[Kanto/Johto : carte de visite du Japon ? – La géo dans Pokémon, vol.1]
[Kalos : la France «carte postale» – La géo dans Pokémon, vol.2]
Retrouvez la première partie de ce dossier en cliquant sur ce lien.
Voici donc la seconde partie de ce dossier consacré au rapport à la nature dans les jeux Pokémon. Il y a deux semaines, je revenais globalement sur des aspects très géographiques en prenant les choses de manière assez concrète : paysages représentés, la vision que les équipes de développement ont appliquée sur lesdits paysages, comparaisons avec les pays dont les régions s’inspirent… Tout ça avait permis de mettre en avant le fait qu’on était dans une optique assez idéalisée de la nature tout en cherchant à respecter des réalités géographiques qu’on pourrait très simplement observer sur le terrain. Mais cette semaine on va un peu s’éloigner de tout ça et sur la base de ce postulat qui est que, oui, la nature est importante aux yeux de la licence Pokémon, je vais tâcher de vous montrer comment la réflexion sur ce sujet va au-delà des simples questionnements géographiques et aborde finalement des aspects plus culturels, sinon spirituels. Ouais, ça en jette, hein ?

Quand les visions traditionnelles s’inscrivent dans le jeu
Pour comprendre où je veux en venir, il faut se replonger dans les traditions japonaises, lesquelles sont particulièrement liées à la nature. Le Japon est en effet particulièrement ancré dans une vision animiste qui, traditionnellement, considère que la vie repose sur une symbiose parfaite avec la nature, laquelle est tout bonnement sacrée. Et si cette vision animiste a une telle importance c’est aussi parce qu’elle constitue la base du shintoïsme, l’une des principales religions nippones (aux côtés du bouddhisme qui n’est d’ailleurs pas en reste question animisme). Le shintoïsme insiste en effet sur cette idée d’une communion avec la nature.
Bon, on n’est pas là pour faire de la théologie ou de la philosophie mais, pour faire simple, l’animisme consiste en gros à voir les phénomènes et éléments naturels comme habités par des esprits auxquels sont dédiés de nombreux autels répartis un peu partout sur l’archipel nippon. Pour vous faire une idée assez précise de ce qu’est la vision animiste, je vous recommande de voir ou revoir Princesse Mononoke d’Hayao Miyazaki, film qui développe admirablement bien cette question. Dans le même registre, Mon Voisin Totoro peut être recommandable étant donné le rôle dudit Totoro, tout comme Le Voyage de Chihiro pourrait aussi être à ajouter sur la liste. Au début de ce dernier film d’ailleurs, vous pouvez voir quelques autels et petites statues qui illustrent assez bien ce que je disais juste avant. Enfin bref, chez Ghibli vous avez de quoi comprendre ce qu’est l’animisme.

Mais notre sujet ici c’est Pokémon et, justement, repensons vite fait aux versions Or et Argent et plus particulièrement au Bois aux Chênes. Qu’y trouvons-nous ? Un autel oui, consacré si l’on en croit les PNJ au protecteur de la forêt, ce qui n’est évidemment pas sans rappeler nos esprits de tout à l’heure. Mais là où ça devient intéressant c’est quand on nous dit quel est cet esprit protecteur : Celebi, un Pokémon ! Vous voyez où je veux en venir ? Non ? Bon, qu’est-ce qu’un Pokémon ? Une bestiole qui fait partie de la faune de cette licence et qui, particularité, est capable de développer des capacités dont bon nombre sont liées à la nature et aux éléments, d’où la typologie qui les trie (feu, eau, vol, électriques, plante, roche, etc.). Et si les Pokémon étaient, métaphoriquement parlant, les esprits que l’animisme consacre ? Après tout, on nous dit d’une part que Celebi est un esprit protecteur de la forêt et on nous dit aussi que les esprits évoqués dans les traditions animistes habitent les éléments et les phénomènes naturels.
Or, des phénomènes naturels, les Pokémon en produisent tout le temps ! Certains sont capables de provoquer des séismes tandis que d’autres peuvent utiliser le feu pour créer des déflagrations ou l’eau pour générer des typhons. Le lien entre nature et Pokémon est indéniable et contribue à mon sens à alimenter cette vision des choses. Mais allons encore plus loin (au point où on en est hein) et notons que l’animisme repose aussi sur l’idée qu’il existe – en plus de la myriade d’esprits qui habitent les êtres vivants, les éléments naturels mais aussi les objets – ce que l’on appelle des kamis. Il s’agit là d’esprits un chouïa plus costauds que les autres qui sont à l’origine de la création du Japon et qui peuvent d’ailleurs plus facilement prétendre au titre de divinités mais aussi et surtout qui peuvent être un élément naturel, un animal (ah ah, vous le voyez le lien avec les Pokémon là ?) ou une force créatrice de l’univers.

Ce dernier point m’amène à penser à autre chose que Celebi et son « banal » statut de protecteur du Bois aux Chênes. A mesure que les générations se sont succédées, la mythologie des jeux Pokémon s’est étoffée et c’est avec les versions Diamant et Perle sur DS que l’on a eu pour la première fois une évocation très claire de la question de la création de l’univers. Auparavant, les épisodes Rubis et Saphir avaient déjà amorcé cette approche en évoquant le cas de Kyogre et Groudon, lesquels pouvaient en quelque sorte être vus comme les dieux de la mer pour le premier et de la terre pour l’autre. Sans que cela ne soit clairement formulé, on pouvait même aller jusqu’à croire que Kyogre avait créé les océans tandis que Groudon avait sculpté les continents.
Mais avec les premiers épisodes sur DS, les choses prennent encore une ampleur particulière avec notamment le cas des Pokémon légendaires qui y apparaissent. En fait, si l’on prend tout ce qui nous est dit à leur sujet, les opus Diamant et Perle nous apprennent qu’Arceus serait né d’un œuf créé dans le néant et aurait ensuite donné naissance au monde ainsi qu’au Trio de la Création (Dialga, Palkia et Arceus) et aux Gardiens des Lacs de Sinnoh (Créhelf, Créfadet et Créfollet). On retrouve donc déjà cette idée de créature au caractère divin qui aurait façonné le monde et qui est inhérent aux kamis. Concernant les Gardiens des Lacs, on est là dans la même optique d’esprits protecteurs qu’on observait déjà avec Celebi pour le Bois aux Chênes de Johto. Quant à l’autre trio, Dialga nous est présenté comme le maître du temps, Palkia celui de l’espace et Giratina celui de l’anti-matière (Arceus étant d’ailleurs à l’opposé le maître de la matière puisqu’il aurait créé le monde et même l’univers et qu’il est capable de créer la vie à partir de rien).
Alors oui, je vous le concède, ça part un peu loin mais le but de Pokémon n’est pas non plus de faire dans le raisonnable, ça reste une œuvre de fiction. Mais le parallèle avec les visions traditionnelles japonaises est bien là avec cette mythologie qui fait clairement référence aux kamis. Ces derniers sont par ailleurs de nouveau évoqués dans les versions Noire et Blanche avec le trio légendaire formé par Fulguris, Boreas et Demeteros, dont l’apparence correspond à celle utilisée traditionnellement pour représenter les kamis.

Enfin bref, si je vous parle de tout ça c’est pour vous montrer comment le rapport à la nature dans les jeux Pokémon est imprégné des traditions japonaises shintoïstes et, de manière générale, animistes. On est donc bien au-delà de simples conceptions de gameplay strict ici et, d’une génération à l’autre, on retrouve dans ces jeux des références plus ou moins appuyées mais toujours présentes en filigrane à la question du rapport à la nature et en particulier aux concepts traditionnels nippons sur le sujet. En faisant cela, les équipes de Game Freak ne font cependant pas qu’introduire leur culture dans leurs jeux. Ils établissent une base qui consiste à dire grosso modo : « La nature est sacrée mais, même sans cela, elle est importante. Il nous faut en tenir compte et la protéger ». Et voilà qui m’amène à évoquer une dernière chose dans ce dossier : la question de l’écologie dans Pokémon.
Protéger l’environnement dans Pokémon
En fait, la question de l’écologie dans ces jeux se retrouve à travers deux aspects : la question énergétique – qu’on va évoquer tout de suite – et celle ensuite de la protection de la faune.
Mais avant cela, il faut bien se rendre compte que – de manière générale – la protection de l’environnement est un sujet délicat au Japon. Dans les années 1950/1960, l’archipel était soumis à une très forte pollution industrielle dont on est venu à bout grâce à des politique cohérentes. Cette idée de pollution, les premiers jeux Pokémon l’abordent assez furtivement à travers le cas d’un lieu bien spécifique : la centrale. Isolée, peu fréquentable, crade et délabrée, elle a tout de la grosse machine qui pue et qui troue la couche d’ozone cette saleté. Mais ce n’est là que le point de départ d’un cheminement qui s’est effectué tout au long de la saga. Les centrales des différentes régions ont en effet considérablement évolué à mesure que les générations de jeux se sont succédées. Cette idée de centrales de plus en plus louables sur le plan du respect de l’environnement peut être perçu comme une référence aux efforts déployés par le Japon en faveur de la planification environnementales en particulier depuis le début des années 1990.

Je n’évoque ces choses là que partiellement pour ne pas vous assommer mais il me semble qu’on peut voir dans la transformation progressive des centrales de Pokémon un écho intéressant à ces mesures. On passe alors d’un souci environnemental proche de zéro dans les premières versions à l’apparition des premières éoliennes dans les versions Diamant et Perle par exemple et à une centrale carrément high tech dans les versions X et Y, laquelle repose non seulement sur l’éolien mais aussi sur le solaire et le géothermique, trois sources d’énergie parmi les plus recommandables de notre époque (surtout le solaire et l’éolien en l’occurrence).

Concernant la protection de la faune, c’est compliqué. Enfin, « compliqué »…disons que c’est surtout notre rapport à cette dernière qui l’est. Dans Pokémon, il n’y a pas de WWF, de PETA ou de SPA pour défendre les bestiaux. Et pourquoi ? Parce qu’on n’a pas avec les Pokémon le rapport que nous entretenons dans la réalité avec les animaux, domestiques ou non. Oh il y a bien des similarités pourtant : on en adopte, on en capture, on en chasse… Mais on va aussi au-delà de tout ça. On les échange comme de vulgaires objets, on les fait combattre dans des duels où l’argent constitue une récompense indéboulonnable… Bref, ce genre de petites choses qui nous enverraient directement en prison dans la réalité. Dans Pokémon, notre relation avec la faune est d’un schizophrène complet. N’est-ce pas le professeur Chen qui, au tout début des versions Rouge et Bleue, nous rappelle à quel point les Pokémon sont avant tout des partenaires, tant dans le combat que dans le travail ? On voit d’ailleurs des Machoc travailler sur un chantier à Carmin sur Mer et des Machopeur jouer les magasiniers dans le supermarché de Doublonville. N’est-ce pas lui aussi qui nous dit sans cesse qu’il faut les traiter avec amour pour rendre nos liens plus forts encore et faire de nous des champions ? Ce rapport étrange est un acquis, un ça-va-de-soi complet qu’on ne remet JAMAIS en cause. « Oui, aimons nos Pokémon mais faisons-les tout de même lutter dans de violents combats dont ils sortiront soit vainqueurs, soit KO au point de ne plus pouvoir marcher ! ».
Il faut finalement attendre les versions Noire et Blanche pour qu’enfin la question soit posée : est-ce normal ? On aime les Pokémon, on les met au cœur de nos légendes, on en vénère certains qu’on voit même comme à l’origine de toute chose, on les pleure à Lavanville ou au Mont Mémoria mais ça ne nous empêche pas de les réduire en esclavage, celui-là même que N et sa Team Plasma viendront dénoncer dans ces deux opus DS. Enfin surtout N (pour ceux qui n’ont pas fait le jeu, la Team Plasma ou tout du moins son chef Ghetis, a d’autres plans en tête en réalité). N vient semer le doute dans l’esprit d’un joueur qui, jusqu’ici, ne s’était jamais ô grand jamais remis en question. C’est bien la première fois qu’on nous fait penser que, finalement, on n’est pas des gens si bien que ça. La chose n’est cependant pas fortement étendue dans les jeux qui sont sortis en suite car comment pourrait-on continuer à développer une série où l’on nous met constamment dans la peau du salaud ?

C’est finalement assez intéressant de voir comment on a toujours mis la nature au cœur de Pokémon tout en tardant à réellement parler de notre rapport à ces bestioles pourtant largement exploitées depuis 20 ans maintenant. Mais les choses se font petit à petit et les plus anciens dresseurs parmi lesquels je figure (et qui se sont déjà interrogés comme je le fais) ont déjà eu ce moment dans leur vie où ils se sont demandé quelle était leur légitimité dans tout ça. Car oui, ce n’est qu’un jeu avec des bébêtes fictives mais l’univers tout entier de la licence est conçu pour systématiquement nous ramener à notre vécu. Les Pokémon sont fait pour ressembler à des animaux et si cela est au départ innocent, ça ne l’est jamais complètement. Mais cette longue absence de question concrètement posée sur la façon dont on traite ces animaux est d’autant plus étonnante que le rapport à la nature, l’importance de cette dernière et sa protection ont toujours été mis au centre de l’attention des joueurs grâce aux différents éléments que j’ai évoqués jusqu’ici et en particulier dans cette partie du dossier.
On ne s’en rend donc pas forcément compte au premier abord mais il est pourtant bien là ce sujet du rapport à la nature dans Pokémon. Et il est vaste ! Bien des choses sont à dire et j’espère avoir réussi avec ce dossier à vous donner les bases de cette réflexion sous-jacente. Je vous invite en tous cas, à la lumière de ce que je vous ai raconté ici (et j’ose espérer que vous aurez apprécié la lecture), à vous (re)plonger dans les jeux de cette incroyable licence pour essayer de les observer avec un œil neuf. Et attendons de jouer aux deux nouvelles versions (Soleil et Lune, disponibles – officiellement – depuis le 23 Novembre chez nous) pour voir si la réflexion autour de l’environnement est de nouveau portée et, si oui, comment. Nul donc qu’avec son fort caractère insulaire, la toute nouvelle région d’Alola peut se prêter à l’exercice.
Pour ma part, je m’arrête ici, j’en ai déjà bien assez dit. Aux plus intéressés, je propose de (re)lire les précédents dossiers sur la géo dans Pokémon que j’avais publiés il y a quelque temps et qui devraient prochainement faire l’objet d’un léger lifting. Et puis, qui sait, je trouverai peut-être un jour l’inspiration (et le temps…) pour un volume 4.

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