En 2013, Rockstar sortait GTA V, dernier épisode en date de sa plus que célèbre licence de jeux vidéo, chronique mouvante de la société américaine qui s’apprête par ailleurs à accueillir un sixième volet, quelque part l’an prochain. GTA est un phénomène en soi, mastodonte des ventes et marronnier des médias auquel s’est adjoint un épiphénomène : la naissance d’un sous-genre, le GTA-like. Fondé en droite ligne dans l’héritage du passage à la 3D de la série, il aura donné un sacré paquet de bébés, plus ou moins assumés. La saga Mafia, détenue par 2K Games et qui nous aura offert un nouvel épisode cette année avec The Old Country, est régulièrement classée parmi ceux-ci. Une licence appréciable, pas parfaite mais avec de très belles qualités et qui, dans le microcosme des GTA-like, fait presque figure de malentendu.

Retour au vieux pays
La licence Mafia m’a toujours donné le sentiment d’être perçue comme une de seconde zone, appréciée par des fans fidèles mais néanmoins mésestimée par une partie du public, en raison sans doute principalement de la concurrence que lui imposerait GTA. Confortablement rangée, au sein de la grande nomenclature, parmi les GTA-like, Mafia ne vivrait qu’en regard de la fameuse série de Rockstar, dont elle ne serait, en définitive et par nature, qu’un dérivé, un éventuel succédané. Dès la naissance de la série durant les années 2000, quelque temps après l’arrivée sur nos plateformes de GTA III, qui aura su donner corps à un nouveau genre de jeux, Mafia s’est en effet très vite trouvée embarquée dans un jeu de comparaison entre sa proposition et celle des Grand Theft Auto. Comparaison qui, cependant, ne va pas bien loin une fois que l’on met réellement en face à face les deux univers. Car la proposition de Mafia a certes de quoi faire écho à GTA, mais il n’en demeure pas moins que, prise dans sa globalité, elle lui demeure propre. Une philosophie de jeu qui trouve par ailleurs en The Old Country une forme de condensé, qu’on identifiera presque comme un retour aux sources franc, peut-être trop, après les essais (réussis) de renouvellement que Mafia III proposait.

Et quoi de mieux pour revenir aux sources que de le faire corps et âmes, jusque dans la diégèse du titre ? Le vieux pays est une ombre qui plane sur la licence Mafia depuis ses débuts, et surtout dans les deux premiers épisodes. Ceux-ci mettant en scène des mafieux d’origine sicilienne typiques de ce que le cinéma a largement contribué à répandre comme cliché (notamment Le Parrain), la Sicile n’a jamais été bien loin de l’esprit des joueurs et joueuses. Mafia II allait même jusqu’à nous y emmener, de manière quelque peu détournée en début d’aventure, en envoyant Vito Scaletta combattre sur l’île italienne dans le cadre de la Seconde Guerre mondiale et au cours d’un tout premier chapitre intitulé La Terre des Ancêtres en VF mais bel et bien The Old Country en VO. L’arrivée de ce quatrième volet de la licence cette année, qui s’installe donc comme une préquelle, fait alors sens, même si l’on aurait en effet pu s’attendre à ce que Hangar 13 poursuive son avancée à travers les décennies en abordant la mafia des années 1970-1980, voire plus actuelle encore.
C’est dans ce cadre sicilien donc que The Old Country tache de mettre en œuvre sa proposition de jeu. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle se révèle très classique. Un classicisme qui s’exprime vis-à-vis de la production actuelle et de ce que l’on attend en règle générale d’un jeu d’action en monde ouvert tel que celui-ci mais qui vient surtout résonner par rapport à l’héritage global de la licence. En effet, The Old Country a beau se développer dans le sublime écrin que constitue cette portion de Sicile en open world, il ne nous donnera en définitive que bien peu l’occasion d’en profiter, limitant les actions possibles dans ce cadre à de simples phases de conduite (soit pour cheminer, soit pour des courses ou des traques) ou à la réalisation des missions en tant que telles, lesquelles se déroulent en fin de compte bien peu dans le monde ouvert lui-même mais plutôt dans des portions délimitées de celui-ci, assez souvent en intérieur.
Tout ceci semblera un peu frustrant pour qui s’attend à quelque chose de plus ouvert, de plus libre, mais le fait est que la proposition ici formulée découle plus ou moins de ce que Mafia a presque toujours proposé, et ce dès son premier épisode. La rigidité de la structure de The Old Country renvoie en effet directement à la radicalité de la philosophie de jeu du tout premier volet. Une ligne de conduite qui soulignait en réalité le fait que Mafia premier du nom (sorti en 2002), plus qu’un GTA-like, était surtout envisagé comme une réponse à Driver.

Dans les premiers temps de son développement en effet (soit à partir de 1998-1999), celui qui s’appelait encore Gangster se voulait avant tout être une simulation de conduite. On s’imagine alors incarner un quelconque bandit dont la principale occupation aurait été de conduire ses acolytes d’un point à l’autre, de semer des ennemis, de fuir la police, et autres joyeusetés du genre peu ou prou similaires à ce que le scénario de Driver proposait, lui qui nous laissait incarner un flic infiltré dans la mafia justement. Cette architecture de base transparaît d’ailleurs très clairement dans le rendu final de Mafia 1 avec un grand nombre de moments passés à conduire (Tommy, le personnage principal, est initialement chauffeur de taxi et se retrouvera vite à exercer pour la mafia) ainsi qu’une très faible exploitation du monde ouvert au-delà de la simple circulation des véhicules.

La ville de Lost Heaven est en effet moins un bac à sable qu’un immense circuit en 3D, équivalent vidéoludique de ces tapis pour enfants sur lesquels sont dessinés routes et bâtiments et où nous faisions rouler nos Hot Wheels et autres voitures Majorette en s’imaginant bien des péripéties. S’il était possible dans le jeu original de toutefois sortir du véhicule pour déambuler librement dans les rues de la ville, le remake paru en 2020 limitait encore plus la liberté des joueurs et joueuses, empêchant par exemple de quitter la voiture si cela n’est pas prévu par le jeu. Une restriction de mouvement qui venait accentuer la portée narrative du titre, en opposition finalement avec les défis relevés par Mafia III quatre ans plus tôt, lui qui cherchait au contraire à éclater son game design afin de laisser une plus grande marge de manœuvre à son public, sous divers aspects.
La filiation avec Driver enfin se retrouvait dans certaines consignes strictes, comme la prudence au volant. En effet, en 1999, le jeu de Reflections Interactive installait déjà l’idée d’une police qui veille énormément, sanctionnant les excès de vitesse, les feux rouges grillés ou encore le fait de renverser un piéton. Un élément que l’on retrouve dans le premier Mafia ainsi que dans son remake de 2020, et qui témoigne de cette ancienne orientation du titre.
Si par la suite Mafia II et Mafia III tâchaient de prolonger l’expérience en la décloisonnant petit à petit, mais sans jamais véritablement chercher à livrer une expérience 100 % similaire à GTA, la licence me semble être toujours restée fidèle à ces premières orientations de game design, même en prenant parfois quelques distances. La sortie de Mafia – Definitive Edition témoignait à mon sens de cela car si le jeu tâchait de moderniser le premier épisode sur un certain nombre d’aspects (gameplay, narration, technique…), il restait tout de même très étroitement lié à la proposition originale de 2002, en dépit de ces restrictions que je mentionnais plus haut.

Cette année, The Old Country fait un choix tranché qui signifie je crois la manière dont Hangar 13 a entendu les critiques faites à Mafia III en son temps. Si ce dernier gagne petit à petit ses galons de (très) bon jeu (notez qu’à titre personnel, je l’ai toujours beaucoup aimé), il n’en demeure pas moins qu’en 2016, il a subi les foudres d’un public déçu non seulement par l’état dans lequel il est sorti mais également par les changements qu’il apportait au canevas habituel de la série. Et si l’on comprend aisément les remarques faites à juste titre sur les nombreux soucis techniques dont souffrait le jeu et corrigés depuis, il est en revanche plus regrettable que les nouveautés de Mafia III aient été si mal vues par la majeure partie du public.

En effet, l’aventure de l’implacable Lincoln Clay proposait non seulement un riche scénario, prenant de bout en bout, mais offrait au game design de la licence une cure de jouvence bienvenue, décloisonnant de nombreux aspects de son architecture comme je le disais plus haut et permettant en cela de presque se composer une partie « à la carte », propre à chaque joueur et joueuse. De nombreux choix étaient ainsi laissés entre nos mains et conféraient à Mafia III une allure différente qui fait à mon sens toute sa réussite.
Ceci étant, l’affaire n’a pas été appréciée comme telle par tout le monde et, avec Mafia – Definitive Edition, le studio a eu le réflexe de largement rétropédaler. Puisque le public n’avait pas apprécié les expérimentations de Mafia III, ce remake allait tout bonnement revenir à une formule plus classique. Et à l’image des lessives qui lavent plus blanc que blanc, cette édition définitive a même décidé de faire plus classique que classique. Réduisant comme je le disais plus haut le semblant de liberté de mouvement à peau de chagrin, cette mouture moderne du premier Mafia s’est embarquée dans tout l’opposé de ce que voulait être Mafia III, resserrant l’attention sur le narratif avant tout et proposant en fin de compte un cover shooter efficace mais éminemment attendu dans les formes.

Ce classicisme se retrouve dans une multiplicité d’aspects de game design du jeu qui nous intéresse aujourd’hui, sinon la totalité. Concernant la structure-même du jeu, Mafia – The Old Country prend lui aussi l’allure d’un cover shooter à la troisième personne, dans la lignée de ce que proposait Mafia II, lequel prolongeait l’expérience du premier jeu en développant et accentuant les orientations action de la série. Avec The Old Country, cette dimension devient le cœur du jeu, chaque mission (ou presque) étant l’occasion d’une séquence de tir dans des arènes où les moyens de se couvrir sont au moins aussi nombreux que les ennemis qui arrivent en face. En quelques occasions, le jeu troque cependant cette mécanique pour quelque chose qui se rapproche plus de l’infiltration.

Si aucun de ces deux éléments de gameplay n’est proprement à décrier, il est toutefois malheureux que la porosité entre les deux n’existe plus autant que c’était le cas dans Mafia III notamment. Ce dernier laissait en effet une place à l’improvisation et à « l’accident », une tentative d’infiltration pouvant très rapidement tourner à l’affrontement ouvert. Ainsi, là où Mafia III s’adaptait aux choix et erreurs des joueurs et joueuses, The Old Country ne s’encombre pas vraiment de cette vision des choses et, une fois de plus, se laisse aller à un cloisonnement plus franc entre ses différentes idées. Il n’est cependant pas impossible qu’une infiltration soit ratée et qu’il faille prendre les armes, attention. Mais ce jeu-là donne le sentiment de ne pas avoir assez voulu prévoir cette possibilité et il sera bien moins aisé de s’en tirer honorablement dans pareille situation que ce n’était le cas dans Mafia III, qui quant à lui envisageait tout, ce qui donnait lieu à un level design conçu et aménagé pour ce genre d’aléas.
Le point d’orgue du système de jeu sera certainement le combat au couteau, principal gimmick de cet épisode. The Old Country nous fait ressentir très tôt que le duel à l’arme blanche sera un élément important du gameplay, l’introduisant dès son prologue. Le reste de l’aventure ne s’y trompera pas et multipliera ce genre d’affrontements en un contre un, sorte de « combats de boss » déguisés si l’on veut. L’idée se révèle en fin de compte un peu répétitive toutefois car il apparaît que tous les duels se ressemblent assez.

Effectivement, ce n’est que dans la résistance et la force de notre adversaire que se nicheront des variables d’ajustement d’un combat à l’autre mais, en dehors de ce côté un peu « statistique », rien ne viendra renouveler l’approche que l’on aura de l’exercice à mesure que l’on progressera.
Enzo n’apprendra jamais le moindre mouvement ou coup supplémentaire et tous les duels ne nous permettront que d’exécuter les mécaniques qui nous ont été présentées en tout début d’aventure puis lors d’un tutoriel plus poussé, un petit peu plus tard dans la partie. Ceci étant, les duels ne sont pas déplaisants à mener. Relativement exigeants sans que jamais leur difficulté ne soit rédhibitoire, ils restent finalement plus en mémoire pour le surplus d’identité qu’ils apportent à cet épisode que pour leur rôle ludique à proprement parler. Les combats au couteau seront en effet un peu la marque de fabrique de cet opus et contribueront pour beaucoup à la personnalité de ce dernier ainsi qu’au sentiment d’authenticité qui s’en dégage (nous y reviendrons).
Hormis ces séquences-ci, The Old Country tente parfois de dériver un peu de ses propres habitudes en proposant par exemple des courses (à cheval ou en voiture) ou des courses-poursuites. Ici, on sent l’héritage de la licence, laquelle n’a jamais rechigné sur ce genre de passages, bien au contraire (pour le meilleur et pour le pire), en accord avec son inspiration première de Driver-like, si l’on peut dire. Du reste, ces moments demeurent somme toute très ponctuels et, comme je le mentionnais plus haut, l’usage de véhicules se fera pour l’essentiel à des fins de cheminement moins conçus comme des séquences de gameplay à proprement parler que comme des fillers narratifs permettant soit de nourrir le récit, soit de contextualiser la mission à venir.

Tout ceci nous amène finalement au goût un peu amer que nous laisse le monde ouvert de The Old Country. Un open world de toute beauté, aux décors foisonnants et aux couchers de soleil parmi les plus beaux que je connaisse. Mais surtout un open world dans lequel on ne déambule jamais. L’ouverture de ce monde est en effet freinée des quatre fers par une rigidité globale et un caractère directif et dirigiste de l’expérience. Directif car le jeu nous indique sans cesse ce que nous sommes supposés faire, dirigiste car en dehors de ces préoccupations premières, jamais The Old Country ne nous laisse parcourir en toute liberté, justement, ce vieux pays.
Sans que rien ne soit véritablement mal fait, chaque proposition de jeu répondant finalement très bien et livrant une expérience tout à fait appréciable, il semble indéniable cependant que The Old Country est un jeu en déséquilibre sur sa proposition prise dans son ensemble. Livrant un monde ouvert actuellement impossible à embrasser pleinement, dans lequel se déroulent des missions classiques et cadrées, ce nouvel épisode de Mafia ne semble pas avoir su trouver la recette idéale pour conjuguer ses aspirations de game design, dès lors frustrées, et son désir de composer une œuvre narrativement riche et authentique. Et c’est sur l’autel de ces deux derniers impératifs que semblent avoir été sacrifiées les originalités possibles d’un game design qui se conforte alors dans son solide classicisme.
L’omertà d’un monde ouvert
Il y a donc une forme de déséquilibre qui s’observe dans The Old Country, qui confinerait presque à une sorte de schizophrénie où s’affronteraient deux personnalités. D’une part, il y a celle d’un jeu qui sait ce qu’il veut nous faire faire, quitte à ce que ce soit très radicalement dirigé et impérieux. D’autre part, vient celle d’un open world avenant, donnant sans cesse l’envie de le découvrir sans jamais cependant nous en donner l’occasion. Les deux visions s’entrechoquent, donnant le sentiment d’un jeu qui n’a pas su déterminer ce qu’il valait mieux faire.
Mais les symptômes du problème ne datent pas seulement de cet épisode et sont à constater déjà dans Mafia – Definitive Edition. The Old Country ressemble en effet beaucoup à ce remake, plus qu’à un autre épisode de la série. Rejoignant ce dernier tant dans son approche narrative et cinématographique quand dans l’épuration des activités réalisables en jeu, il offre une expérience très similaire, dans ses bons comme dans ses mauvais côtés. Car si l’on comprend sans peine toute la question de l’héritage tiré du premier épisode, on peine un peu plus à passer outre la frustration de disposer d’un monde ouvert aussi beau et aussi prompt à se raconter sans pouvoir y faire quoi que ce soit en fin de compte. Un frein mis à l’exploration de ce dernier qu’on relie donc avec cette envie de renouer pleinement avec les idées de départ de la saga mais qui s’expriment ici dans une forme de déséquilibre un peu mal venu donc.

Si l’on acceptait la forme très cadrée de Mafia 1, c’est aussi parce qu’on se soumettait à la radicalité de sa proposition, nourrie par les restrictions que j’évoquais plus haut (notamment en termes de conduite). Impossible d’y faire adhérer tout le monde – surtout à une heure où la formule GTA prenait pleinement son envol avec la sortie de GTA III quelque temps plus tôt – mais on apprécie l’idée d’un jeu qui sache fixer ses règles et s’y tenir, sans chercher nécessairement à caresser le public dans le bon sens, ou plutôt dans celui d’une mode en devenir. Or, avec The Old Country, Hangar 13 abandonne ces petits détails qui donnaient corps à l’idée de restreindre les mouvements des joueurs et joueuses dans ce qui s’avérait pourtant être un open world (plus grand que celui de GTA III d’ailleurs). Rien dans le récit, dans le contexte qui l’encadre ou dans les mécaniques de jeu ne vient pleinement justifier cette rigidité cette fois-ci. Le jeu se retrouve alors à devoir composer cet étonnant jeu d’équilibriste entre la fidélité aux fondamentaux de la licence et un côté plus ouvert de l’open world, souvent suggéré mais jamais mis entre les mains de son public.

C’est cela qui s’observe dans ce nouvel épisode. L’exemple type qui me revient en tête en évoquant cela, c’est celui de l’appareil photo. Au cours d’un chapitre donné, Isabella confie à Enzo, notre avatar du moment, un appareil afin de prendre en photo un paysage orné de ruines antiques. L’instant est plaisant car il introduit un petit aspect de gameplay en plus, permet de souligner une nouvelle fois la beauté de ces environnements et, enfin, suggère que d’autres lieux sont ainsi à dénicher et photographier. On s’enthousiasme alors un peu – si l’on est friand de ce genre de choses – à l’idée de prendre un cheval ou une voiture et d’ainsi déambuler sur l’île afin de trouver ces autres points remarquables et de les immortaliser.

Sauf que cela ne vient pas vraiment. L’aventure reprend son cours et jamais le jeu ne viendra ouvertement nous inviter de nouveau à réaliser cette quête annexe, qui restera tout au long de la partie comme une simple idée trop peu concrétisée. Cela s’ajoute à d’autres choses encore, le texte ponctuant régulièrement le récit principal d’évocations qui pourraient suggérer des activités supplémentaires mais il demeure dommage dans un écrin pareil de s’en tenir à simplement suivre le cours principal de l’histoire sans jamais pouvoir s’en extirper à 100 % à un quelconque moment, notamment entre deux chapitres, alors même que l’on nous met directement sous le nez diverses idées de contenus annexes. Si encore The Old Country s’en était tenu à seulement nous raconter son histoire mais sans laisser paraître ces espèces de sous-entendus, sans doute aurions-nous pu passer outre et accepter la proposition en tant que telle, de la même manière que dans Mafia 1 ou sa Definitive Edition. Mais ce n’est pas le cas et à la rigidité du contenu ainsi offert s’ajoute une forme de frustration qui aurait pu être évitée.
Le comble demeure encore dans le cas très particulier du free ride. Fidèle à ses racines de Driver-like, le premier Mafia avait instauré la chose avec un mode dédié au simple fait de rouler dans les décors du jeu. Un mode free ride donc qui portait très bien son nom puisque l’essentiel tenait au fait de circuler librement, sans plus de détails, pour le seul plaisir d’arpenter la ville de Lost Heaven et ses alentours plus ruraux. Sans plus de détails ou presque puis que ledit mode permettait toutefois de réaliser quelques missions de conduite ainsi que de participer à des courses automobiles.
Encore une fois, l’ombre de Driver n’est pas très loin. Avec les deux épisodes suivants, Mafia lorgnait un peu plus du côté de GTA, bon gré mal gré. Car tout en conservant une approche qui lui reste propre (faire attention à la conduite afin d’éviter les ennuis avec la police, au contraire ce que GTA incite plus à faire par nature), les jeux proposaient un peu plus de contenus, qu’il s’agisse par exemple de boutiques et garagistes pour agrémenter notre garde-robe et notre garage dans Mafia II, ou de missions secondaires dans Mafia III. Mais dans les deux cas, l’affaire restait assez restreinte, les deux jeux demeurant par ailleurs extrêmement focalisés sur leurs récits respectifs.

On s’étonne alors avec Mafia – The Old Country de cette impossibilité de s’écarter du chemin prévu. Car, j’oubliais de le mentionner : la plupart du temps, si vous vous hasardez à trop vous éloigner de l’itinéraire qui vous conduit à votre prochain objectif, le jeu ne tardera pas à vous rappeler à l’ordre. Si les cheminements en voiture sont un peu plus libres, la limitation intervient toutefois très rapidement une fois que l’on met pied à terre.
Or, au-delà de l’impossibilité quasi systématique de déambuler à notre guise dans le cadre du mode de jeu principal, il n’échappe à personne qu’aucun mode free ride n’apparaît sur l’écran d’ailleurs. Il aura même fallu attendre quelque temps après la sortie du titre pour que Hangar 13 annonce son arrivée « dans les prochains mois », gratuitement, avec tout un lot de nouvelles activités. Un décalage qui interroge quant au fait que The Old Country serait peut-être bien sorti un peu trop tôt. Ou bien était-ce là un moyen de rappeler que ce qui prime chez Mafia, c’est bien son histoire ? Et qu’en ôtant toute liberté de mouvement aux joueurs et joueuses dans un premier temps, jusqu’à omettre sciemment un mode de circulation libre, le focus sur le récit ne peut en être que plus grand, fatalement.

On se console alors comme on peut, par exemple en allant voir cette option « collection de bagnoles », accessible depuis le menu principal. D’ici, on choisit un véhicule et…et, oh, ça alors ! On peut rouler en toute liberté à travers la map ! C’est à n’y plus rien comprendre.
Pas officiellement un mode free ride, cette option permet de rouler en toute quiétude sur les routes siciliennes afin de profiter de la beauté des paysages, de récolter quelques collectibles (pas simples à dénicher) et, a priori de prendre les photos dont Isabella nous parlait (sans que je n’aie jamais réussi à en trouver une seule…). Au final, avec ce mode « collection de bagnoles » qui est certainement le mode « exploration » dont la communication en amont de la sortie du jeu faisait état, on passe surtout le plus clair de notre temps à rouler. On se dira que c’est déjà pas mal en soi parce que conduire dans des décors pareils avec des couchers de soleil aussi beaux, on veut bien faire ça tous les jours. Et puis, au fond, n’est-ce pas un peu agréable de simplement se laisser rouler tranquillement, sans obstacle, sans ennemis, sans quête annexe plus ou moins inutile ? Rouler pour simplement profiter de l’immense beauté des décors de Sicile.
Mais la surprise laisse pantois, tout comme cette annonce d’un véritable mode libre à venir dans les mois prochains donc, comme annoncé par les développeurs il y a quelques semaines. Cette fois-ci, de « nouvelles activités » devraient être de la partie et l’on s’imagine que ce sont notamment celles que le jeu évoque succinctement sans jamais frontalement nous donner l’occasion de s’y essayer.
Il est là, donc, le déséquilibre de ce Mafia, dans cette ambivalence entre un monde ouvert qui invite constamment à se laisser découvrir et l’impossibilité pure et simple de le faire pleinement. La question que l’on se pose alors, c’est de savoir pourquoi. Car si on aurait pu comprendre le choix de livrer un jeu qui ne s’encombre pas d’offrir ce genre de libertés aux joueurs et joueuses, on se demande pourquoi concevoir une map pareille en ce cas ? Difficile à dire en l’état. On pourra choisir de croire ce que l’on veut : que le jeu est sorti trop tôt, que tout ceci fait partie du planning prévu en amont par le studio ou encore que c’était tout bonnement une erreur… Du reste, cela aura permis au moins une chose : un focus net sur l’histoire racontée dans The Old Country, le contexte dans lequel elle se déroule et l’effort fait pour nourrir le sentiment d’authenticité de cette aventure.
L’open world comme écrin d’une authenticité
Sur le seul plan du game design, ce nouveau Mafia a donc de quoi questionner, jusque dans la nature-même du jeu qu’il souhaite être, ou au moins devenir sur les moyen et long termes, à coups de mises à jour ultérieures. S’il y a cependant un point sur lequel les efforts n’ont pas été vains, c’est très clairement son écriture. Car bien que The Old Country n’atteigne pas l’aura d’un Mafia II ou l’excellence thématique et multi-narrative du troisième opus, il n’en demeure pas moins que la campagne principale nous offre à vivre quelque chose de prenant malgré tout et en particulier malgré la linéarité de l’affaire.
Il y a cependant indéniablement du classicisme là encore et The Old Country ne manque pas de puiser son inspiration dans bien d’autres œuvres et récits passés. Prenant place dans la Sicile du début du XXème siècle, l’histoire d’Enzo et du clan Torrisi rappellera de nombreux films centrés sur la Sicile et/ou la mafia sicilienne, avec en grande inspiration forte, Le Parrain bien entendu et en particulier les passages du film se déroulant sur l’île italienne. Aux affaires d’huile d’olive de la famille Corleone se substituent ici les vignobles entretenus par la famille Torrisi et le rapprochement entre les deux clans n’en finit pas de se faire assez facilement. Concernant le récit en lui-même, Alex Cow et Matthew Aitken composent quelque chose d’assez convenu dans l’ensemble, éparpillant leurs thèmes entre l’ascension d’un jeune homme au sein de la cosa nostra, son amour impossible avec une femme ou encore les guerres entre les différentes factions mafieuses présentes sur l’île. Sur ces tableaux, Cow et Aitken troquent l’originalité contre une efficacité notable dont la force majeure sera le rythme percutant de l’ensemble.

En effet, l’aventure roule merveilleusement bien, les séquences et chapitres s’enchaînent avec un naturel déconcertant et permettent de se laisser porter par le récit de la meilleure des manières. Mieux encore, cette rythmique solide vient en quelque sorte atténuer le sentiment de classicisme général qui ressort de ce jeu, tant dans ses aspects de gameplay que dans son écriture. J’irai même jusqu’à me dire qu’en fin de compte, le manque de nouveauté du game design dans son ensemble accompagne en somme assez bien la teneur de cette histoire, permettant en effet au jeu de tourner autour de l’essentiel afin de faire avancer ses intrigues. Le fait que la narration soit si bien rythmée permet en effet de ne pas trop subir l’effet de redondance d’un gameplay qui peine pourtant à se renouveler sur le long terme.
Au lieu de cela, il cherche plutôt à l’exécuter avec efficacité afin de servir un scénario qui ne demande qu’à avancer et qui évite les temps morts avec une certaine aisance. Au milieu du schéma, quelques séquences viendront tout de même renouveler un peu l’expérience générale et les différentes mécaniques, par exemple en leur offrant une accentuation bienvenue. Ainsi en va-t-il par exemple lors de la séquence de course-poursuite à pied dans les rues de San Celeste (chapitre 10, La Festa), où les éléments pourtant assez convenus de cover shooter et de duel au couteau trouvent en un certain sens un impact un peu plus grand qu’à l’accoutumée.

Ainsi, le scénario de Cow et Aitkins manque sans doute un peu d’originalité mais il fonctionne toutefois plutôt bien. S’il repose sur quelques poncifs évoquant autant Roméo & Juliette que Le Parrain (et sans doute même un peu les westerns) et qu’il oublie en cela de se forger une identité qui lui soit propre, il ne manque pas d’allant. Un mérite qui revient en partie à ses personnages, lesquels sont dans l’ensemble bien écrits, attachants et pertinents. Enzo reste peut-être un peu en demi-teinte sur ce plan et si certaines séquences lui offrent quelques moments mémorables, il n’arrive jamais à vraiment atteindre l’aura d’un Vito Scaletta charismatique à souhait ou d’un Lincoln Clay, sorte de Rambo vengeur mafieux hors normes de Mafia III.
Ce qui contribuera à sauver l’affaire, ce sera sans nul doute la mise en scène du jeu qui, là encore sans réinventer la roue, donne à voir des séquences d’une grande beauté. Mais il faut bien convenir que c’est toute l’esthétique de The Old Country qu’il faut saluer, des décors extérieurs aux intérieurs en passant par les designs des personnages et leurs costumes. Colorée, jouant très souvent avec goût sur les jeux de lumière, la cinématographie générale du titre est sans doute un de ses plus grands points forts.

Mais je crois que si tout ceci fonctionne aussi bien, écriture comme mise en scène, c’est essentiellement parce qu’il s’y niche quelque chose de très important, à savoir la recherche d’une forme d’authenticité dans tout ce que cet épisode de Mafia cherche à montrer. Disons-le : lorsque cette Sicile se dévoile à nous, on s’y croirait. Qu’il s’agisse des paysages ou d’impressions plus fines, plus anecdotiques, il se dégage de cette portion de l’île un sentiment familier, comme si l’on savait parfaitement où nous mettions les pieds. Il faut dire que Hangar 13 n’a pas chômé concernant le rendu de son aire de jeu.
Dans une vidéo officielle de développement, il nous est ainsi montré comment les équipes ont travaillé à reproduire une vision authentique de la région, envoyant une partie de leurs effectifs sur le terrain afin de collecter des informations, que ce soit en rencontrant des spécialistes de la mafia ou des artisans couteliers qui ont ainsi pu les aiguillier sur l’importance et la richesse locale de la fabrication de couteaux. On comprend mieux pourquoi le duel à l’arme blanche est si présent dans le jeu : c’est que cela fait partie de l’identité et de l’histoire de la région, où ce genre de règlements de compte pouvait effectivement avoir lieu à l’époque et où l’art du couteau constitue une richesse patrimoniale, avec ses spécificités locales et son savoir-faire. Le stiletto sicilien, bien entendu présent en jeu, constitue une figure de proue en la matière, lame emblématique dont l’histoire remonte au Moyen-Age et dont l’usage et le maniement constituent à eux seuls un patrimoine et un savoir-faire majeurs.

Ce souci du détail, on le retrouve également dans le travail apporté sur le visuel et le son, deux aspects présentant une forme de pluralité visant à offrir un panel de la Sicile, si l’on peut dire. Car, toujours d’après ce dont témoigne Hangar 13, les équipes se sont notamment rendu compte de la variété des paysages siciliens en se rendant sur place. Celle-ci, on la retrouve in game, que ce soit avec les vignobles, le volcan qui rappellera bien sûr l’Etna, la côte et les villes portuaires, les régions minières ou encore les zones historiques où se trouvent les ruines antiques.

Sur une échelle plus réduite évidemment, le studio a ainsi cherché à rendre compte de cette variété en juxtaposant ces différents éléments naturels et historiques de manière à offrir à cette Sicile semi-fictionnelle une belle capacité à témoigner de la réalité des lieux de manière cohérente et homogène. De la même manière, d’un point de vue sonore, comment ne pas souligner le travail réalisé sur le dialecte sicilien lui-même, disponible comme langue principale des personnages du jeu ? Un travail que Hangar 13 a mené avec le studio sicilien Stormind, lequel a été chargé d’enregistrer les voix siciliennes mais également diverses ambiances locales, dans la nature ou même sur les marchés, afin de composer un paysage sonore là encore authentique.
Je pense sincèrement que ce travail contribue amplement aux réussites dont le titre arrive à faire preuve, au premier rang desquelles sa capacité à nous embarquer dans son scénario. En dépit des quelques clichés qui le nourrissent et de l’absence d’une sincère originalité, on se prend en effet à suivre l’histoire d’Enzo au sein de cette mafia parce que le contexte posé tout autour de cela fonctionne. Et si ce contexte fonctionne si bien, c’est parce qu’il arrive à se rendre authentique. Une authenticité au sens que lui donne Laura Saxton dans son article « A true story: defining accuracy and authenticity in historical fiction » consacré donc à la question de l’authenticité et de l’exactitude dans les fictions historiques, genre littéraire dont The Old Country se rapproche finalement peu ou prou. Dans cet article, Laura Saxton précise :
« [L’authenticité] renvoie à l’expérience de parcourir un texte historique et à l’impression du public de sa capacité à capturer le passé, même si cela entre en contradiction avec les preuves disponibles. »
Saxton, L. (2020). A true story: defining accuracy and authenticity in
historical fiction. Rethinking History, 24(2), 127–144 [traduction personnelle]
Ce sentiment d’authenticité nous ramène donc pour l’essentiel à notre propre vision des choses, à nos horizons d’attente et à nos préconçus et se jaugera donc à la mesure dans laquelle l’œuvre concernée colle ou non avec cet ensemble d’idées. Par exemple, lorsqu’un roman, film ou jeu se déroule au Moyen-Age et qu’il nous présente notamment des environnements urbains sales, ternes, gris et malodorants, cela va aller dans le sens des préconceptions qui sont les nôtres, même si la réalité historique, appuyée par les recherches académiques sur le sujet, tendent à prouver que les villes du Moyen-Age n’étaient en réalité pas aussi lugubre que cela. Et nous trouverons alors ça authentique.
A l’inverse, l’exactitude (ou accuracy dans le texte de Saxton) se base sur les faits justement et tâche de composer un tableau qui corresponde à ces derniers, même si cela va à l’encontre de l’imaginaire collectif. Or, avec The Old Country nous entrons dans ce genre de questionnements et il est intéressant d’observer comment le jeu tente de composer sur les deux tableaux.

L’exactitude ne sera cependant pas aussi importante que la recherche de l’authenticité, même si un certain nombre d’éléments tendent à prouver qu’un travail a été réalisé de manière à ancrer la fiction dans le réel d’une certaine manière. Ainsi le rapport entretenu par la famille Torrisi avec le baron Fontanella évoque sans détours la façon dont la cosa nostra fonctionnait à la fin du XIXème siècle et au début du XXème. En effet, dans un temps de développement considérable à l’époque, la mafia sicilienne n’a pas tant cherché à se fonder en opposition par rapport à l’appareil gouvernemental (national et local) que dans une optique de collaboration, si l’on veut. Appui lors des élections, relations étroites avec les bourgeoisies locales… La mafia n’a jamais manqué de travailler de concert et en réciprocité avec les élites siciliennes.
Dans ce contexte, durant la première moitié des années 1890, la mafia avait notamment aidé la bourgeoisie sicilienne a lutter contre les syndicats naissants, les fameux fasci qui réunissaient notamment les ouvriers, paysans et mineurs (les carusi dont Enzo fait partie au début de l’histoire). Les fasci sont évoqués à de multiples reprises dans le jeu, notamment d’un point de vue rétrospectif avec des personnages évoquant lesdites luttes quelques années avant les événements de The Old Country.
Toutefois, en dépit de cette volonté de retranscrire des événements et contextes réalistes, c’est bien cette authenticité qui va l’emporter en fin de compte. La volonté de ce Mafia n’est en effet pas de nous livrer une vision exacte et historiquement correcte de la Sicile des années 1900 mais bien de nous proposer une histoire qui se déroule dans cet univers, dans cette époque, mais qui se détache de facto du réel par le simple fait que les lieux et personnages mentionnés in game sont tous fictifs. On l’a vu plus haut, de nombreux éléments renvoient à de véritables lieux de Sicile mais rien n’est proprement réel pour autant. La Valle Dorata dans laquelle se déroule l’histoire n’a en effet rien de concret, pas plus que les villes de San Celeste, Collezolfo ou Porto Almaro…

L’objectif sera alors plutôt de retranscrire une ambiance, une atmosphère générale qui vienne accompagner le récit et le rendre crédible. Et je crois sincèrement que, sur ce plan, les équipes de Hangar 13 ont fait un excellent boulot. Si l’on n’atteint jamais la richesse et la profondeur dont Mafia III faisait preuve sur ce plan, où publicités, radios pirates et autres bulletins d’informations venaient grandement nourrir l’ensemble afin de le rendre toujours plus épais et convainquant, la mise en scène et la mise en contexte de The Old Country ne pèchent pas pour autant et permettent de grandement étoffer le canevas narratif.
On se perd alors volontiers dans cette Sicile des années 1900, certes fantasmée sur bien des aspects mais néanmoins particulièrement crédible en ce sens qu’elle mobilise autant des éléments factuels que des clés (presque plus importantes en l’occurrence) vers notre propre vision des choses et l’horizon d’attente que l’on se fixe en apprenant que c’est ici et à cette époque que le jeu doit se dérouler. En embrassant pleinement un ensemble de préconçus et de clichés admis par l’imaginaire collectif, The Old Country rappelle en définitive qu’au-delà d’un game design, une ambiance est tout aussi fondamentale sur ce genre de titres.
Alors oui, The Old Country a un peu le cul entre deux chaises, quelque peu coincé entre son envie de raconter quelque chose, d’en faire le cœur de sa proposition, le désir de tout de même proposer un game design qui sache à la fois coller à cet objectif majeur et répondre aux attentes du public. D’où cet imbroglio alors où se percutent le désir narratif et les atours très GTA dont le titre semble s’orner.
Nous autres alors, joueurs et joueuses, de nous retrouver un peu dans la même situation, tiraillés entre l’appréciation que l’on se fera de ce caractère très pacifié du l’open world, écrin d’une histoire plus que d’un gameplay débridé, et dans le même temps le regret (un peu) que ce monde ouvert ne ressemble pas plus à ce que d’autres proposent, dont GTA évidemment. La question alors : pourquoi aurions-nous voulu que Mafia s’approche autant que possible de la proposition de Rockstar ? Surtout, Mafia a-t-il de toute façon vocation à reproduire la recette de cet autre studio ? Et enfin, pourquoi ne peut-on pas s’empêcher d’attendre d’un jeu qu’il soit ce qu’il n’a jamais été censé être ?
Le malentendu
Une chose indéniable à la sortie de The Old Country, c’est qu’il n’a pas fallu attendre longtemps pour voir une petite guerre des clans se tenir non plus dans le jeu mais bien en ligne, opposant les fans de la licence aux personnes plus enclines à défendre Rockstar coûte que coûte. Bien vite ont en effet fleuri les vidéos de comparaison entre ce nouveau-venu et divers jeux du studio américain, qu’il s’agisse de GTA V ou des deux Red Dead Redemption en particulier.
Au vu de ce que je vous ai raconté jusqu’ici, il me semble évident que la comparaison n’a en réalité pas de véritable pertinence. Déjà parce qu’à un moment, il s’agirait d’arrêter de toujours tout comparer bêtement jusque dans des détails aussi idiots que l’animation d’un PNJ qui coupe du bois à la hache (véridique, j’ai vu passer ça sur Threads…) mais aussi parce que, peut-être, il faudrait aussi cesser de toujours tout ramener à GTA dès que l’on parle d’un jeu d’action, qui plus est en monde ouvert. Car Mafia n’est pas GTA, ni Red Dead Redemption d’ailleurs. Et, plus encore, pourquoi diable devrait-il forcément l’être ?

A bien y regarder, la filiation entre les deux séries peut sembler aller de soi mais est moins évidente qu’il n’y paraît. On reconnaîtra cependant que les deux présentent nombre de traits communs : jeu d’action à la troisième personne, volonté de s’aventurer dans le monde ouvert, mécaniques de cover shooter, omniprésence des véhicules, etc. Du reste, une fois le tour fait des points qui les relient, GTA et Mafia se distinguent très vite l’une de l’autre par un certain nombre d’éléments qui viendront continuellement nous rappeler que les deux licences ne jouent pas totalement dans la même cour. Il pourra sembler difficile de penser à l’une sans envisager l’autre, ou tout du moins est-ce là un automatisme récurrent. Moi-même me suis-je ainsi laissé aller à ce rapprochement au cours de cet article ou tout simplement en jouant à The Old Country.

Cet automatisme, qu’on assimilera volontiers à un léger malentendu, est sans doute né de la concomitance de la sortie du premier Mafia et de celle de GTA III, parus à quelques encablures l’un de l’autre, comme je l’évoquais précédemment. Le passage à la 3D de la série de Rockstar, emportant dans son sillon un certain nombre de codes et de règles très largement repris par la suite dans des jeux inspirés de près ou de loin par cet emblématique titre, aura bouleversé la licence et marqué le départ de l’ère moderne de cette dernière.
Un nouveau départ à l’impact tel que la très forte impression laissée par ce troisième volet de GTA, ainsi que son succès remarquable, auront imposé un biais de perception postérieur où tout jeu d’action en monde un tant soit peu ouvert était directement perçu comme un dérivé, une copie, ce que l’on nommera bientôt un GTA-like. Mafia, quelques mois plus tard, n’échappera pas à ce traitement même si sa nature profonde ne tendait pas spécialement à le rapprocher de ce sous-genre comme nous l’avons vu plus haut.

Par la suite cependant, Mafia aura un peu entretenu ce flou, amenant beaucoup plus l’influence de GTA dans le deuxième épisode de la série. Dans la peau de Vito Scaletta, nous profitions en effet bien plus d’un titre qui cherchait à reprendre certains ingrédients amenés sur la table par Rockstar, notamment dans une optique de plus grande liberté. Il était en effet bien plus possible dans Mafia II de déambuler à notre guise tout en profitant des différentes boutiques disponibles afin d’ajouter une surcouche de personnalisation au schéma habituel de Mafia. Jamais cependant il ne sera question de proposer autant d’activités annexes et hors de propos au regard de l’intrigue principale que ne le feront les GTA suivants, au premier rang desquels le très généreux GTA V. De la même manière, la liberté quasi absolue dont ces derniers font preuve, jusque dans les interactions (violentes ou non) avec les PNJ ne seront pas vraiment de mise dans Mafia II, ni même dans Mafia III, qui reviendra par ailleurs à quelque chose qui sera certes ouvert et assez libre mais bien plus condensé dans son approche de la liberté.
Surtout, là où les GTA laissent le champ libre à la possibilité de vaquer à des occupations aussi diverses que variées, quitte à reléguer au second plan pendant un temps le scénario principal, les Mafia me semblent avoir toujours cherché à faire graviter l’ensemble de leur contenu autour de l’intrigue et la moindre activité annexe sera là pour servir (même de manière minime) le lore général du jeu. Le troisième épisode marque cette attitude de manière encore plus franche à mon sens, chaque mission annexe étant directement reliée à un des lieutenants recrutés par Lincoln et donc insérée dans le climat général de lutte entre factions et de conquête des différents quartiers de New Bordeaux.
Il en découle finalement que ce qui va principalement distinguer GTA et Mafia, ce sera non seulement l’approche narrative plus grande de la licence de 2K mais également la façon dont on va nous inviter à appréhender le monde offert par l’un ou l’autre de ces jeux. C’est ici sans doute que Mafia se distingue en effet le plus de son cousin, dans une proposition qui, à bien y regarder, n’invite pas plus que ça à profiter de l’open world qui s’étale pourtant devant nous. Ou plutôt à en profiter différemment, presque de manière contemplative afin de se régaler des décors et de l’attention portée au détail plutôt que de courir, comme dans un GTA, après le moindre collectible, la moindre activité qui, quant à elle, rendra l’expérience de la ville à la fois plus proche de la réalité, plus dense et plus grandiloquente.

Pourquoi alors se retrouver à presque systématiquement comparer les deux licences ? Hors de quelques éléments de surface, Mafia et GTA n’ont pas tant à voir que cela finalement mais cela n’empêchera pas de régulièrement présenter le premier comme un GTA-like. Une notion qui pose la question de l’influence d’une licence, au point de devenir un genre ou un sous-genre à part entière, même si cela peut sembler assez absurde, et où chaque jeu répondant de tout ou partie de ses concepts de base devrait du coup y être associé et être vu comme une œuvre influencée. On observe cela autant avec GTA qu’avec DOOM pendant un temps durant les années 1990 avec les DOOM-like ou, plus proche de nous, avec Dark Souls et la fameuse ère des Souls-like que nous traversons. Mais, de la même manière qu’on peut s’interroger sur la pertinence et la teneur d’un Souls-like, qu’est-ce qu’un GTA-like au fond ?

Peu importe en réalité car ce genre d’appellation est plus commerciale qu’autre chose, un bon moyen de définir les tenants et aboutissants d’un titre afin de faciliter sa commercialisation, en particulier auprès d’un grand public moins connaisseur mais qui se raccrochera aux principaux étendards de l’industrie afin de savoir quoi acheter ou non. Si je dis que mon jeu ressemblera de près ou de loin à celui qui se vend le plus depuis le milieu des années 2000, fatalement je m’assure au moins l’attention d’une partie du public et des médias. Pourtant, Mafia ne semble jamais vraiment s’être considéré comme un GTA-like. N’est-ce alors que le public et ou les médias qui lui ont collé cette étiquette ? Dans tous les cas, l’usage de celle-ci demeure dommage, voire même un peu mensongère et finalement relativement dangereuse pour le bien du jeu concerné, amenant forcément à une contradiction entre cette nomenclature et les intentions et applications concrètes du titre.

Cela me rappelle beaucoup les questions qui peuvent se poser dans la musique au moment de savoir dans quel genre classer tel ou tel artiste ou groupe. On se souvient comment Joe Talbot, chanteur d’IDLES, déplorait en quelque sorte l’usage d’appellations convenues pour définir les groupes à toutes fins. Alors que sa propre formation est le plus souvent estampillée punk ou post-punk, lui et ses comparses préfèrent éviter toute tentative de définition, rappelant que c’est sans doute pratique pour le public afin d’avoir une vague idée de ce vers quoi il se dirige mais que, pour le groupe, les artistes, c’est aussi et surtout un piège. Le risque de s’astreindre à quelque chose de précis et convenu, au détriment de l’originalité et de la possibilité de vouloir faire autre chose à un moment.
On comprend d’autant mieux ce positionnement quand on a encore en tête la façon dont, en 2020, le public a reçu l’album The Isolation Tapes de Kadavar. Alors que le groupe nous avait habitués à des sons très lourds, sous une forte influence de Black Sabbath et convoquant une imagerie très gothique, le voilà qui sortait du confinement avec un album beaucoup plus doux et léger, empruntant bien plus à Pink Floyd (on pense notamment à Wish You Were Here) qu’à la formation de Birmingham. Et Kadavar de s’être fait descendre par une certaine partie de la critique et du public, qui brandissait alors la fière bannière du « c’était mieux avant », dénigrant l’envie de changement des artistes et les enjoignant donc, plus ou moins tacitement, à revenir à ce pour quoi on les attend. Du reste, ça n’aura pas empêché le groupe allemand de continuer à creuser ce sillon, à raison je pense, comme ils l’ont prouvé avec leur denier opus, I Just Want to Be a Sound.
Ce sont les mêmes schémas qui s’appliquent dans le jeu vidéo. Nous nous enfermons, que nous le voulions ou non, assez facilement dans des genres et selon des appellations qui ne font pas forcément sens. Concernant GTA, la licence a gagné une influence telle qu’elle s’impose comme une référence qui dépasse ce seul statut pour devenir plus imposant encore, une sorte de modèle guidant à la fois les intentions de développement de certains studios ainsi que les attentes des joueurs et joueuses. GTA, comme Dark Souls, comme tout ce qui peut s’observer dans la scène dite Rogue-like, est désormais perçu comme une base à succès sur laquelle on devrait fatalement capitaliser dans l’espoir de reproduire les mêmes réussites.

Peut-être est-ce cela qui pousse encore Hangar 13 à proposer des mondes ouverts dans ses jeux malgré tout alors même que sa proposition ne s’y prête pas vraiment. Un constat d’inadéquation qui s’observe particulièrement avec Mafia – Definitive Edition et ce récent The Old Country, deux épisodes qui misent sur des open worlds plus beaux que jamais (agrandi par rapport à l’original même concernant le remake) mais dont la présence se révèle un peu vaine pour ce qu’elle amène en termes strictement ludiques. Il faudrait que Hangar 13 s’inspire plus de ce qu’elle avait fait avec Mafia III, sans doute le plus iconoclaste et le plus exaltant épisode de la série, une réussite qui était en grande partie due au fait que le jeu cherchait à se forger une vraie patte.
Soyons honnêtes, Mafia – The Old Country n’est sûrement ni l’un des meilleurs jeux de l’année, ni l’un des meilleurs de sa propre licence. Perdu sans ses contradictions, il loupe souvent le coche qui lui permettrait d’établir une proposition vraiment efficace. Cependant, en restant toujours honnêtes, difficile de passer outre ses qualités et de ne pas y voir un titre qui cherche à composer quelque chose de prenant et cohérent. Alors non, tout n’est pas parfait mais The Old Country rattrape régulièrement le coup par une ambiance impeccable et un rythme soutenu qui font souvent oublier ses petites approximations.
On espère deux choses pour l’avenir de la série. D’abord que le public arrête de constamment lui mettre dans les pattes des comparaisons pas toujours heureuses avec GTA afin qu’elle puisse enfin se libérer totalement de cette concurrence vaine et infondée. Délivrée de cela, elle pourra sans doute atteindre la deuxième chose qu’on espère pour elle : se recentrer sur sa propre identité, ses forces bien à elle afin de composer un prochain Mafia qui soit fermement et radicalement un Mafia. Dans tous les cas, pourvu qu’elle n’oublie jamais ce sens du détail, de l’écriture et de la mise en scène qui lui sied si bien.


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