Alors que Jack White embrasait La Cigale sous mes yeux le 21 Février dernier puis Le Trianon les deux soirs suivants, il me prend l’envie de revenir une nouvelle fois sur l’illustre chanteur et guitariste. C’est que le musicien a marqué l’actualité musicale ces derniers mois avec la sortie de son sixième album solo, No Name. Un album qui, avant d’envahir les bacs de nos disquaires, a fait l’objet d’une non-annonce, d’une non-sortie et d’une non-promotion qui signent l’envie de White de revenir avec cet opus à une forme d’authenticité brute, dans la musique et dans la façon de la distribuer.

Commençons par quelques rappels. Evidemment, on a déjà pas mal parlé de Jack White sur ce blog, et notamment de ses activités les plus récentes. Mais je crois qu’il est important de se remettre tout cela en tête avant de parler de No Name, album qui ne prend à mon avis tout sens qu’à l’aune de ce que White a pu produire ces dernières années.

Jack White en 2024. Photo : David James Swanson

Je ne vais pas ici revenir sur l’entièreté de la carrière solo de Jack White mais plutôt sur la période qui court de 2018 à nos jours. Car c’est sans conteste dans ces quelques années que le musicien a fait le plus évoluer sa musique.

En effet, si Blunderbuss et Lazaretto (respectivement en 2012 et 2014) marquaient déjà une rupture par rapport à ses précédents projets et notamment par rapport aux White Stripes, ces deux premiers albums s’inscrivaient néanmoins dans une forme de continuité. White y portait en effet un peu plus en avant des essais nés dans les derniers temps des White Stripes (sur Icky Thump en particulier, en 2007) mais que l’on pouvait également retrouver dans sa discographie avec les Dead Weather, même s’il y délègue plus souvent qu’à l’accoutumée l’écriture et la composition. Pour dire le moins, le style que White s’employait à développer dans ces opus solo ne dénotait pas spécialement pour quiconque aurait au moins un peu suivi l’évolution de sa carrière avec les Stripes, les Raconteurs et les Dead Weather.

Mais en 2018, après quatre longues années uniquement ponctuées de la sortie de l’ultime album des Dead Weather (Dodge and Burn, 2015), Jack White propose Boarding House Reach. Un retour attendu et fracassant en ce sens qu’il marque définitivement un tournant dans sa carrière. J’en parlais à l’époque dans une chronique dédiée mais le fait est que Boarding House Reach se démarque totalement de ses prédécesseurs par ses envies d’expérimentations, bien plus grandes qu’auparavant.

Si le début de l’album laissait entendre ces velléités expérimentales, il donnait toutefois le sentiment d’évoluer en terrain connu et de n’assister en définitive qu’à l’évolution naturelle du son propre à Jack White. Du reste, après une poignée de titres, le tout bascule. Avec le titre Corporation comme point de non retour, White signe sur le reste de l’album un bouleversement total de ses habitudes (et des nôtres). Puisant autant dans l’electro et le hip hop que dans le jazz et la musique d’inspiration folklorique, White compose ici un pot pourri très perturbant, certes, mais au final génial qui n’aura toutefois pas manqué de diviser l’auditoire, voire d’en laisser une partie sur le côté.

Au sortir de cette écoute (et des nombreuses autres nécessaires pour bien faire le tour de ce changement qui venait de s’opérer), on ne pouvait que s’interroger quant à l’avenir. Si après trois albums le parcours solo de Jack White l’avait conduit à une telle transfiguration, quels horizons allait-il viser et atteindre dans les années suivantes ? La question demeurera sans réponse jusqu’en 2022 et la sortie de non pas un mais bien deux successeurs : Entering Heaven Alive et Fear of the Dawn.

Jack White en 2022. Photo : Paige Sara

Quatre ans plus tard donc, White marque de nouveau les esprits avec cette idée de sortir deux albums. Un choix que le musicien justifie en évoquant, comme je le rappelais dans ma chronique d’alors, l’hétérogénéité des morceaux composés pour l’occasion. Rien de mieux alors que de diviser le tout en deux ensembles, l’un dans la droite lignée de Boarding House Reach, l’autre plus en adéquation avec les influences initiales et le style premier de Jack White. Un choix des plus judicieux qui offrira l’opportunité à chacun de ces deux nouveaux albums de s’épargner le risque d’une incohérence qui aurait nui au projet et donc de se révéler très satisfaisants. Mieux encore : ce faisant, White a réussi une pirouette en « réconciliant » toutes ses intentions musicales, variées, bigarrées même, sous la seule bannière de sa carrière solo. Une bannière renouvelée, toute bleue et sous laquelle se réunissent autant le White solo que celui des Stripes, celui des Raconteurs et celui des Dead Weather.

En effet, le chemin qu’il s’était tracé depuis 2012 semblait l’avoir peu à peu éloigné des sonorités qu’il a forgées dans les années 2000. Des sons hérités de ses premières expériences musicales et qu’il a travaillés, consolidés, forgés à son image finalement, dans cette optique qui a toujours été la sienne – si l’on en croit les témoignages de ses plus anciens camarades de musique – de créer quelque chose qui lui soit propre. Une identité qui est indissociable du revival garage des années 2000 dont les White Stripes furent une des figures de proue.

Une identité que d’aucuns auraient pu croire disparue ensuite tant Jack White a fait évoluer sa musique. Mais à bien y regarder, elle n’a jamais fait que se renforcer elle aussi, s’enrichissant à chaque album des nouvelles idées du musicien, fidèle à son mantra : être lui-même. Cette identité aura alors pu sembler multiple, schizophrène presque, mais elle n’est en fin de compte « que » riche et complexe. Cette dualité, le diptyque de 2022 l’a sans doute bien illustré, tout en se formulant telle une carte du voyage musical qu’a été celui de Jack White jusqu’alors.

Jack White sur scène pendant le No Name Tour. Photo : Aaron J. Thornton

Ainsi « réuni » en un artiste au style marqué, unique et protéiforme, White revient alors fin 2024 avec No Name. Un album particulier à son tour, à plus d’un titre. Il l’est notamment parce qu’il confirme la nouvelle trajectoire du musicien, désireux de composer des œuvres parfaitement situées à la confluence de toutes ses influences et de toute sa palette. Là où Fear of the Dawn et Entering Heaven Alive pouvaient donc être perçus comme une carte traçant le parcours de la musique de Jack White, No Name peut sans doute être vu comme son « album-synthèse » tant il le résume tout entier. Acceptant pleinement la variété de ses tons, ne reniant absolument rien de ce qu’il peut proposer, White décline tout cela dans cet album.

Mais avant d’en discuter, il y a un autre élément à évoquer : la façon dont cet album est sorti. Une démarche étonnante mais qui, en revenant à l’essentiel et en remettant la musique en elle-même au cœur du processus, se veut authentique, à l’image de son initiateur.

No Name ne peut être évoqué sans parler de la façon dont il a été commercialisé. Car au-delà du caractère étonnant de la démarche de Jack White autour de cet album, qu’une partie du public caractérisera peut-être finalement comme un banal coup marketing, il y a je crois l’expression d’une vision de ce qu’est la musique et de la façon dont elle devrait être transmise.

C’est que White, au-delà de composer et distribuer sa musique, se veut aussi être un formidable passeur. Par son label Third Man Records, il a toujours cherché à proposer une vitrine à la musique, au sens large. Ne s’encombrant pas spécialement d’une limitation en termes de genres proposés, White signe avant tout des artistes qui semblent lui plaire, lui parler, conférant alors aux groupes et musiciens une visibilité non-négligeable, qu’il s’agisse de sortir leurs albums ou de leur proposer un passage par la célèbre Blue Room le temps d’un live ensuite rendu sur disque.

A cela s’ajoute la démarche qui consiste à retrouver des vieux enregistrements et à les ressortir. Dans une optique qu’on qualifiera sans peine de patrimoniale, Third Man Records s’emploie à faire vivre la musique américaine historique en proposant une nouvelle vie à de vieux titres d’artistes emblématiques et essentiels tels que Lead Belly, Mississippi John Hurt ou encore Roy Orbison, dont le label a ressorti des enregistrements de l’époque Sun Records par exemple.

Ben Blackwell, archiviste chez Third Man Records

Appuyé en cela par le travail de Ben Blackwell*, archiviste pour Third Man, White contribue donc à une certaine sauvegarde de la musique et surtout à sa transmission, qu’il s’agisse de promouvoir les productions actuelles ou de faire perpétuer l’héritage musical américain. Côté public, une des traductions de cette philosophie sera les fameux Vault Packages. L’affaire consiste en une formule d’abonnement qui permet de recevoir, chaque trimestre, un nouveau pack contenant un disque (édition limitée, réédition, lives…) accompagné de diverses choses telles que des posters, livres de photos, badges et autres goodies… Les Vault Packages permettent de mettre la main sur des objets musicaux impossibles à trouver sans cela. A titre d’exemple, un certain nombre d’enregistrements que j’évoquais dans mon portrait de Jack White avant les Stripes ont fait l’objet d’une réédition exclusive dans ce cadre. Introuvables autrement, les albums Whatcha Doin’ de The Go ou Live at the Gold Dollar de Two-Star Tabernacle ont bénéficié de ce traitement.

*Ben Blackwell qui, souvenez-vous, est le neveu
de Jack White, avec qui il a partagé la scène
entre 1998 et 1999 avec l’éphémère groupe
Jack White & The Bricks.

A bien y regarder donc, tout cela fait sens avec la manière dont No Name a été mis sur le marché, dans cette idée de mettre la musique, et strictement la musique, au cœur des préoccupations. Ou plutôt devrais-je dire la façon dont il n’a pas été mis sur le marché. Une façon de faire qui m’est revenue en tête au moment de retrouver Jack White sur la scène de La Cigale à Paris. Une salle plus petite qu’à l’accoutumée (un peu moins de 1 400 places), lui qui privilégie plutôt l’Olympia lorsqu’il vient en France (2 800 places). Sans parler des deux dates suivantes au Trianon, salle encore plus petite avec un tout petit peu moins de 1 100 places.

Je me permets un aparté avant d’entrer dans le vif du sujet mais c’est qu’avec cette tournée, White a décidé d’investir des lieux plus réduits, plus intimes presque, ramenant en cela une proximité avec le public qu’on ne trouve plus désormais chez des artistes de cette envergure : les veinards arrivés assez tôt à La Cigale étaient collés à la scène, accoudés à elle même, sans aucune barrière pour séparer la foule du quatuor à l’œuvre. « A l’ancienne » pourrait-on dire. Mieux encore, les premières dates ont elles aussi fait l’objet d’une attention particulière. En effet, elles n’étaient annoncés que quelques jours avant la date prévue, ajoutant encore à cet effet de surprise général qui entoure l’album depuis le début. Si une tournée en bonne et due forme avec de nombreuses dates prévues sur plusieurs mois a finalement été dévoilée, White a toutefois entretenu le suspense durant plusieurs semaines, donnant même l’impression de traverser l’Atlantique du jour au lendemain lorsqu’il a annoncé ses premières dates britanniques.

Jack White en live à La Cigale, accompagné de Bobby Emmett aux claviers, Patrick Keeler à la batterie et Dominic Davis à la basse, le 21 Février 2025. Photo personnelle.

Reste qu’à travers ces choix, Jack White donne le sentiment d’opérer une forme de retour aux fondamentaux. Parmi ceux-là, cette idée de proximité, de transmission de la musique au plus proche. Dans un contact aussi fort que possible avec son public, White remet sa musique au centre de l’équation, du lien qui nous lie à lui. Qu’il soit Jack White importe peu en définitive. A tel point que son nom ne figurait même pas sur le premier pressage de No Name. Ce dernier, intégralement blanc (pochette comme vinyle) ne comportait aucun signe distinctif, si ce n’est cette mention No Name en lettres capitales bleues, comme taponnées à la main. Pas de mention d’artiste, pas de liste de titres, rien. Le disque et ses enregistrements, point. Le contenu et le contenant.

D’un blanc immaculé, seulement orné de la mention « NO NAME » en bleu, le premier pressage de l’album est devenu particulièrement prisé.

Mais le plus iconoclaste concernant cette première version de l’album, c’est sans aucun doute possible la façon dont il a distribué. Il n’y avait qu’une poignée d’endroits pour se le procurer : les boutiques Third Man Records, à Nashville, Détroit et Londres. Plus farfelu encore, le disque n’était même pas en rayon. Au lieu de cela, il était subrepticement glissé dans les sacs des clients par le personnel. Sans que rien ne soit dit en amont, qu’aucune annonce n’ait été faite à ce sujet, tout achat dans la boutique vous donnait droit au disque, édité en nombre limité. Nombreuses furent les personnes à ne découvrir la présence dudit vinyle qu’une fois rentré chez elles. Et à l’écoute, stupéfaction : du Jack White !

Et sans que ce disque surprise ne fasse l’objet d’une quelconque communication formelle, demeure tout de même une invitation : le partager, autant que possible, quitte à le pirater. Le dire à 7 amis, qui le diront eux-mêmes à 7 de leurs amis, consigne évoquant les paroles d’un des titres de cet album, Archbishop Harold Holmes : « But you must tell seven friends. You must bring seven friends. And don’t be selfish and keep this all for yourself » (« Mais tu dois le dire à sept amis. Tu dois amener sept amis. Ne sois pas égoïste et ne garde pas ça pour toi seul »).

Pour circuler, No Name ne compte donc alors que sur une seule et unique chose : le bouche à oreille, canal essentiel et privilégié de diffusion et de partage de la musique depuis toujours. Les personnes suffisamment chanceuses pour avoir obtenu le disque ne se sont pas faites prier et l’album a rapidement été disponible en ligne, de manière tout à fait officieuse et souvent dans une très bonne qualité, les fans ayant bien fait les choses afin que l’objet soit respecté.

Dans un récent entretien pour la station de radio WNXP Nashville, Ben Blackwell affirmait la chose suivante :

Jack White sur scène à La Cigale le 21 Février 2025. Photo personnelle.

Toute cette opération n’en serait-elle finalement pas la preuve par A+B ? Après tout, ni Jack White, ni Third Man n’ont véritablement parlé de ce disque blanc au moment de le distribuer en secret (et même sans avertir les clients concernés !). Seul le bouche à oreille et le partage en ligne ont permis de relayer l’album dans les heures et journées qui ont suivies. Evidemment, on sera bien conscients que l’idée a encore mieux marché une fois le fait qu’il s’agit d’un album inédit de Jack White a été attesté. On doute même qu’un artiste moins connu que ce dernier pourrait bénéficier du même entrain. Après tout combien de groupes méconnus publient, de temps à autres, des titres ou des EP gratuits dans le plus total anonymat ?

Evidemment que Jack White est un vecteur fort et même s’il ne prend pas la parole lui-même autour de cette distribution, le simple fait que ce soit un nouvel ajout à sa discographie ne peut qu’accélérer les choses. Reste toutefois l’intention initiale et, Jack White ou non, cette dernière demeure louable. Elle s’inscrit dans cette recherche d’authenticité que j’évoquais plus haut et qui renvoie à l’idée que la musique seule, dénuée de tout nom ou de toute renommée préexistante, peut encore se suffire à elle-même. Elle peut encore justifier à elle seule le fait de la partager avec tout le monde.

L’espace de quelques heures, quelques jours tout au plus, Jack White est redevenu un « no name », revenu aux sources musicalement mais aussi dans l’état d’esprit, débarrassé de l’argument de vente qu’est son seul nom. Une fois que tout le monde a su ce qu’il en était, Third Man Records et Jack White ont bien entendu officialisé l’album, lequel n’était pas une surprise en soi en réalité. En effet, le musicien avait à plusieurs reprises partagés de très courts extraits de titres inédits au cours des mois précédents, tous sous forme de vidéos dont l’image se résumait à ce qui allait devenir la pochette officielle bleue de ce nouvel album. Mais White étant White, il a entretenu le mystère en supprimant très rapidement les différentes vidéos, laissant donc planer le doute sur ce que l’on venait d’entendre.

Le post Instagram dans lequel Third Man revient pour la première fois de manière franche et officielle sur ce petit événement surprise synthétise en tout cas la démarche :

C’est bien de cela dont il est question avec No Name. Le partage d’un auditeur à l’autre, par une méthode qui rappelle l’époque où les vinyles circulaient de main en main pour faire découvrir un rock’n’roll américain qui déboulait tout juste sur le vieux continent, contribuant à nourrir les aspirations de jeunes gens qui devinrent par exemple plus tard les Rolling Stones (comme ceux-ci le rappellent dans l’ouvrage Selon les Rolling Stones, recueil d’entretiens parus en 2003).

Un rapport authentique à la musique donc, où seule cette dernière compte, ainsi que sa transmission directe. White conservera d’ailleurs une partie de cette approche une fois l’album officiellement annoncé et commercialisé. Sans jamais pousser à la suppression des versions piratées, aisément trouvables sur internet, il a en effet maintenu l’idée de non-mention. Sur la pochette du pressage officiel, toujours pas de titre, toujours pas de nom. Pas plus parlant que la version blanche, il se contente d’un visuel bleu en guise de pochette, seul renvoi à Jack White, dont la couleur bleue est historiquement rattachée à sa carrière solo (là où les White Stripes tournaient essentiellement autour du rouge par exemple). Un bleu distinctif donc mais qui fait surtout ici office d’attrape-l’œil, suscitant la curiosité sans donner d’indication directe quant à l’identité de l’artiste.

Jack White n’est évidemment plus un véritable « no name » depuis longtemps mais il semble tenir ce rôle cette fois-ci, détournant l’attention de son patronyme pour aller à l’essentiel : la musique. Un bon moyen aussi de casser les attentes autour de ses nouvelles chansons, mais également les craintes qu’elles pourraient causer chez celles et ceux qui ont eu plus de mal avec le tournant de sa carrière solo. Un moyen enfin de ménager la surprise. Car No Name se veut encore différent de ce que White a proposé avec ses trois derniers albums, dans un élan de retour aux sources.

On l’évoquait déjà précédemment mais la carrière solo de Jack White l’a peu à peu amené à s’éloigner du style qui avait fait sa renommée avec les Stripes ou les Raconteurs notamment. Ou, plutôt que de s’en éloigner, il semble qu’il a sans cesse cherché comment pousser la chose plus loin, expérimentant à chaque nouvel album des sonorités, effets et ambiances dont l’objectif sera toujours de peaufiner ce qu’est le « style Jack White ».

Pochette de « Boarding House Reach », 2018

Difficile toutefois de pouvoir le définir plus précisément que cela après toutes ces années, si ce n’est à travers quelques éléments dont cette guitare qui peut passer d’une rythmique grasse et épaisse à un solo vif et acéré, ou cette voix qui s’est progressivement nourrie d’effets divers et variés, touchant en la matière son pinacle sur Boarding House Reach en 2018. En fait, la musique de Jack White n’est pas un sillon rectiligne qui évoluerait selon une constante horizontale en s’élargissant à la faveur d’idées nouvelles. Elle est plus verticale que cela, composée de strates reliées par un fil rouge indispensable (les inspirations blues et rock de White) mais où le musicien passe de l’une à l’autre, chacune recélant telle ou telle caractéristique qui donnera à une chanson ou un album tout entier sa tonalité et sa couleur.

Cette carrière solo est une tour où l’on passe d’étage en étage. Une tour dont le point le plus haut pourrait par exemple être le plus expérimental là où le plus bas serait le socle indéboulonnable des influences premières de White, sur lesquelles tout continue de reposer. Dans ce schéma, Boarding House Reach (2018), avec ses multiples tentatives et son caractère presque radical dans la proposition, pourrait être au dernier étage. En dessous se trouverait sans doute Fear of the Dawn (2022), « suite spirituelle » de l’album de 2018 et où White poursuit son travail expérimental, que ce soit avec des titres comme Eosophobia, Into the Twilight ou Hi-De-Ho en duo avec Q-Tip (ex membre de A Tribe Called Quest). Continuons de descendre les marches de la tour et nous tombons très rapidement sur Lazaretto (2014) puis Blunderbuss (2012).

Pochette de « Blunderbuss », 2012
Pochette de « Lazaretto », 2014

Les deux premiers opus solo de White se démarquaient déjà très nettement, signant la rupture entre ce qu’il proposait avec les Stripes notamment et ce vers quoi il tendait à aller de son seul côté. Les deux albums, plus proches de ce socle que je mentionnais, conservent globalement une saveur qui rappelle les origines musicales de White. Blunderbuss en particulier amorce le changement avec douceur, des morceaux tels que Missing Pieces venant faire entendre quelque chose que les White Stripes n’auraient pas renié, notamment sur la toute fin de leur carrière où Jack White se laissait déjà aller à quelques essais pour renouveler les sonorités du groupe.

La patte de Blunderbuss se développe alors dans cet entre-deux qui se concrétise ici, dans ce pont qui relie les Stripes à ce que White en solo finira par devenir, en particulier à partir de Lazaretto. Des morceaux tels que Sixteen Saltines ou Freedom at 21 en seront à mon sens les meilleurs exemples. Deux ans plus tard, Lazaretto confirmera l’amorce de ce changement, basculant plus en-avant dans ce dernier, que ce soit avec le titre éponyme, avec Three Women ou That Black Bat Licorice en particulier. Effets sur la guitare, effets de la voix, effets de style dans les ruptures de ton et de tempo ou dans les orchestrations, White se livre musicalement comme il ne l’avait sans doute encore jamais fait.

Laissant derrière nous ces deux albums, nous arrivons à l’étage qui nous intéresse aujourd’hui. Nous sommes à deux pas du rez-de-chaussée, de ce socle essentiel sur lequel White continue malgré tout d’énormément s’appuyer pour tracer sa route en solo. Ici, nous retrouvons déjà Entering Heaven Alive. L’autre pan du diptyque de 2022 y trouve en effet toute sa place, lui qui oscille entre ballades, folk et sonorités piochées dans les années 1960, notamment avec Queen of the Bees, Love is Selfish ou encore A Tip from You to Me, pour ne citer qu’une pincée de titres. Mais si Entering Heaven Alive se trouve à cet étage, c’est sans doute d’un côté de la pièce, près d’un rocking-chair, une guitare acoustique à portée de main.

Pochette de « No Name », 2024

De l’autre côté se trouve le fameux No Name. Pas question de s’asseoir de ce côté-là. No Name est à proximité d’une flanquée de guitares électriques et d’un ampli aussi gros que possible. Car le socle de Jack White est à l’image de ce dernier finalement : pluriel. Si le blues, le jazz et la folk ont toujours été des éléments essentiels de sa culture musicale, rejaillissant dans chacun de ses projets, c’est aussi et surtout un enfant du rock pur et dur, lui qui affirme à qui veut l’entendre qu’il ne saurait faire confiance à quelqu’un qui lui dirait ne pas aimer Led Zeppelin (on le comprend). Ce qui rattache alors No Name à ce socle, c’est son caractère presque dépouillé. Eloigné que nous sommes du sommet de la tour, nous le remarquons bien vite : Jack White y rompt presque totalement avec les idées qui ont ponctué avec plus ou moins de force ses précédents albums. Un constat que l’on portera notamment sur sa voix. A l’instar de ce que l’on entendait dans Entering Heaven Alive, White la débarrasse dans les grandes largeurs des divers effets qu’il avait pris l’habitude de lui appliquer. Rares sont alors les morceaux où ce genre d’effets se fait entendre. On pensera ici en particulier à Bless Yourself ou Bombing Out mais c’est à chaque fois très mesuré.

Pour autant, No Name ne tranche pas totalement avec ses prédécesseurs et conserve une part de ce qui faisait leur originalité dans certaines sonorités. L’une de ces caractéristiques se retrouvera dans les ruptures de tons que White essaime un peu partout dans l’album. Composant certains de ses morceaux autour d’une dualité en la matière, il n’hésite pas à briser le tempo tout d’un coup pour rendre les titres concernés moins homogènes qu’il n’y paraît au premier abord.

Ce sera notamment le cas sur Number One With a Bullet où, après une introduction qui pourrait presque sembler balourde et hasardeuse, la piste s’accélère d’un coup, doublant son tempo pour verser dans un rock vif flirtant avec le punk pour ce côté rapide et épuré. Tout cela pour mieux revenir au ton initial au début du solo. Un solo dans lequel White se plaira ensuite à réaccélérer le tout, saupoudré d’effets supplémentaires sur la guitare.

D’autres passages de l’album viennent créer ce lien entre No Name et les précédentes œuvres de Jack White, notamment Bless Yourself, It’s Rough on Rats (If You’re Asking) et, dans une certaine mesure, Archbishop Harold Holmes. Que ce soit par un effet employé ici, une rythmique soudain repensée par là ou juste une façon de chanter, White n’exclut absolument pas No Name de la toile qu’il se tisse depuis le début de ses aventures en solo. Au contraire, l’album semble en être un nouvel aboutissement, un nouveau virage. Sans être aussi dépouillé que son premier pressage blanc, No Name se révèle être un opus qui tache de faire le tri dans les idées de White et de revenir à quelque chose de plus essentiel et, là encore, authentique.

Le caractère essentiel s’observera dans la minimisation des effets que Boarding House Reach et Fear of the Dawn avaient portés. Plus en retraits, voire carrément absents, confirmant donc a posteriori toute la particularité ces deux albums, les effets s’effacent derrière un retour à quelque chose de plus originel et naturel. Un son qui ne se départira jamais des résultats de déjà 13 ans de carrière solo et qui va toujours renvoyer par moments à ce qui a fait la couleur de ce parcours depuis son commencement, mais qui va toutefois chercher à se renouveler en revenant à des intentions plus « primaires ». Pas au sens de simplistes mais au sens de revenir aux fondamentaux de cette musique.

Cela, on le retrouve infusé dans toutes les pistes de No Name, où White renoue avec des aspects purement rock/garage qu’il avait un tant soit peu laissés de côté depuis sept ans (sauf en concert). Cela s’entend dans cette guitare où les élans incisifs et quasi acides des solos, typiques chez White, s’accompagnent d’une rythmique le plus souvent grasse, lourde et épaisse. Le tout s’exprime dans des riffs appuyés et francs tels que celui, rapide, de Bombing Out, ou celui de Missionary.

Enfin, c’est au milieu de tout cela que le caractère authentique prend racine en définitive. Dans ce retour aux sources qui rappelle que s’il s’est montré aventurier sur certains albums, Jack White n’a jamais renié ce qu’il a toujours été. Un musicien nourri de rock jusque dans ses racines les plus profondes et qui a su forger une partie du garage à son image, selon ses inspirations. S’il se montre plus enclin à renouer avec un son plus rock et parfois bluesy ici, c’est sans doute surtout parce que c’était ce dont il avait envie, trouvant peut-être une inspiration nouvelle en la matière. Ce rock et ce blues de s’exprimer alors à travers un certain nombre de titres dont le bien nommé Old Scratch Blues ou Underground, qui n’est pas sans rappeler le delta blues.

Mais le plus beau dans tout cela sera encore de voir comment Jack White tâche de marier l’ensemble en un tout parfaitement homogène. No Name se dote alors de son aura propre où l’ancien et le récent s’associent afin de permettre à White de lier ses intentions et influences plus fermement qu’on ne le croirait. C’est en cela qu’il conserve son authenticité et l’entretient. Dans cette volonté de changer de cap d’un coup à l’autre, de mettre un coup de barre à droite ou à gauche, faisant tourner la voile au gré de sons différents qui garderont pour unique objectif de construire et enrichir sans cesse l’univers bleuté de Jack White. Ce dernier alors de naviguer ainsi et de faire de No Name une nouvelle escale dans son voyage.


No Name n’est pas un revirement, un retour en arrière ou un renoncement. C’est l’expression d’un artiste qui a fait ce qu’il avait à faire avec ses expériences jusqu’ici et qui a eu ce besoin de réinvestir le champ dans lequel on l’a le mieux connu. Rien de tout cela ne signifie que son prochain opus ne sera pas encore plus audacieux que Boarding House Reach, ajoutant alors un nouvel étage à la tour. Ou bien sera-t-il encore tout autre. C’est peut-être bien là que réside l’authenticité de Jack White finalement, dans cette imprévisibilité qui le caractérise, lui qui n’offrira jamais exactement le même concert deux soirs d’affilée. Finalement, par son ton, son style et la démarche qui l’entoure, No Name est peut-être tout à la fois le meilleur album de la carrière solo de Jack White, mais aussi celui qui le représente le mieux.


Si vous souhaitez en découvrir plus sur Jack White, je vous propose – en plus de mes précédents articles – une playlist tout entière consacrée au musicien. A travers une sélection de morceaux, vous pourrez découvrir toute l’étendue de sa carrière, qu’elle soit en solo ou en groupe avec les White Stripes, les Raconteurs et les Dead Weather, mais également avec ses toutes premières formations ainsi que quelques apparitions en guest chez d’autres artistes.

Une réponse à « Jack White : « No Name » ou la quête de l’authentique »

  1. Avatar de Howard : « Oscillations » et l’art d’être soi – Dans mon Eucalyptus perché

    […] ces pages, de Decasia à Red Sun Atacama en passant par Fuzzy Grass, les Hives ou l’immense Jack White, Howard est un groupe qui a pour lui d’avoir un parcours […]

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