Kurt Cobain & Mark Lanegan : The Jury ou le rendez-vous manqué

Pour conclure ce mois de Mars sur le blog, j’ai décidé de changer un peu d’approche et, au lieu de vous parler d’un jeu, d’un film ou d’une série, je vais vous raconter une histoire. Une histoire aussi brève qu’importante, toute en musique. Car c’est bien de cela dont il sera question aujourd’hui avec la brève aventure qui aura lié le temps de deux sessions en studio Kurt Cobain et Mark Lanegan, deux des noms les plus importants du grunge/rock alternatif de Seattle (et au-delà). Une histoire qui se résume au nom d’un groupe qui n’aura finalement jamais vraiment vu le jour : The Jury.

Kurt Cobain, Mark Lanegan : destins croisés

Nirvana à l’époque de Bleach (de gauche à droite) : Kurt Cobain, Krist Novoselic et Chad Channing.

Il est presque inutile de présenter Kurt Cobain, je n’en doute pas. Le chanteur et guitariste de Nirvana aura suffisamment marqué son temps et les esprits pour se passer d’une quelconque introduction. Mais revenons rapidement tout de même sur le fait qu’à l’époque où le projet The Jury prend forme, Cobain ne connaît pas encore la renommée qui sera la sienne par la suite. Nous sommes en 1989 et après quelques participations plus ou moins fructueuses à divers projets (Scratch It Out/Bikini Twilight avec The Go Team notamment), Kurt Cobain sort avec son groupe Nirvana le premier de leurs trois albums, au mois de Juin : Bleach. Pour la petite histoire qui n’intéressera ici que ceux qui ne la connaissent pas, Nirvana est au final le résultat de la lente gestation d’un projet né en 1985 quand Kurt fonde avec Matt Lukin et Dale Crover (le batteur des Melvins) le groupe Fecal Matter, lequel évoluera dès lors que Cobain commencera à jouer avec le bassiste Krist Novoselic à partir de 1987, année où ils fondent Nirvana en compagnie également d’Aaron Buckhard à la batterie. Ce dernier est remplacé par Crover puis Dave Foster et enfin Chad Channing l’année suivante. Channing sera alors l’homme derrière les fûts pour l’enregistrement de Bleach et la tournée qui ira avec.

A la même époque, l’alternatif et le grunge deviennent progressivement deux genres très présents sur les scènes de Seattle, où Nirvana se produit quand ce n’est pas Soundgarden, Mudhoney ou, dès 1990, Pearl Jam. Et parmi ces groupes se trouve également Screaming Trees, quatuor fondé en 1985 (comme Fecal Matter, tiens) par les frères Conner (Gary Lee à la guitare et Van à la basse), Mark Pickerel et un certain Mark Lanegan, alors âgé de 21 ans. A l’époque qui nous intéresse, la formation a déjà publié trois albums : Clairvoyance (1986), Even If and Especially When (1987) et Invisible Lantern (1988). Le quatrième, Buzz Factory, est en chantier et doit sortir à l’automne 1989.

Les Screaming Trees avec, debout, Mark Lanegan.

Enfin bref, chacun de leur côté, Cobain et Lanegan s’installent progressivement sur cette scène seattlienne (j’ai vérifié le gentilé) et, sans le savoir peut-être, contribuent à forger le grunge qui explosera au début des années 1990. Et comme souvent dans les milieux encore un peu underground, on se rend vite compte que le monde est petit alors, forcément, les deux musiciens finissent par se croiser, se rencontrer et même se côtoyer. Ensemble, ils se découvrent des envies musicales mais aussi des influences communes. Une amitié se forme alors entre Cobain et Lanegan, à laquelle s’ajoutera progressivement l’envie de travailler ensemble. Cela se concrétisera par quelques compositions faites à l’arrache, comme ça. Puis, tout bonnement, la réservation d’un studio pour deux jours au Reciprocal Recording, aujourd’hui fermé depuis plus de 20 ans.

The Jury : vie et mort d’un groupe en deux jours

Jack Endino, producteur de Bleach, est appelé pour superviser les enregistrements de The Jury.

Tout ceci nous amène donc au mois d’Août 1989. Deux mois après la sortie de Bleach, Cobain retourne en studio avec son camarade Lanegan pour enregistrer leur propre album. Le premier amène avec lui son Novoselic de bassiste tandis que le second recrute Mark Pickerel pour tenir les fûts. A eux quatre, ils forment un début de groupe, que le chanteur de Nirvana propose de baptiser Lithium. Mais ce sera The Jury, cette proposition de Pickerel remportant le plus de suffrages. Côté prod, c’est Jack Endino, le gars qui a supervisé l’enregistrement de Bleach, qui est appelé par Cobain et Lanegan. Pour l’anecdote, Endino a baptisé le groupe Screaming Nirvana dans ses notes, fusion évidente des noms des formations d’origine des membres de ce projet.

Mais d’ailleurs, quel est-il exactement ce projet ? A la base, l’idée de Cobain et Lanegan est clairement de composer un album à eux, avec leurs propres créations dessus. Sauf qu’en arrivant au studio le premier jour, ils ont changé d’avis. Le livret du coffret With the Lights Out de Nirvana, sorti en 2004 nous en apprend d’ailleurs plus sur ce revirement. Endino raconte :

Quand ils se sont montrés, ils ont dit : « En fait, on a essayé d’écrire quelques chansons mais on ne les a pas enregistrées et on a tout oublié. Alors on va faire des chansons de Leadbelly à la place ! »

Alea jacta est donc, The Jury va enregistrer un album de reprises ! Pour ceux qui ne le connaissent pas, Leadbelly, idole commune de Lanegan et Cobain qu’ils ont beaucoup écouté ensemble, était un chanteur et guitariste folk/blues de la première moitié du XXème siècle. C’est à lui que l’on doit un certain nombre de grands morceaux comme ses reprises de The House of the Rising Sun ou Black Betty, Ain’t it a Shame, They Hung Him On a Cross ou Where Did You Sleep Last Night? notamment. Je ne cite d’ailleurs pas ces trois derniers titres par hasard puisqu’ils seront tous réinterprétés par The Jury lors de ces sessions d’Août 1989.

Leadbelly était l’une des influences communes de Kurt Cobain et Mark Lanegan.

Le 20 Août 1989, The Jury entre en studio pour la première fois, bien déterminé à bosser du Leadbelly à leur façon. La seconde session a lieu 8 jours plus tard et sera la dernière.
Entretemps, ils auront enregistré quatre titres, tous repris du répertoire du chanteur folk. Le premier n’est autre que l’ultra-connu Where Did You Sleep Last Night?. Pour ce morceau, Mark Lanegan prend la place de chanteur tandis que Cobain s’activera à la guitare et sur les chœurs. En ressort à mon sens une version pas si éloignée de l’esprit de la chanson d’origine. Là où Leadbelly avait composé un air assez trainant et emprunt d’une mélancolie certaine, The Jury aura su y ajouter un côté encore plus sombre porté notamment par la basse très appuyée de Novoselic mais aussi et surtout par la voix ténébreuse de Lanegan et, en fin de piste, les chœurs hurlants de Cobain.

C’est ensuite au tour de Cobain de prendre le micro sur deux autres titres : They Hung Him On a Cross et Ain’t It a Shame.
Dans le premier cas, il apparaît que le groupe cherche pour l’essentiel à coller à l’ambiance originelle de la chanson de Leadbelly en proposant une version en quelque sorte très bluesy, sans plus de chichis. Kurt Cobain ira jusqu’à prendre par moments cette voix qu’on l’aura également entendu plus tard employer sur des chansons comme Spank Thru avec ce côté très « patate chaude », particulièrement présent en début de titre sur They Hung Him on a Cross.

Avec Ain’t It a Shame, c’est tout autre chose en revanche. Loin, très loin, de la version de Leadbelly, où ce dernier ce contentait de chanter en battant la mesure avec ses mains, The Jury propose ici quelque chose de totalement imprégné de l’esprit grunge de l’époque. Guitare saturées, riffs qui vont droit au but sans vraies concessions et avec pour seul solo les cris du leader de Nirvana, cette cover est rythmée, brutale, incisive même.
Et c’est à mon avis là que se trouve tout le potentiel de cet éphémère groupe ! The Jury aurait pu être un side project qui n’aurait rien eu à envier aux autres formations du genre de Seattle et qui aurait sans problème pu se faire sa place au milieu de tout ça. Nul doute que le combo Lanegan/Cobain aurait pu apporter quelque chose d’éminemment intéressant à écouter et Ain’t It a Shame en est une preuve.

Dernière piste enregistrée, Grey Goose. A l’origine chantée, The Jury ne la reprendra ici qu’en instrumental dans une version qui, un peu comme Where Did You Sleep Last Night?, respecte ce qu’avait fait Leadbelly tout en y ajoutant un côté plus sombre. A la différence que le côté ténébreux n’est plus ici à attribuer à la voix de Lanegan mais à ces guitares sourdes dont chaque note semble peser lourdement sur une mélodie mélancolique au possible et d’une lenteur qui ne fait que renforcer cet aspect. Puis la chose commence à accélérer au bout d’un peu plus d’une minute, se parant toujours un peu plus de ce côté grunge qui émane au final de chacune de ces reprises et qui se fait encore plus entendre sur Grey Goose après deux minutes.

Quatre petits tours et puis s’en vont : le 28 Août, ces quatre titres sont enregistrés et The Jury s’arrête avant même d’avoir quoi que ce soit de plus à proposer. A cet arrêt brutal, plusieurs explications sont données, notamment par Mark Lanegan. En 2009, lors d’un entretien avec Daniel House, il affirmait :

Au final, on a rapidement perdu l’intérêt pour ça, réalisant que ce n’était pas aussi cool que les originaux qu’on aimait écouter…

Mais celui qui semble le plus frustré par cet abandon si rapide, c’est sans doute Mark Pickerel, lequel renvoie en gros la faute sur Lanegan et Cobain en 2004 auprès de Gillian Gaar :

On aurait dit des collégiens à une boum, en train de faire tapisserie. C’était vraiment frustrant. Aucun ne voulait être à l’initiative pour prendre des décisions comme « Je veux chanter cette chanson » ou « Je pense que tu devrais faire le premier couplet puis je viendrai pour le refrain et je ferai le second ». […] J’avais vraiment de grands espoirs pour ce projet, je voulais que ce soit un groupe qui marche.

Et à l’écoute de ces quatre enregistrements, on ne peut que comprendre et même rejoindre la frustration de Pickerel : ça semblait pourtant si prometteur ! Mais comme l’aura dit le batteur, ce n’était peut-être pas le destin de ce groupe de fonctionner sur la durée. Est-ce que ces deux sessions auront été vaines pour autant ? Pas vraiment.

L’après : carrières et influences

Quand des artistes se mettent à créer un truc qui n’aboutit pas totalement, il y a généralement deux options : soit on n’en entend jamais parler, soit on le découvre progressivement, le résultat de ce travail étant disséminé un peu partout. Dans le cas de The Jury, les reprises ont été révélées (officiellement) en 1990 puis en 2004.

Ce coffret est une jolie pépite pour les fans.

Trois de ces chansons apparaissent ainsi dans le coffret With the Lights Out, compilation de faces B et autres démos de Nirvana (ce qui leur vaudra souvent d’être créditées au seul nom de Nirvana comme c’est le cas dans deux des vidéos que j’ai postées dans cet article). Ain’t it a Shame, Grey Goose et They Hung Him on a Cross viennent alors témoigner officiellement de cette si courte collaboration et font découvrir aux amateurs de Nirvana qui les ignoraient peut-être jusqu’alors, trois interprétations dont le côté grunge/alternatif se remarque d’autant plus dans cette compilation qu’elles se marient admirablement avec le reste des chansons présentées, prouvant s’il le fallait encore à quel point ces covers étaient réussies.

Quant à la suite des événements pour Nirvana et Kurt Cobain, tout le monde connaît l’histoire. Le groupe retourne en studio avec son nouveau batteur, Dave Grohl, enregistre Nervermind et accède à une célébrité étourdissante qui coupera court à toute possibilité de retenter l’expérience The Jury de nouveau. Cobain d’ailleurs ne fera plus beaucoup de projets annexes par la suite et ces derniers se comptent sur les doigts de la main : l’EP The « Priest » They Called Him avec William S. Burroughs en 1993, les guitares et percussions sur deux titres de l’album Houdini des Melvins toujours en 1993 et enfin les chœurs sur deux morceaux de Live Through This de Hole, sorti en 1994, quelques jours seulement après le suicide du chanteur. Un hommage lui sera d’ailleurs rendu dans le documentaire Hype! en 1996, où des images de Cobain accompagnent la chanson The River Rise, extraite du deuxième album solo de Mark Lanegan : Whiskey for the Holy Ghost.

Pochette de The Winding Sheet, premier album solo de Mark Lanegan.

Et justement, puisque l’on parle de Mark Lanegan, dès l’année qui a suivi ces deux sessions en studio, il a sorti son premier album solo en parallèle de sa carrière avec les Screaming Trees et c’est sur ce dernier que figure la reprise de Where Did You Sleep Last Night? enregistrée avec The Jury.

Car ce qu’il faut savoir, c’est qu’en allant voir le label Sub Pop (celui du Bleach de Nirvana et qui aurait dû sortir l’album de The Jury), Mark Lanegan s’est vu offrir à la place de cet opus avorté le financement de son premier album solo. C’est ainsi que The Winding Sheet fut financé, enregistré et publié dans la foulée de ce semi-échec. Un album amplement teinté de la même ambiance que celle présente sur la reprise qu’il inclut et sur lequel le chanteur de Nirvana participe de nouveau puisqu’il prête sa voix sur la cinquième piste de l’album, Down in the Dark, qui s’ajoute donc à la liste des collaborations de Kurt Cobain que j’évoquais plus haut.

Au-delà de cette seule nouvelle participation, The Winding Sheet (et par extension tout le travail mené en Août 89) aura eu une grande influence sur Nirvana, Dave Grohl notamment le considérant tout simplement comme l’un des meilleurs albums de tous les temps. Le batteur de Nirvana affirme également que cet opus fondateur de la carrière solo de Lanegan a largement influencé le MTV Unplugged enregistré par la bande à Cobain en 1993 à New York. Un show où, justement, le chanteur fait un clin d’œil à son ami Lanegan en reprenant à son tour Where Did You Sleep Last Night? dans ce qui deviendra une des versions les plus connues de la chanson.

Lanegan, de nos jours.

Pour conclure, cet album aura été déterminant dans la carrière de Mark Lanegan puisqu’il fut le premier d’une série longue de 18 opus dont le dernier date de l’année dernière. Mais surtout, il aura permis au chanteur de se faire une place très importante dans le monde du rock alternatif et d’y avoir une influence certaine. Et si les Screaming Trees se sont finalement séparés en 1997, Lanegan a non seulement poursuivi sa route en solo mais aura également rejoint les Queens of the Stone Age en tant que membre à part entière de 2001 à 2005, le temps de trois albums (il participera à quelques suivants jusqu’en 2013 mais de manière plus ponctuelle) ; il a formé le duo The Gutter Twins en 2003 avec Greg Dulli des Afghan Twins et de Twilight Sisters ; mais surtout il a cumulé les participations avec un très grand nombre de groupes et artistes tels que les Eagles of Death Metal, Mad Season, Mondo Generator, les Dead Weather, Nick Cave et Warren Ellis ou encore PJ Harvey !
Nul doute à avoir quant au talent de Mark Lanegan, amplement reconnu par ses pairs, mais qui sait si, sans ces deux sessions de la fin du mois d’Août 1989, son chemin aurait été le même ?

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Telle est donc la courte histoire de The Jury, side project de deux des noms majeurs du rock alternatif du Nord-Ouest des Etats-Unis et dont les promesses étaient pourtant aussi grandes que sa durée de vie fut brève. Restent quatre morceaux, pépites sous bien des aspects et témoignages de deux passages en studio sans doute portés par l’enthousiasme de travailler entre potes sur un projet cool mais qui n’avait malheureusement peut-être pas plus d’ambition que ça. Hélas pour les fans et amateurs du genre !

5 réflexions sur “Kurt Cobain & Mark Lanegan : The Jury ou le rendez-vous manqué

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