Quinze ans, c’est long. Dans le monde du jeu vidéo, c’est même une éternité. C’est pourtant grosso modo le temps qui a séparé la sortie du dernier Prince of Persia de son prédécesseur. Annoncé à la surprise générale alors que les yeux du public sont tournés vers un remake des Sables du Temps qui se la joue Metroid Prime 4, The Lost Crown est apparu comme un joli « en attendant », un peu de la même manière que Metroid Prime Remastered si l’on voulait continuer l’analogie. Enfin presque car là où ce dernier n’était en effet qu’un remaster, The Lost Crown apporte un jeu inédit à la licence, pas si petit que ça et qui affiche par ailleurs un sacré lot d’influences. A tel point qu’on en viendra à se demander où est sa personnalité propre.

Prince of Persia : la saga oubliée
A l’image de tant d’autres licences, l’histoire de Prince of Persia est longue, volontiers tortueuse, faite de hauts et de bas. Développé par le célèbre Jordan Mechner, considéré aujourd’hui comme l’un des plus grands pionniers du jeu vidéo, le tout premier Prince of Persia est sorti sur Apple II en 1989. Porté par la suite sur bien d’autres micro-ordinateurs ainsi que sur un grand nombre de consoles, le titre a laissé une empreinte indélébile dans l’histoire du jeu vidéo. Glissé dans un Panthéon où il côtoie sans souci quelques contemporains tels que Flashback, Alone in the Dark et autres Another World (pour ne citer que ceux-là), Prince of Persia premier du nom avait pour lui un certain nombre d’aspect qui lui ont valu cette aura qui ne s’estompera sans doute jamais.
Je ne vais pas vous refaire l’article mais l’emploi de la rotoscopie et les animations en général, le timing, la barre de vie, les cinématiques sont tout autant d’éléments peu ou pas du tout courant à l’époque et qui ont contribué à faire de ce jeu un titre culte et surtout une source d’inspiration pour bien d’autres créateurs et créatrices, encore aujourd’hui. Je ne vais évidemment pas rentrer dans les détails : l’histoire de ce tout premier épisode est largement documentée, tant sur internet qu’à travers divers ouvrages tels que Les Histoires de Prince of Persia : Les 1001 vies d’une icône par Raphaël Lucas chez Third Editions ou encore les carnets de Jordan Mechner lui-même, compilés dans un livre également disponible chez Third.

Par la suite, Prince of Persia verra plusieurs titres lui succéder, dont The Shadow and the Flame en 1993 ainsi qu’un premier volet en 3D, sobrement intitulé Prince of Persia 3D, sur PC en 1999 (puis porté l’année suivante sur Dreamcast). Mais à partir de 2003, la licence connaît une nouvelle ère. Après une première existence assez sobre finalement, faite de seulement trois jeux en l’espace de 10 ans, Prince of Persia arrive chez Ubisoft. Et, nous le savons bien, Ubi n’est pas du genre à ne pas trop exploiter ses licences.
Ainsi, à la suite des Sables du Temps cette année-là, la boite d’Yves Guillemot sortira pas moins de huit jeux en 10 ans. Entre épisodes canoniques, jeux mobiles et reboot de la série en 2008 (reboot qui sera en quelque sorte nié peu après à la faveur de la sortie des Sables Oubliés en 2010), Prince of Persia carbure à plein régime. Un rythme qui lui vaudra évidemment de voir paraître en son sein des épisodes largement oubliables aux côtés des quelques uns plus louables. En résumé, Ubisoft a fait du Ubisoft et de la même manière qu’ils ont essoré la plupart de leurs licences, ils ont joué la carte persane à fond. Il faut aussi se rappeler que le tout prend place dans une sorte d’état de grâce pour l’entreprise.
Les années 2000 lui sont particulièrement douces en effet, notamment avec l’arrivée et le succès rencontré par son autre grosse licence, Assassin’s Creed, à partir de 2007. Les deux séries connaîtront un tel succès public à cette époque (au moins pendant un temps) qu’on se sera par ailleurs longtemps plu à les imaginer se croiser à un moment ou un autre à la faveur d’un quelconque crossover (une envie/théorie renforcée par l’aspect transmédia voulu pour Assassin’s Creed). Du reste, a contrario des Assassin’s Creed, la série Prince of Persia a fini par péricliter, en partie à cause de cette licence cousine qui l’aura écrasée de tout son poids.
Et depuis 2010 et Les Sables Oubliés, la saga se fait plus que discrète. Hormis un remake pour Android et iOS de The Shadow and the Flame, rien à se mettre sous la dent. On serait bien tentés d’accuser non seulement Ubisoft d’avoir trop essoré sa licence mais aussi Disney d’avoir sérieusement entaché son aura avec l’indigente adaptation des Sables du Temps, également en 2010. Réalisé par Mike Newell et portée par Jake Gyllenhaal, Gemma Arterton et Ben Kingsley, le film a été un échec critique et on ne peut s’empêcher de penser que ce revers a peut-être confirmé chez Ubisoft l’idée de pleinement se consacrer à des Assassin’s Creed désormais annualisés et de laisser tomber cette autre licence.

Depuis, rien de bien neuf. La seule véritable nouvelle qui aura créé un tant soit peu d’actualité autour de Prince of Persia, c’est l’annonce d’un remake des Sables du Temps. Annoncée en 2020, cette nouvelle mouture de l’épisode de 2003 témoigne au final de deux choses.
La première c’est qu’Ubisoft ne semble pas véritablement savoir quoi faire de cette licence. Aussi, plutôt que de proposer un nouvel épisode totalement inédit et qui se calerait dans la lignée des Sables du Temps, des Deux Royaumes ou des Sables Oubliés – trois opus relativement appréciés du public -, Ubi préfère la jouer tranquille en cédant à la mode des remakes et remasters. Un coup facile et surtout prudent, qu’on observera peut-être comme un moyen de prendre la température du public, 10 ans alors après le dernier jeu, en vue d’éventuellement proposer du neuf ensuite.

L’autre élément dont cette annonce vient témoigner, c’est cette fois-ci a posteriori de l’annonce qu’il se révèle : développer un jeu chez Ubisoft c’est galère.
La récente arrivée sur nos consoles de Skull & Bones, arlésienne pirate de bien piètre renom hélas, souligne également cet état de fait et le parcours de ce remake des Sables du Temps ne manque pas d’y faire écho à son tour. Annoncé en Septembre 2020 comme je le disais, confié entre les mains des studios Ubisoft de Pun et Mumbai en Inde, le titre est d’abord prévu pour Janvier 2021 avant d’être reporté, deux mois après son annonce, à Mars de la même année. Un revirement rapide qui, en soi, n’augure rien de bon.
En Février 2021, un mois donc avant sa sortie prévue, le jeu est de nouveau reporté…à une date indéfinie. Prétextant le besoin d’améliorer la qualité du jeu, Ubisoft joue de nouveau la prudence et se garde bien de donner la moindre nouvelle fenêtre de sortie. Ces reports successifs interrogent énormément quant aux conditions dans lesquelles le développement de ce remake a lieu. Mais, bien que le sujet soit important, passons. La suite des événements nous amène à Mai 2022 : après plus d’un an de silence radio autour du projet, on apprend alors que c’est l’antenne montréalaise d’Ubisoft, à qui l’on devait le jeu de 2003, qui l’a repris en charge, sans plus de détails cependant.
C’est donc dans ce contexte plutôt chargé, lourd, que The Lost Crown est présenté en 2023. Développé par Ubisoft Montpellier, le jeu a fait une assez bonne impression lors du dernier Summer Game Fest. En effet, la bande annonce laisse voir un titre a priori de qualité, renouant avec l’esprit 2D initial de la licence tout en lui incorporant des éléments de metroidvania et en esquissant la promesse d’un certain challenge pour les joueurs et joueuses.
Mais surtout, l’arrivée somme toute inattendue de cette nouvelle proposition dans l’univers de Prince of Persia laisse imaginer, non sans plaisir, que la licence pourrait faire un retour un peu plus prononcé que prévu dans l’agenda d’Ubisoft. Une assez bonne chose en soi du seul point de vue de la diversité des contenus de l’entreprise qui, en dehors d’Assassin’s Creed, n’avait en définitive plus grand-chose à proposer pour les joueurs et joueuses qui espéraient des jeux d’action-aventure. Bref, rien qu’avec cette annonce, l’espoir de voir le Prince de Perse revenir sur le devant de la scène se fait sentir et ça ne fait pas de mal en soi même si l’on peut toujours craindre de voir Ubisoft retomber dans ses travers habituels et mieux ressortir la licence pour l’exploiter à fond et l’épuiser.
Metroidvania classique mais efficace ?
Le plus intéressant de prime abord, c’est sans doute la forme sous laquelle Prince of Persia revient. Après une poignée d’épisodes 3D qu’Ubi a largement orientés autour d’une recette « platformer d’action » et dont le studio n’a jamais voulu trop changer, The Lost Crown fait le choix du metroidvania. Un terme que j’avoue ne chérir que partiellement tant ce sous-genre s’est depuis longtemps décliné en bien des variantes qui n’empruntent pas nécessairement autant à Metroid qu’à Castlevania.
Mais au-delà de toutes les subtilités que ce terme peut en réalité cacher (on pense aux titres qui y mêlent désormais des composantes de rogue like notamment), il demeure bien pratique pour donner instantanément une image mentale de ce qu’un jeu a à proposer lorsqu’on lui accole cet épithète. On pense à une vue en 2D, à des allers-retours, à la nécessité d’obtenir des objets pour débloquer des endroits vus plus tôt dans le jeu, à une amélioration du personnage via des aspects hérités du RPG et ainsi de suite…

Tout cela, on le retrouve dans The Lost Crown.
Le jeu compose en effet l’intégralité de son architecture sur les fondations les plus solides du genre. Pour autant, ce n’est pas exactement ce que le titre souhaite vendre dans ses premiers instants. Au cours d’une petite séquence introductive où nous incarnons Sargon (héros de cet épisode) au beau milieu d’une grande bataille, ce que The Lost Crown cherche avant tout à montrer, c’est tout son dynamisme.
Nous voilà en effet à apprendre les mouvements de base du jeu, ses gammes fondamentales de gameplay, et ce qui saute aux yeux c’est avant tout qu’Ubisoft a cherché à composer un titre où la vitesse et l’agilité seront mises en avant. Sargon court, saute, esquive, réalise des combos d’attaque au sol ou en l’air, le tout dans une chorégraphie qui, en définitive, n’est pas désagréable. Rappelant tant les apports faits à la saga Metroid dans les opus Samus Returns (3DS, 2017) et Dread (Switch, 2021) mais également certains aspects des combats de Hollow Knight, le jeu marque d’entrée son intention principale. Et dans cette dernière, on sent bien le côté Ubisoft, à savoir cet état d’esprit où l’on veut avant tout mettre en avant de l’action, du combat, quelque chose qui soit instantanément prenant et prompt à provoquer une petite montée d’adrénaline chez le joueur ou la joueuse.
Ce n’est qu’ensuite que l’aspect proprement metroidvania viendra réellement s’exposer. Une fois les différents temps du prologue passés et à partir du moment où nous mettons les pieds sur le mont Qaf – où se déroulera l’intrigue – le jeu commence enfin à mettre en avant cette dimension.

Dès les premiers tableaux, le pan action cède volontiers sa place au platformer, lequel ne manque évidemment pas de déjà mettre sous le nez des éléments qui nous amènent à comprendre qu’il faudra revenir plus tard. En effet, nous voilà en l’espace d’une demi-heure à observer des murs où la perspective d’un double-saut encore non acquis saute aux yeux, de même que des plateformes trop hautes pour être atteintes ou encore des portes verrouillées dont on se doute que leur accès se fera en réalité par l’autre côté à un moment où un autre. La chose se fait progressivement bien sûr et l’on se doutait bien qu’Ubisoft n’allait pas venir nous donner à jouer une vision trop tendue du genre dès ses premiers instants, ça va de soi. Mais le fait est qu’en dépit de cette apparente simplicité propre à un début de partie, la chose tourne assez bien.
Mais, en aparté et avant de développer ce que j’allais dire, un petit mot sur la question de l’accessibilité. Qu’on aime ou non Ubisoft, qui donne bien des raisons de ne pas aimer cette entreprise depuis de nombreuses années maintenant, il faut louer tout le travail abattu pour rendre leurs jeux accessibles sur tous les plans. Qu’il s’agisse de répondre aux différents handicaps qui peuvent affecter le public ou bien plus simplement de modules visant à personnaliser la difficulté, Ubi offre ici un panel de réglages tout à fait riche. Rien ou presque n’est laissé à part et cela reste un geste des plus respectables dans l’industrie actuelle.
Associons cela aux différents projets qui existent de nos jours quant à l’élaboration de matériels modulables et dédiés aux personnes en situation de handicap et on ne peut qu’être ravis de voir qu’une telle attention est portée sur ce sujet et sur ces publics qu’il convient d’enfin prendre pleinement en compte. Ces possibilités, bien appliquées, sont une formidable opportunité pour ouvrir les jeux à des personnes qui en étaient jusqu’ici privées par la force des choses.
Pour en revenir maintenant à ce que The Lost Crown propose une fois que nous avançons un peu dans le jeu, il est intéressant de constater que le titre repose pour l’essentiel sur les ingrédients classiques du genre.
Sans grande inventivité, Ubisoft a en effet conçu son titre comme une sorte de condensé de tout ce que les metroidvania ont pu offrir depuis l’invention du terme. En cela, ce Prince of Persia s’inscrit finalement dans une mode actuelle qui remet pleinement le genre sur le devant de la scène. Porté par des titres emblématiques allant de Hollow Knight à divers jeux issus de la scène rogue-like (que l’on peut voir comme une réappropriation des codes les plus primaires du genre mais appliqués selon une architecture nouvelle), ce style de jeux connaît en effet une nouvelle ère faite de représentants classiques et respectueux ou de véritables expérimentations (réussies ou non) puisant dans l’héritage du metroidvania et du jeu vidéo en général pour faire avancer encore la recette.
A titre d’exemple parmi les sorties les plus récentes, Ultros tend de son côté à pleinement établir ce pont jusqu’ici hésitant entre ce genre et celui du rogue-like justement. The Lost Crown quant à lui vise encore autre chose. A l’instar finalement de la philosophie qui paraît régir les productions Ubisoft, il semble en réalité surtout chercher l’approbation du public le plus large qui soit, quitte à se contenter de suivre des règles préconçues sans jamais chercher à les ébranler de quelque manière que ce soit. Pour le dire tout de go et avant que nous y revenions plus en détails : Prince of Persia – The Lost Crown est avant tout un jeu-témoin, vitrine complète de ce que le genre peut donner à jouer.

Mais attention, c’est un petit malin ! Car si avec du recul le titre semblera finalement bien chiche en audace, il n’en demeure pas moins un jeu qui marche en définitive plutôt bien. Je le disais plus haut, les premiers temps de jeu ne donnent pas vraiment matière à voir en quoi The Lost Crown propose quoi que ce soit de véritablement neuf, si ce n’est au regard de sa propre licence finalement. Mais à mesure que l’on avance, il tente tout de même de se faire ses propres idées et de renouveler un tant soit peu son gameplay. Cela passera pour l’essentiel par l’obtention de pouvoirs que Sargon, notre héros du jour, obtiendra en récoltant des plumes elles-mêmes obtenues en accomplissant les principales étapes de son aventure. Certaines des aptitudes ainsi apprises sont pour le moins classiques : arc, grappin qui ne dit pas son nom, possibilité de faire apparaître ou disparaître certaines plateformes à notre guise…

Rien de bien neuf sous le Soleil mais on reconnaîtra toutefois volontiers qu’au sein-même du microcosme propre à ce jeu, cela permet quand même de développer de nouvelles approches pour vaincre certains ennemis, au-delà de la simple réponse que ces quelques éléments apporteront naturellement aux multiples obstacles qui se révélaient jusqu’alors infranchissables. Je confesse par ailleurs tout de même un petit coup de cœur pour la mécanique du retour dans le temps, indissociable de la série et qui fait ici son retour sous la forme d’un pouvoir appelé Ombre du Simorgh et permettant de figer une copie de soi en un point donné et d’y revenir ensuite par la simple pression d’un bouton. Utile pour expérimenter certaines approches de plateformes, évidemment nécessaires à la résolution de certaines énigmes, ce pouvoir est aussi un fidèle (et même redoutable quand maîtrisé) allié en combat, permettant en effet de prendre un ennemi à revers pour mieux le surprendre ou éviter une de ses attaques. De même, le pouvoir de la Griffe Dimensionnelle m’a assez plu. Ce dernier permet de saisir un objet à distance pour le renvoyer vers un ennemi ou un obstacle, ou même de piéger une adversaire et de le retourner contre les autres ennemis présents.
Bref, The Lost Crown n’invente rien mais il serait faux d’y voir un jeu qui ne fonctionne pas pour autant. Il réussit en effet à suffisamment bien appliquer tous ces morceaux de game design pour que l’ensemble tourne très bien et s’avère en fin de compte plaisant à jouer. La volonté de dynamisme voulue par Ubisoft se ressent sans aucune difficulté et l’on se prend parfois à réaliser des cheminements très agréables par le simple fait que Sargon est d’une maniabilité et d’une agilité exemplaires, offrant en cela une capacité à jouer avec vitesse qui se révèle grisante (tant en déplacement qu’en combat, notez).
Le jeu tourne par ailleurs très bien et permet de mettre ces impressions en avant, y compris sur Switch. Si j’ai quand même noté quelques ralentissements lors de séquences cinématiques (rien de grave mais c’est toujours un peu pénible), le cours du jeu en lui-même ne souffre d’aucun véritable défaut de ce point de vue là et laisse en cela toute latitude pour pleinement profiter de cette fluidité voulue et, reconnaissons le, parfaitement atteinte en jeu. La vivacité de l’ensemble m’a en effet porté tout au long de l’aventure et j’ai objectivement pris plaisir à parcourir The Lost Crown.
Mais au terme de l’expérience, il demeure quand même cet arrière-goût de déjà vu. Cette impression d’avoir certes passé un bon moment mais qu’on doit moins cela aux idées propres au jeu concerné (qui n’en a pas tant que ça) qu’à celles d’autres titres parus auparavant et surtout récemment. En définitive, on s’interroge sur ce que veut véritablement être ce Prince of Persia. Une nouvelle proposition ? Ou bien la simple déclinaison sous couvert d’une licence connue de tout ce qui se fait déjà ailleurs ? Et à partir de là, la question qui se pose est celle de savoir où s’arrête la simple influence de ses prédécesseurs et où commence la pure feignantise.

D’emprunts en emprunts : un jeu sous influences
Je confesse volontiers que la dernière phrase lue juste au-dessus peut laisser croire que je m’apprête à intenter un procès contre Prince of Persia – The Lost Crown. Oui et non, ai-je envie de répondre. Aussi, avant de me lancer dans ce qui me gêne au regard de la proposition générale du jeu, je tiens à préciser quelques éléments.
Je ne compte pas attaquer le titre sur les éléments les plus fondamentaux de son game design. Avec sa volonté d’être un metroidvania, il est évident sur le papier que The Lost Crown ne peut qu’emprunter une somme d’idées de base qu’il lui faut mettre en place pour composer sa propre partition. Si l’on souhaite s’inscrire dans un genre en effet, difficile de ne pas revenir à quelques fondamentaux essentiels, cela va de soi. Indispensables à la bonne marche du projet, ils passeront alors certes pour du déjà vu mais il demeurera quasiment impossible de nier leur caractère essentiel.

Je dis « quasiment » cependant car en dépit de leur nécessaire mise en œuvre afin d’effectivement correspondre aux codes principaux du genre, ces éléments peuvent quand même être réinterprétés, réorganisés, repensés de manière à envisager les choses sous un nouveau jour. Un genre aura beau impliquer des règles de base en matière de conception, il restera toujours possible de les tordre – voire de s’affranchir de certaines – afin de renouveler la proposition et d’éviter en conséquence de s’enliser dans le classicisme. Non pas qu’un jeu classique soit fatalement mauvais, loin s’en faut, mais je reste intimement convaincu que c’est l’aptitude des équipes à s’éloigner un tant soit peu des modèles initiaux qui fera qu’un jeu marquera véritablement les esprits. Vous pouvez vous inspirer sans cesse de Metroid et Castlevania en reprenant leurs idées les plus inébranlables, rien ne vous empêchera de faire un bon jeu. Mais si vous arrivez en mettant sur la table une touche nouvelle qui viendra recomposer le genre (même dans une mesure minime), peut-être arriverez vous cette fois à faire un grand jeu.
Ce n’est pas pour rien que la Team Cherry a su faire de son Hollow Knight un immense succès : parce qu’en plus de parfaitement appliquer le schéma fondateur du metroidvania, il a su le digérer pour forger une expérience neuve dans bien des aspects. Et ce n’est pas pour rien que depuis quelques années, lorsque l’on parle de metroidvania, c’est ce jeu qui revient systématiquement sur la table. Mais attention, ce besoin d’envisager les choses sous un nouvel angle ne date pas d’hier et, au fond, le metroidvania lui-même découle de cet état d’esprit.
Je parlais de tordre les choses pour amener une expérience nouvelle et c’est exactement ce qu’aura fait Koji Igarashi au moment de développer Symphony of the Night au mitan des années 1990. En récupérant les idées des premiers Castlevania et en les associant à celles des Metroid, Iagarashi a non seulement contribué dans une grande part à la naissance du metroidvania tel qu’on l’entend depuis mais il a aussi et surtout livré un des jeux les plus emblématiques de la licence de Konami. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’on emploie parfois le terme Igavania pour évoquer les jeux qui répondent de cet héritage.

Il faut donc savoir se donner les moyens de ne pas simplement appliquer la recette et ses différentes variantes nées au cours des dernières décennies. Il faut apporter sa propre touche au tableau. Or, cela, The Lost Crown n’y parvient en aucun cas.
En parcourant le mont Qaf en compagnie de Sargon, ce qui va sauter aux yeux en réalité, c’est moins l’envie d’Ubisoft d’enrichir le genre que de simplement se reposer sur lui. Le jeu est en effet bourré de références de gameplay à certains classiques et notamment aux piliers essentiels que sont Metroid et Castlevania. L’intégralité du titre est en effet composée selon un schéma général qui, comme pour bon nombre d’autres jeux sortis auparavant, ne repose que sur les mécaniques essentielles de ces deux licences, à savoir un level design fait de plateformes et de zones parfaitement identifiables dans lesquelles il faudra faire des allers et retours en fonction des objets et compétences à notre disposition, le tout avec une composante RPG renvoyant essentiellement à l’obtention de bonus pour le héros qui lui permettront d’augmenter tout ou partie de ses capacités, de son endurance et de sa vitalité.
Alors, je le disais plus haut, en soi on pourrait finalement se contenter de cela. Se dire qu’en fin de compte The Lost Crown n’est qu’un metroidvania classique parmi tant d’autres et puis voilà. Sur le papier, une telle proposition pourrait certainement frustrer par son manque d’originalité mais savoir tout de même contenter son public par une bonne mise en place de ce classicisme justement. Après tout, un bon jeu classique est parfois meilleur à expérimenter qu’un jeu bourré de mauvaises nouvelles idées, alors à nous de nous montrer positifs un peu dans ces cas-là.
Cependant, ce Prince of Persia n’a pas envie de ça. Il n’a pas envie de se montrer banal et sans idées modernes. Il affiche au contraire une volonté de s’inscrire dans son temps, de rencontrer un public en recherche d’une proposition actualisée. Le problème alors, c’est qu’au lieu de voir en quoi il peut apporter ce regard neuf sur le genre, il va plutôt regarder ce que ses contemporains ont su proposer et leur emprunter sans vergogne.

Car si j’évoquais plus haut quelques éléments qui me semblent (dans la mesure de mes connaissances, limitées j’en conviens) relativement originaux au regard du reste de la production, The Lost Crown est surtout pétri d’influences dont il n’arrive absolument pas à se détacher. Comment ne pas observer ce maigre système d’amulettes sans penser, encore et toujours, à Hollow Knight ? The Lost Crown propose en effet un ensemble d’amulettes qui permettront d’améliorer divers aspects du personnage principal (parfois en contrepartie d’une diminution d’un autre élément), le tout avec la possibilité de n’en porter qu’un certain nombre, qui pourra être augmenté au cours de l’épopée. La chose fait inévitablement écho aux Charmes que le Chevalier peut porter dans Hollow Knight donc. Régies selon les mêmes règles et contraintes, les amulettes dont Sargon s’équipe n’offrent aucune variation qui permette de n’y voir qu’une influence. C’est un emprunt pur et simple, sans autre forme de réflexion, un copié-collé.
A cela – et je m’en tiendrai là car l’énumération serait aussi longue que fastidieuse – on pourra également ajouter tout ce qui touche au système de combat. Cette fois-ci, The Lost Crown emprunte non seulement à Hollow Knight mais aussi à deux des plus récentes itérations de la saga Metroid, à savoir Samus Returns et Dread, comme je l’évoquais rapidement plus haut. Par le dynamisme insufflé ou encore les possibilités de contres, les combats ici proposés par Ubisoft forment en définitive un pot-pourri de ce que ces autres jeux ont proposé en leur temps. Souvenons-nous que la vivacité apportée par MercurySteam aux affrontements de Samus Returns puis Dread constituaient pour l’époque une nouveauté au moins remarquable au sein de l’écosystème Metroid.
Voir ainsi Prince of Persia s’accaparer toute cette démarche et l’appliquer, on l’imagine, simplement parce que « ça fonctionne bien et ça plait », c’est assez triste en fait. Ça l’est tout autant que les variations que le titre cherche quand même à amener à ce gameplay viennent en fait d’ailleurs (les attaques aériennes de Hollow Knight, un système de combos rappelant Devil May Cry…). Et au bout du compte, The Lost Crown n’invente rien. Il juxtapose toutes ces idées et d’autres (qui ne sont pas les siennes) au service d’un objectif : répondre à une envie de séduire le public en lui mettant sous le nez un agrégat de ce qui a marché ailleurs. Tout cela autour d’une envie de retour à la 2D qui évoquerait le premier jeu de la série mais qui constituerait alors la seule part de personnalité proprement rattachée à l’identité de Prince of Persia, hélas.

A terme, cela pose finalement la question de la limite, tout à fait ténue, entre influence, référence et plagiat. En toute honnêteté, je me vois quand même mal vous parler de pur plagiat et j’avoue que je serais curieux de voir un juriste se pencher sur le cas d’un jeu qui emprunte autant d’éléments à d’autres titres parus avant lui, ne serait-ce que pour voir où se posent les limites. La chose m’apparaît en fait moins flagrante que dans le cas d’autres productions récentes telles que Deviator et Gleamlight, qui eux sont de véritables hontes tant elles pompent absolument tout à Hollow Knight, jusque dans des choix artistiques marqués.
Que peut alors vouloir dire cette somme d’emprunts que réalise Ubisoft auprès de ses contemporains ? Qu’est-ce que cela peut signifier de la part d’un studio qui a pourtant été pendant longtemps dans le cas inverse ? Après tout, dans les années 2000-2010, Ubisoft a largement imprimé sa propre influence sur l’industrie vidéoludique, notamment avec ses open worlds largement déclinés ensuite dans bien des héritiers parus çà et là et qui ont conduit à faire du « monde ouvert à la Ubisoft » un marqueur extrêmement fort de son temps avec des mécaniques indentifiables (tours de synchronisation notamment) qui ont été très largement reprises et diffusées. Et nous voilà face à ce même studio, ce mastodonte qui désormais se lance dans sa propre fouille aux idées neuves chez les autres pour mieux se les approprier.
Le renversement de situation étonnerait presque si l’on ne savait pas qu’Ubi est en réalité à la peine depuis un bout de temps. Si le chiffre d’affaires de l’entreprise reste colossal et permet d’imaginer une santé financière qu’il convient quand même de relativiser au regard des événements qui ont secoué Ubi ces dernières années, il masque en réalité les difficultés du studio à tenir la rampe. La timidité de l’event tenu lors du dernier Summer Game Fest témoigne par ailleurs de cette position délicate. Ubisoft a en fait du mal à garder son public, à en attirer un nouveau et à s’assurer la fidélité de tout ce petit monde. Marqué douloureusement par les affaires internes qui l’ont secoué (conditions de travail, comportements sexistes, difficultés de ventes sur certains gros titres…), le groupe est à la peine et ce n’est pas l’échec encore tout chaud du maudit Skull & Bones qui viendra rassurer.

Face à cela, Ubi a fait un choix : celui de la consensualité. Pour attirer le public vers lui, il faut que ses jeux répondent aux attentes de ce dernier. Et pour cela, il faut lui donner ce qui lui a déjà plu, le tout saupoudré des restes de l’aura d’Ubisoft. L’entreprise s’engage alors dans la voie où tout consiste à séduire aussi largement que possible. Il faut des jeux grand public (très grand public même), accessibles à tout le monde et qui soient nourris des forces observées chez les plus récents succès commerciaux et critiques. D’où Skull & Bones qui est devenu un jeu service à terme pour s’installer sur la même scène que tous les autres représentants de cette frange de jeux et qui génèrent des revenus ahurissants. D’où aussi Assassin’s Creed Mirage qui, dans un contexte de lassitude des mondes ouverts trop grands et trop chronophages, a ramassé son intrigue sur un espace plus réduit (même si c’est aussi à mettre dans le contexte de la saga en elle-même, qui a besoin de se réinventer un grand coup). D’où enfin ce Prince of Persia – The Lost Crown qui va chercher à s’attirer les faveurs du public en lui servant un grand mix de tout ce qui fonctionne ailleurs. L’affaire est réussie, le jeu est globalement bon, efficace sur le plan technique et sur celui de la jouabilité. Mais cette réussite, il la doit aussi pour beaucoup au sacrifice de son originalité propre.
Enfin, et sans remettre en cause les bonnes intentions qui animent aussi cette démarche, c’est aussi à travers ce prisme que peuvent être observées les nombreuses options de personnalisation de l’expérience qui sont ici proposées. The Lost Crown est un jeu qui se veut pour tout le monde, aussi accueillant que possible et cette débauche d’accessibilité (louable à jamais pour les situations de handicap encore une fois, permettez moi d’insister) interroge un peu sur sa sincérité.
Je parle bien ici des options qui ne touchent plus au handicap mais bien à la seule gestion de la difficulté. Dans une vidéo officielle d’Ubisoft, Rémi Boutin (game designer sur le jeu) évoque une question que l’équipe s’est posée durant le développement : « Comment faire un metroidvania ouvert à tout le monde ? ». Matthew Isidore (gameplay programmer), dans la même vidéo, évoque de son côté le fait qu’à l’issue des playtests, ils se sont rendus compte qu’une partie des joueurs et joueuses n’étaient pas à l’aise avec les wall jumps (sauts depuis un mur) car pas trop habitué(e)s aux jeux de plateforme. En conséquence, l’équipe a inclut un certain nombre d’aides invisibles qui rendent ces éléments plus aisés pour cette partie du public.
J’entends bien la bonne intention qui guide ces choix et je ne vais pas pleinement la remettre en question. Mais cela me pose question. A tant proposer de manières d’aménager la difficulté du jeu (plusieurs jauges permettent d’augmenter ou diminuer certains points de difficulté) et de le rendre plus accessible jusque dans l’implémentation d’aides invisibles pour faciliter l’expérience dans le cœur-même du gameplay, le jeu n’en oublie-t-il pas d’offrir un game design un tant soit peu personnel ?

La question renvoie certainement à l’éternel débat bien vain autour de la difficulté de Dark Souls et de la nécessité ou non d’y intégrer un mode Facile. Loin de moi l’envie d’y apporter une quelconque réponse aujourd’hui mais, à défaut de trancher, je voudrais quand même dire qu’on est encore sur un autre sujet ici. L’ajout d’un éventuel mode Facile dans Dark Souls est une chose et ne viendrait pas remettre en question la difficulté classique de la série (après tout, il y aurait toujours un mode Normal pour les puristes, tout irait bien). En revanche, le fait de volontairement lisser de manière générale les aspérités d’un gameplay donné pour le rendre de facto plus simple afin de faire venir à soi un public qui n’est peut-être pas le public-cible initial, c’est encore autre chose.
C’est un nivellement qui s’opère et qui, à mon sens, ne va peut-être pas totalement dans le bon sens. Ou plutôt, disons qu’il est potentiellement guidé par les mauvaises intentions. Ce lissage ne devrait être l’objet que d’un mode de difficulté donné et non une règle générale appliquée au jeu dans son ensemble, dans sons essence, quelle que soit la difficulté dans laquelle on joue. A titre personnel, je m’en suis bien rendu compte. Habitué des metroidvania et des jeux de plateformes depuis bien longtemps, j’ai trouvé en jouant en mode Normal (si tel est son nom, je ne me souviens plus) le platforming de ce jeu beaucoup trop aisé à dompter. Une simplicité d’accès qui tranche par ailleurs avec d’autres points de difficulté (notamment les combats de boss) et qui donne le sentiment de jouer à un titre disparate. Le visionnage de la vidéo partagée plus haut me permet désormais de comprendre pourquoi.
En peu de mots enfin : un jeu doit-il nécessairement rendre sa difficulté aussi ouverte à toutes et tous, quitte à se simplifier dans les grandes largeurs pour faire venir tout ce petit monde à lui ? N’y a-t-il pas un juste milieu à trouver entre une radicalité de proposition poussé à son paroxysme (comme chez From Software donc) et une absence complète de celle-ci comme c’est le cas ici ? En définitive, on se le demande : où s’arrête l’envie d’ouvrir un jeu à un public plus large et où commence celle de juste vendre toujours plus d’exemplaires ? Par ses choix, dont certains seront masqués derrière le lustre respectable de l’accessibilité aux personnes en situation de handicap, ainsi que par ses emprunts que nous évoquions, Ubi fait le choix d’une expérience aussi consensuelle que possible afin de se vendre par palettes entières.
Quel étrange cas que celui de ce Prince of Persia – The Lost Crown. En s’appuyant sur les acquis formulés par ses nombreux prédécesseurs du genre, le titre d’Ubi Montpellier se révèle être un metroidvania qui, dans les grandes largeurs, fonctionne bien. Dynamique, vif, pas déplaisant à parcourir, c’est un jeu qui applique avec une certaine qualité les règles qu’il a choisies de respecter. Le problème c’est que ces dernières sont marquées par plusieurs aspects plus regrettables. Des emprunts en veux-tu en voilà qui ôtent à ce jeu toute l’originalité à laquelle il aurait pourtant pu prétendre. Un lissage de la difficulté pour simplifier l’expérience globale avant même de se poser la question de passer en mode Facile, le tout pour séduire le plus grand nombre.
The Lost Crown avait sur le papier bien des arguments mobilisables pour devenir un titre original, ne serait-ce qu’en mobilisant plus fortement l’héritage de gameplay de sa propre licence. Au lieu de cela, il ne cherche qu’à reproduire ce qui a déjà fonctionné tout en se sacrifiant parfois sur l’autel d’une quête des publics. Alors oui, dans l’ensemble c’est un jeu correct, qui fonctionne bien et qui se laisse jouer. Mais il n’y a vraiment pas de quoi s’en vanter.


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