puisés dans les écritures précédentes, notamment la notion d’ajout de détails et de traits pour ajouter un nouveau sens à un glyphe donné. On se rappelle par exemple des symboles des Alchimistes ayant trait aux minéraux ou à leur traitement qui ont tous la même racine, à savoir un triangle. Le fait que ces populations soient les deux dernières que nous rencontrons ajoute par ailleurs à l’idée de découvrir les langages du jeu dans une logique de progression, de la forme la plus primitive à la plus aboutie, même si encore une fois la filiation entre ces systèmes d’écriture est difficile à définir.

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La déambulation dans les différents lieux est d’autant plus intéressante qu’elle nourrit la compréhension des écritures

Ensuite, on doit aussi cet instinct à la seule mise en contexte que le titre propose. Par le fait qu’elle s’appuie sur des écritures idéographiques (c’est-à-dire où l’on va utiliser des signes propres à suggérer les objets auxquels ils se rapportent, petit rappel), la grammaire de Chants of Sennaar est en effet assez sommaire. La force du jeu sera alors de suffisamment bien penser et construire son contexte, par la dissémination d’indices judicieusement disposés, pour que le sens ne nous échappe pas. Pourtant, nul article, nul temps de conjugaison non plus. A lire tel quel, c’est un parlé très « primitif » qui s’observe dans le jeu dans un premier temps, à base de « Toi aider moi » pour ne donner qu’un exemple simple et pris dans les tout débuts de l’aventure. Une fois les glyphes validés, le jeu transformera de lui-même ces bribes en phrase à la syntaxe correcte.

Mais par la force de l’environnement, convoquant en cela des concepts de narration environnementale, Chants of Sennaar accompagne les joueurs et joueuses dans leur compréhension en amont des textes. Accompagne et non guide, le jeu évitant globalement de trop aiguiller son public afin, sans doute et avec succès donc, de ne pas émousser son principal argument de vente qu’est cette nécessité de déchiffrer des langages. Ainsi, une succession de tableaux puis un passage dans un jardin nous aidera aisément à comprendre le signe des Dévots pour le mot « plante » et par la suite l’ensemble des caractères qui viendront évoquer le fait qu’elles flétrissent.

Le jeu développe alors toute une logique où il va d’abord indiquer et/ou suggérer pour ensuite étoffer et en fin de compte confirmer, faisant de cette quête de traduction un puzzle de belle facture où chaque indice et chaque signe seront autant de pièces en vue de constituer nos différents systèmes d’écritures. Mieux encore, ces puzzles s’associent ensuite les uns aux autres afin de faire concorder les sens d’un système à l’autre, ce que le jeu invite d’ailleurs à faire dès le passage du premier au deuxième niveau, lorsque s’affichent dans le journal deux pages où il faudra associer les bons signes du premier langage à leurs homologues du suivant.

Se construit alors une sorte de cercle vertueux où le contexte aide à maîtriser le langage et où ce dernier, en retour, nourrira l’univers du jeu. La façon dont les sens se rejoignent ou s’opposent vont ainsi contribuer à se créer une carte mentale des différentes cultures que nous croisons, à tisser une histoire que le jeu en lui-même n’évoque qu’à demi-mots la plupart du temps. Ce jeu de miroirs (déformants ou non du coup) va permettre d’imaginer les acquis culturels d’un groupe social ou d’un autre, de les comparer, de nouer des liens entre eux et de voir comment l’écriture les véhicule en tant que pur vecteur de sens. On pense par exemple aux « humains » dans la langue des Dévots ou aux « bardes » dans celle de ces derniers qui sont respectivement les « monstres » et les « élus » dans celle des Guerriers.
Les langages et leurs ressemblances et distinctions forgent donc l’univers de Chants of Sennaar, au même titre que les propos qu’ils aident à tenir et les décors du jeu. L’écriture a ce rôle particulier ici, central, au point même d’avoir établi les différents systèmes comme des échos au statut de chaque population croisée. L’écriture plus travaillée, ronde et fluide des Bardes va ainsi souligner leur appétence pour l’art, que l’on découvre à mesure que l’on explore leur niveau. Les formes carrées et dures des runes des Guerriers renvoient ces derniers à leur statut de soldats et à leur rapport à la force. Enfin, les écritures des Alchimistes et des Anachorètes portent en elle une complexification certaine, faite des signes qui se décomposent eux-mêmes en différents traits qui seront ensuite associés de diverses manières afin de créer tout autant de nouveaux symboles, chose que j’évoquais plus haut et que je vous illustre ci-dessous :

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Exemple de combinaison de symboles pour en former un troisième chez les Anachorètes. Vous pardonnerez la piètre qualité de la photo mais les captures d’écran n’étaient pas appropriées pour cette illustration…

Rundisc a donc fait preuve d’une grande finesse dans la conception de son gameplay et dans la manière dont le studio a su se réapproprier les fonctionnements essentiels de l’écriture pour l’intégrer dans son jeu. En convoquant bien des aspects de la linguistique, de la pure forme à quelque chose de plus abstrait, vecteur de sens variable selon les interlocuteurs, Chants of Sennaar s’offre en définitive le luxe d’une conceptualisation de son gameplay parfaitement exemplaire.


Tel que je le vois, je pense qu’il n’est pas spécialement galvaudé de dire que Chants of Sennaar est un jeu d’une grande intelligence. Faisant du langage l’élément essentiel de son game design, il réussit à en saisir les mécaniques et les règles explicites ou implicites pour en faire à la fois un objectif et un outil pour les joueurs et joueuses. La quête de la compréhension des textes par ce personnage tout de rouge vêtu renvoie alors à toute l’histoire des écritures, que Chants of Sennaar retrace finalement un peu en filigrane. Œuvre très fine, le jeu de Rundisc brille également par des aspects que j’ai volontairement omis d’évoquer ici pour éviter de vous offrir un article fleuve imbuvable : direction artistique, musique, rythme général de l’aventure… Tout est au rendez-vous pour en faire une des plus surprenantes pépites de cette année !

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Pour aller plus loin sur l’histoire des écritures, je vous recommande les deux ouvrages suivants :
La Naissance des Ecritures : du cunéiforme à l’alphabet, collectif, 1994
Histoire et Art de l’Ecriture, Marcel Cohen & Jérôme Peignot, 1958

Une réponse à « « Chants of Sennaar » : Le jeu du langage »

  1. Avatar de Dans mon Eucalyptus perché a 10 ans ! – Dans mon Eucalyptus perché

    […] ! Qu’il s’agisse de la deuxième partie de mon dossier sur le jeu vidéo à la BnF, de ma chronique de Chants of Sennaar ou encore de mon article sur Cassette Beasts, je dois bien avouer que je suis le premier surpris […]

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