Alors que leur dernier album, Crawler, est sorti tout récemment (le 12 Novembre dernier), il m’a pris l’envie de vous parler d’Idles. Si je pensais d’abord le faire à travers une chronique de ce nouvel opus du groupe, je me suis vite rendu compte que j’avais besoin de viser plus large pour évoquer tout l’amour que je porte à la formation menée par Joe Talbot. Aussi, vous voilà sur le point de lire un article qui va revenir sur le groupe, sa carrière, sa discographie, ses thèmes et, surtout, les raisons qui font qu’Idles me parle tant.
Si je vous propose cet article aujourd’hui plutôt qu’une classique chronique d’album, c’est parce que je me suis rendu compte que j’étais bien incapable d’en faire une au sujet de Crawler ou de n’importe quel autre album d’Idles parmi les trois précédents. Difficile pour moi d’écrire un article dans lequel je ne me serais pas contenté de rédiger « C’est de la bombe » sans autre forme d’argumentation. Or, vous me connaissez, ce n’est pas mon style. En conséquence, plutôt que de laisser tomber l’idée de raconter quelque chose autour de ce groupe, je me suis posé une question. Après tout, je passe assez de temps au quotidien à vanter les mérites d’Idles et à chanter leurs louanges (au grand dam de certaines de mes connaissances, sans doute) pour ne pas bafouiller quelques paragraphes à leur sujet. La question que je me suis alors posée est tout simple finalement : pourquoi Idles ? Pourquoi ce groupe me touche-t-il autant ? Pourquoi leur musique me parle-t-elle si bien ? Voilà à quoi nous allons tacher de répondre dans les lignes qui viennent avec, peut-être, la possibilité de vous convaincre de leur donner une chance si ce n’est déjà fait.
Mais avant toute chose, présentons un peu tout ce petit monde. Idles est un groupe dont la renommée s’est faite au cours des cinq dernières années mais qui s’est pourtant formé en 2009, il y a déjà 12 ans. Le tout s’éveille à Bristol, ville du Sud-Ouest de l’Angleterre qui avait déjà fait parler d’elle dans les années 1990 avec l’émergence d’une nouvelle scène musicale, celle du trip-hop qui donnera naissance à des groupes comme Tricky, Portishead ou encore Massive Attack. Vingt ans plus tard, la ville donne le jour à une nouvelle ambiance sonore avec des groupes qui vont très vite s’apparenter à la scène post-punk, laquelle se saupoudre volontiers d’un soupçon de new wave. Bien des formations vont naître dans cette mouvance, de LICE au début des années 2010 à Giant Swan plus récemment en passant par Spectres, Heavy Lungs ou encore Grandma’s House. Et Idles, bien entendu. A ce sujet et avant de passer au reste, je vous renvoie au post du site Bandcamp consacré à cette scène locale pour un tour d’horizon des groupes à en retenir.

Idles du temps des deux premiers EP, de gauche à droite : Mark Bowen (guitare), Joe Talbot (chant), Andy Stewart (guitare), Adam Devonshire (basse) et Jon Beavis (batterie)
A la toute fin des années 2000, Joe Talbot et Adam Devonshire – respectivement chanteur et bassiste – s’associent pour composer. De l’aveu même de Talbot, la chose prendra du temps en raison d’une difficulté certaine à savoir ce qu’ils voulaient et pouvaient et faire. Rejoints dans la foulée par les guitaristes Mark Bowen et Andy Stewart ainsi que par le batteur Jon Harper, ils se mettent néanmoins à l’ouvrage. Cela donnera lieu à un premier EP auto-publié en 2011, sobrement intitulé IDLES, difficile à trouver et sur lequel officie d’ailleurs déjà un autre Jon à la batterie, Harper ayant été remplacé par Beavis. Absent des plateformes de streaming, vraisemblablement édité à une seule centaine d’exemplaires, l’EP passe très inaperçu à l’époque. Ce sera un peu moins le cas avec les deux suivants, Welcome et Meat (sur lequel le guitariste Andy Stewart cède sa place à Lee Kiernan, dernier ajout à ce qui est encore aujourd’hui le line up du groupe), sortis en 2012 puis 2015, un fossé temporel auquel les amateurs du groupe ne sont d’ailleurs plus vraiment habitués. Car si le quintet semblait manquer de confiance quant à sa direction musicale à ses débuts, on peut clairement se dire que ce n’est plus le cas aujourd’hui. En 2017, le groupe revient avec Brutalism puis enchaîne : en 2018 ce sera Joy as an Act of Resistance, qui marque la reconnaissance du groupe sur la scène internationale ; en 2020 arrive Ultra Mono ; et enfin Crawler il y a quelques semaines. Avec une telle régularité, Idles semble non seulement avoir trouvé sa voie mais apparaît aussi comme bien déterminé à la tracer avec force.
Forts de ces 3 EP et 4 albums, les membres d’Idles peuvent aujourd’hui se targuer d’avoir su s’imposer. Devenus incontournables pour qui s’intéresse à cette scène, les Bristoliens ont su forger leur son et leur personnalité mais la chose ne s’est pas faite en une fois. Tout au contraire, on constatera même une sacrée évolution qui, de manière assez simpliste, permettrait de scinder leur carrière en deux temps : celui des EP et celui des albums. Car en les réécoutant maintenant et tous d’affilée, la principale chose qui sautera aux yeux c’est qu’Idles a bien changé depuis ses débuts. Et en même temps, pas tant que ça, je m’explique.
Bien qu’introuvable en tant que tel sur internet, l’EP originel Idles peut être écouté en cherchant les trois titres qui le composent un par un, par exemple sur YouTube. On se met alors Imagined Communities, Thieves (cf. vidéo plus bas) et Erased dans les oreilles pour mieux essayer de saisir les racines du groupe et plusieurs choses vont vite s’imposer comme des évidences. La première sera que si l’on compare le Idles de 2011 avec celui de 2021, on ne pourra que noter une différence certaine, laquelle tient pour l’essentiel au fait que le groupe se cherchait énormément à l’époque et que cela se ressent fortement dans ce premier jet. Chacun des trois morceaux qui constituent cet EP vont ainsi se démarquer les uns des autres, comme pour souligner l’idée que la bande à Joe Talbot n’avait pas encore réussi à se trouver de véritable ligne directrice, deux ans après leur formation. Pourtant, plusieurs ingrédients pourraient permettre de prétendre le contraire. Il en va ainsi de la voix de Talbot justement, avec cette espèce de patate chaude qu’on lui connaît si bien et que le titre Erased permet déjà de découvrir. On pourrait également évoquer cette insistance sur les rythmiques, portées par une basse et une batterie aussi lourdes et appuyées l’une que l’autre et que tout cet EP va essayer d’introduire auprès du public. Enfin, il y a ces guitares, au son aussi aiguisé dans les parties solo que sec dans des parties rythmiques vives et qui n’est pas sans rappeler une façon de faire que l’on retrouve par exemple dans le jeu de Bernard Sumner à l’époque de Joy Division, pour ne citer que celui-ci. Tout ceci permettra d’ailleurs dans un premier temps de cerner un peu ce qui fait les influences d’Idles. Le groupe affiche en effet avec cet EP des intentions qui font nettement écho à la scène new wave et cold wave de la fin des 70s et du début des 80s avec Joy Division comme figure de proue mais également, en ratissant large et plus tardivement, des formations comme Neu!, Sonic Youth ou encore Metz, formé peu avant Idles.
Voilà ce qui se retrouve donc dans le premier EP, cette espèce de mélange composite fait de plein de genres et sous-genres différents (punk, post-punk, new wave, cold wave, noise, alternatif…), le tout se croisant volontiers, se mêlant adroitement pour livrer une proposition originale. Du reste, on sent bien à l’écoute que rien n’est encore fait pour Idles. Le chant de Talbot par exemple, n’a pas encore trouvé sa patte et si l’on retrouve sur Erased ce que l’on entendra plus tard sur les disques suivants, comment ne pas noter les intonations différentes qui se remarquent sur Thieves et Imagined Communities ? Sur le premier des deux notamment, la différence est flagrante de manière générale. Son léger et clair, jusque dans les lignes de chant, l’intention semble être la même mais l’exécution dénote par rapport au reste de la discographie du groupe. Cette distinction me sera apparue d’autant plus flagrante en ce qui me concerne que je n’ai découvert Idles – comme beaucoup de monde – qu’en 2018 avec Joy as an Act of Resistance (que nous appellerons Joy dans la suite de cet article). J’y découvrais alors sans le savoir un groupe qui avait déjà effectué sa mue, qui sera certes encore sujet à des évolutions mais qui avait alors réussi à s’affranchir de ses hésitations préliminaires desquelles se dégage cependant une énergie qu’on leur reconnaît instantanément, quelle que soit l’année.
La transformation s’effectuera progressivement, égrenant ses étapes dans les deux EP suivants avant de laisser Idles venir afficher un véritable nouveau visage sur Brutalism. Du reste, tant Welcome que Meat auront été l’occasion de saisir de nouveau les expérimentations initiales du groupe. A titre d’exemple, les chansons Meydei et 26/27 sur Welcome joueront avec des sonorités qu’on retrouvait dans Thieves et qui rapprochait le groupe d’une new wave quasi-dansante. Mais on ne leur niera pas cette volonté d’affirmer, déjà, des intentions qui témoignent de la volonté du groupe de se forger son style propre. Des arrangements de manière générale aux plus petits détails dans les effets et la construction des titres, de nombreux éléments viennent alors marquer la transition vers le « nouvel Idles ». Celle-ci se confirmera avec Meat trois ans plus tard (cf. les morceaux Queens et The Idles Chant) pour enfin devenir concrète sur Brutalism, premier véritable album du groupe.
A ce stade-là, il serait tentant de coller des étiquettes sur la formation pour définir son style. On pourrait dire nettement, à compter du moment où ils semblent avoir parfaitement défini leur musicalité, « Oui, Idles est un pur groupe post-punk » ou « Ah, Idles est totalement punk » et tant d’autres affirmations du genre. On se retiendra cependant pour deux raisons. La première c’est qu’il sera à mon sens bien plus intéressant d’essayer de décrire leur musique et les sensations qui s’en dégagent, s’il le faut à grands coups d’évocations d’autres formations qui ont sans doute influencé celle-ci. Le son d’Idles est l’héritage de trop de choses pour qu’on puisse se satisfaire d’une étiquette. Ou alors c’en serait une à rallonge, accolant toujours plus de genres et de sous-genres les uns derrière les autres, de manière assez vaine en définitive. L’autre raison se doit d’autant plus d’être respectée qu’elle émane du groupe lui-même : les gars d’Idles ne veulent pas qu’on leur colle une étiquette. Alors que la presse spécialisée ou non aura eu vite fait de les associer à tel ou tel genre pour présenter leur musique au public entre 2017 et 2018, le groupe aura été aussi prompt à mettre un terme à ces essais de classification, notamment par la voix de son chanteur :

« Nous ne sommes pas un groupe de post-punk. J’imagine qu’on a cette pulsion mécanique, comme un moteur, dans le rythme et que certains groupes de post-punk ont, mais on a plein de chansons qui ne sont pas comme ça.
[…]
C’est un peu triste de se cantonner soi-même à un genre en fait. Ça rassure les gens avant d’aller t’écouter, et ça aide dans un sens je suppose mais ce serait tragique de se mettre dans une boite comme ça. Ce n’est pas ce que l’art est supposé être. »
(Talbot, pour The Quietus, 29/06/2017)
Point d’étiquette, ni de classification quelconque pour Idles. L’idée derrière tout cela sera de toute évidence moins d’entretenir un quelconque mystère factice mais plutôt de coller à la philosophie du groupe, qui prône de toute façon une nécessité d’être soi avant tout, mais nous y reviendrons.
D’ici là, retournons là où nous en étions et parlons un peu de cette évolution que le son d’Idles a connu. La plus grosse étape dans cette transformation se réalisera en 2017 avec la sortie Brutalism. Avec ce premier album, enregistré deux ans plus tôt et plus ou moins concomitamment avec la sortie de leur dernier EP en date, les Bristoliens se dévoilent sous un nouveau jour. Du reste, n’allons pas croire encore une fois que la chose s’est faite d’un coup. En 2015, Meat témoignait déjà des nouvelles tournures que prenait la musique d’Idles et que Brutalism allait définitivement entériner. Cet ultime EP témoignait de sonorités plus affirmées, plus tranchées et surtout plus homogènes en quelque sorte, permettant ainsi d’identifier une véritable ligne conductrice entre les morceaux. Plus énervé, délaissant un peu les aspects les plus new/cold wave de certains de leur précédents titres, le son de Meat était déjà celui qui allait pousser les gens à définir Idles comme un groupe punk/post-punk. Et il est indéniable que l’on y retrouvait effectivement toute cette énergie, cette verve, cette « pulsion » qu’évoquait Joe Talbot dans l’extrait d’interview ci-dessus. Deux ans plus tard, Brutalism concrétise encore un peu plus cela et, bien qu’il se démarque énormément de tout ce qu’Idles avait pu sortir auparavant, on ne peut que noter la filiation ténue qui lie cet opus avec son prédécesseur. Nul doute que la proximité temporelle des enregistrements des deux disques justifiera cela par ailleurs.

Photo promo pour le deuxième album, Joy as an Act of Resistance. Tout à gauche, Lee Kiernan replaçant d’Andy Stewart.
Ceci étant dit, Brutalism était bel et bien une étape fondamentale dans le parcours du groupe. Cela vaut autant pour ce dont les chansons viendront parler que pour la musicalité générale du projet. Les bouleversements à venir s’entendent dès l’ouverture de l’album avec un titre, Heel/Heal, qui dévoile sans fard ce qu’Idles est alors devenu (voir plus bas). Les ingrédients d’origine sont tous là mais l’exécution a pris un virage notable. Celui-ci était certes prévisible quand on avait encore en mémoire Meat mais il est néanmoins jouissif. Avec ce morceau, puis les suivants, Idles égrène son énergie dans tout cet album et change de statut. Le groupe post-punk est au-delà d’être défini par un genre, il est devenu l’expression de ceux qui le composent avant tout, de Joe Talbot en premier lieu et de toute une colère. En découle alors un album puissant, vindicatif dans le texte comme dans la musique, à prendre comme des coups de poing assénés contre un mur pour extérioriser quelque chose. Heel/Heal donc mais aussi Mother, Divide and Conquer ou encore Stendhal Syndrom (pour ne citer que ces morceaux-là) s’inscrivent ainsi dans une volonté nouvelle de porter un message que les compositions doivent venir exprimer tout autant que les paroles. Pour cela, Idles pioche encore dans de nouveaux horizons musicaux qui viendront reprendre ceux vers lesquels ils s’étaient déjà tournés et auxquels s’ajoutent cette fois-ci une force et une brutalité qui confinent au punk hardcore, sinon au post-hardcore si l’on voulait s’amuser à chiner dans toujours plus de sous-genres. Le son vient alors répondre à cette ambition de mêler tout cela pour tracer un sillon neuf, fait uniquement des empreintes de cette machinerie révisée qu’est la musique d’Idles sur Brutalism. Les rythmiques lourdes, l’énergie d’un moteur vrombissant, tout ce que j’évoquais plus haut se retrouve dans cet album mais avec une nouvelle saveur née de l’intégration pleine et entière de la nécessité d’exprimer des choses aussi fortement que possible par la musique. L’année de cette sortie, le journaliste Michael Hann décrit Brutalism dans The Guardian comme « l’album le plus honnête de 2017 » et c’est exactement de cela qu’il s’agit : de cette franchise, de cette absence de concession qui transpire de chaque note et de chaque mot prononcé, chanté, hurlé aussi par Talbot, jusqu’à ce merveilleux final en douceur qu’offre le tendre mais triste Slow Savage.
La suite des événements donnera raison à ce réalignement musical. L’année suivante, Idles sort Joy et ce dernier ne manque pas de s’inscrire dans la droite lignée de son prédécesseur. Avec cet album, le groupe acquiert une réputation mondiale qu’il entérinera en 2020 avec Ultra Mono. Ces deux albums se ressemblent d’ailleurs beaucoup, dans leur façon de continuellement pousser un peu plus loin les acquis établis avec l’album qui les précède respectivement et en développant sans cesse la force thématique d’Idles. Dans le premier des deux cas, c’est un travail qui contribue pour beaucoup à forger la personnalité du groupe et de sa musique. Indéniable, cette patte se remarque à travers l’envie que j’évoquais plus haut de faire cohabiter les genres, de les fondre en un tout qui soit aussi unique que possible, toujours en accord avec l’envie de se débarrasser des étiquettes. Idles joue un son qu’on continuera malgré tout de qualifier de punk ou post-punk mais il se trouve dans cette musique d’autres inspirations, parfois plus « urbaines », même si je n’aime pas trop cette appellation qui ne veut plus vraiment dire grand-chose. Cette cohabitation musicale s’observe également à travers la présence sur un même disque de morceaux plus énervés que jamais aux côtés d’autres bien plus doux, mélancoliques, sinon carrément tristes.
Ainsi pensera-t-on aux multiples ambiances du dernier-né qu’est Crawler avec des chansons fidèles à l’esprit vindicatif d’Idles (Meds, Stockholm Syndrome…) et d’autres plus en accord avec son pendant plus mélancolique (The Beachland Ballroom en tête, à écouter ci-dessous). On notera d’ailleurs sur Crawler une espèce de retour aux sources avec des compositions qui ne seront pas sans rappeler les accents new/cold wave des premiers EP. En cela, et sans chercher à sur-analyser l’album, j’ai le sentiment qu’Idles a grandi et si l’on évitera le bon vieux cliché de « l’album de la maturité », on peut s’interroger sur la façon dont le groupe pourrait bien avoir trouvé une façon de pleinement s’accepter en tant que projet musical. Je vois en Crawler une synthèse de ce que le son d’Idles est devenu et de ce qu’il peut devenir par la suite. Pour cela, il puise dans les envies qui demeurent à assouvir pour ces musiciens et les choix qu’ils ont pu faire autrefois afin de se parer d’une aura assez unique au sein de la discographie du groupe.
Toujours dans cet ordre d’idée (la « cohabitation musicale »), on songera aussi à l’opposition qui se forme entre l’ouverture franche et violente de Brutalism avec Heel/Heal ou sa conclusion bien plus douce-amère portée par Slow Savage. Il nous viendra aussi à l’esprit cet interlude au beau milieu de Joy que propose la chanson June, dévastatrice par la manière dont Talbot y évoque sans détours la perte de son premier enfant, mort-né. Elle est aussi là, cette honnêteté dont parlait Michael Hann dans son propre article, dans cette capacité à parler de choses aussi personnelles et bouleversantes. Idles, c’est aussi une musique faite de partage avec son public, d’une envie de communiquer avec lui comme pour lui dire : « Je suis passé par là, je te comprends, tu n’es pas tout seul ».
Cette vision de la musique, elle sera facilement assimilable à celle de cette société idéale dont le rêve se lit systématiquement dans les textes de Joe Talbot, que ce soit explicite ou entre les lignes. En cumulant les contestations et les sentiments révoltés, Idles décrit par procuration ce que devrait être la société dans laquelle ils souhaitent vivre. Un monde nourri par le vivre-ensemble et l’abolition de toutes les discriminations et violences, quelles qu’elles soient. Tels sont les thèmes qu’Idles développe dans la très grande majorité de ses chansons. Crawler fera peut-être un léger pas de côté dans le sens où, inspiré par la crise sanitaire comme tant d’autres albums parus depuis un an, il s’intéresse plutôt aux nombreux contre-coups de ce contexte sur les uns et les autres, sur les difficultés psychologiques que les confinements successifs ont pu entraîner et que la chanson The Beachland Ballroom évoque avec brio, jusque dans ce refrain évocateur et puissant où trois lignes résument tout.

« If you see me down on my knees
Please, do not think that I pray
Damage, damage, damage »
(The Beachland Ballroom)
[« Si vous me voyez à genoux
S’il vous plait, ne croyez pas que je prie
Ravages, ravages, ravages »]
Ceci étant dit, si Crawler s’offre l’opportunité d’explorer de nouvelles thématiques et de presque se proposer tel un album-concept pour la continuité qui lie ses morceaux, le reste de la discographie d’Idles s’intéresse quant à elle à des sujets assez récurrents et qui se rassemblent en définitive tous sous la bannière d’une colère saine, pointant volontiers du doigt un grand nombre de dysfonctionnements dans la société actuelle, tant au Royaume-Uni que dans le reste du monde. Pour le dire tout net, Idles est un groupe qui lutte par ses textes contre le racisme, l’homophobie, le sexisme, les violences faites aux femmes, la masculinité toxique et tant d’autres travers si souvent dénoncés de nos jours. Depuis Brutalism, cet aspect politique s’observe toujours plus fortement mais le groupe insiste sur les nuances qu’il convient d’apporter dans son côté politique justement. Toujours au cours de l’interview de Michael Hann, Talbot clame qu’il n’est pas « le prochain Billy Bragg » . Le même Bragg qui est un auteur, compositeur et interprète connu pour ses collaborations avec divers groupes mais aussi pour son engagement politique très marqué et son militantisme affirmé. Engagé, il lutte dès les années 1980 contre les conservatismes, soutenant par exemple la grève des mineurs qui aura secoué l’Angleterre de Thatcher. Il aura également fondé un mouvement d’incitation au vote des jeunes, aura ouvertement soutenu différentes personnalités politiques de gauche et d’extrême-gauche, etc. Voilà ce qu’est Billy Bragg et voilà ce que ne veulent pas être Joe Talbot et son groupe. Si Idles est un groupe politique, ce n’est pas un groupe militant. Du reste, Talbot estime que tout est politique et qu’en cela, Idles ne peut que l’être dans le sens où leurs chansons défendent des idées et cherchent à éveiller les consciences sur différentes problématiques. Il ne s’accorde cependant aucune responsabilité superflue, comme il l’explique chez KEXP en 2018 :
« On ne voit pas ça comme une pression, nous n’avons aucune responsabilité de faire quoi que ce soit. Si je veux écrire sur la crème glacée, j’écrirai sur la crème glacée. Mais tout est politique et je ne pense pas qu’on soit plus légitimes que d’autres groupes […].
Tout est politique. Ignorer le Brexit ou ignorer Trump est aussi politique que chanter dessus.«(Talbot pour KEXP, le 29/11/2018)
En cela, Idles n’appelle pas à voter pour tel ou tel candidat, ni ne viendra pas ouvertement défendre ou démonter un projet politique sur un plateau de télé. En revanche, le groupe instillera toujours ses sujets dans ses chansons et les portera avec une force qui tient pour beaucoup au caractère très familier, quotidien et réaliste des situations évoquées. La politique, au sens le plus large en définitive, demeurera toujours un domaine cher à Joe Talbot, qui présente cet aspect de la vie comme présent « dans [son] lobe frontal » . Tel un prisme à travers lequel tout passe, le politique se montre prégnant dans tout ce que ses textes veulent décrire. Bien entendu, cela passera par un intérêt pour les décisions purement politiques qui sont prises çà et là, qu’il s’agisse de la situation du système de santé britannique (le NHS) avec Divide and Conquer que j’évoquais plus haut, de ce Brexit largement dénoncé dans la chanson Great présente sur Joy ou du repli nationaliste britannique (en lien avec la séparation d’avec l’Union Européenne) dans Model Village que l’on peut entendre sur Ultra Mono.
Ce sont donc ces luttes de tous les jours que les Idles vont chercher à mettre en lumière dans leurs chansons avec, toujours, un lien qui se fera avec leurs vies personnelles et qui rendent les choses d’autant plus tangibles. Et s’ils vont critiquer les nationalismes grandissants et le rejet de l’autre qui semble revenir comme une lourde vague sur l’Europe (« L’islam n’a pas mangé ton hamster. Le changement n’est pas un crime« , chanteront-ils sur Great), la dénonciation se fera toujours par une approche très terre à terre finalement, rappelant que, comme dit dans Great justement : « Nous sommes tous ensemble dans le même bateau » . Talbot et ses comparses émaillent alors leurs albums de scènes du quotidien dans lesquelles prennent si souvent place les comportements qu’ils essaient de pointer du doigt.
Lorsqu’ils veulent porter leur message anti-raciste dans Danny Nedelko par exemple, c’est en donnant à la chanson le nom d’un de leurs amis proches – lui-même chanteur du groupe Heavy Lungs, que je vous recommande – et en citant tous les visages que l’immigration peut prendre, de cette mère nigériane de six enfants à la militante pakistanaise Malala Yousafzai en passant par Freddie Mercury, un boucher polonais ou l’athlète Mo Farah. Dans un mélange astucieux de premier et de second degré, témoignage du sens de l’humour qui se laisse deviner dans bien de leurs titres, les Idles mettent alors des mots simples sur un constat qui devrait l’être tout autant : l’étranger n’est pas forcément le mal incarné que certains réactionnaires veulent à tout prix nous vendre. Mieux encore, certains d’entre eux sont devenus des icones que personne ne viendrait remettre en question.
Autre sujet ensuite, c’est la question des violences qui revient aussi de manière lancinante dans tous leurs albums parus jusqu’ici. Ce sera la violence envers les femmes d’abord, physique et psychologique, dans Mother. Au cours de cette élégie dédiée à sa propre mère, Talbot dénonce le climat de terreur dans lequel les femmes peuvent être enfermées face aux hommes, tout comme il dénonce le mauvais traitement de ces dernières dans le monde du travail et la nécessaire lutte pour leur débloquer l’ascenseur social (« Ma mère travaillait 15 heures par jour, 5 jours par semaine / Ma mère travaillait 16 heures par jour, 6 jours par semaine / Ma mère travaillait 17 heures par jour, 7 jours par semaine / La meilleure façon de faire peur aux conservateurs est d’apprendre à lire et devenir riche » ). Plus récemment, Ultra Mono portait son lot de revendications ouvertement féministes, notamment avec le très évocateur Ne Touche Pas Moi et ses paroles qui résonnent comme une évidence : « ‘Cause your body is your body and it belongs to nobody but you » [« Car ton corps est ton corps et il n’appartient qu’à toi » ].

« Men are scared women will laugh in their face
Whereas women are scared it’s their lives men will take«
(Mother)
[« Les hommes ont peur que les femmes leur rient au visage
Alors que les femmes ont peur que ce soient leurs vies que les hommes vont prendre »]
La masculinité toxique, en toute logique, sera régulièrement dénoncée à son tour et même vue comme la cause de bien des maux. Elle sera celle des violences faites aux femmes bien sûr mais aussi de celles faites aux garçons et hommes qui ne rentrent pas dans ce moule viriliste. La chanson Never Fight a Man with a Perm illustre idéalement ce rapport de force violent en mettant en scène un gamin face à un mec aux « bras comme des battes de baseball » . Mais c’est surtout le titre Samaritans qui viendra le mieux mettre en exergue toute cette problématique. Les Idles y décrivent une masculinité toxique qui, plus que n’être le fait que de quelques uns, se révèle bien plus systémique, comme un héritage dont on peine encore et toujours à se débarrasser. Le transfert de ces comportements de génération en génération s’illustre avec la phrase « C’est pour cela que tu ne verras jamais ton père pleurer » alors que le reste des paroles enchaîne ces injonctions que tout garçon a déjà entendues mille fois, pour ne pas dire subies : « Sois un homme » , « Assieds-toi » , « Ne pleure pas » , « Bois » , « Fais toi pousser des couilles » … En accolant ainsi toutes ces phrases que nous avons tous entendues donc mais qui demeurent éminemment violentes quand elles viennent aux oreilles d’un enfant, Talbot souligne la bêtise de celles-ci et leur aspect automatique, leur allure de « ça va de soi ». En réaction, de nombreux textes d’Idles seront un appel à dépasser toutes ces formes d’injonctions, tous ces appels à rentrer dans le moule et à correspondre aux fameux « standards ». Samaritans l’insinue déjà fortement mais c’est une vision que l’on va retrouver dans d’autres chansons au premier rang desquelles Television qui critique l’influence néfaste de cette « normalité » sur l’appréciation de soi.
Voilà l’un des grands combats d’Idles : que celles et ceux qui peinent à s’accepter et qui se demandent s’ils ont réellement une place dans la société prennent conscience que oui, il y a une place pour elles et eux. Tant pis si le moule n’est pas à notre taille, tant pis aussi si l’on a parfois des coups de moins bien. Des épreuves, nous en traverserons tous, la musique d’Idles est là pour nous le rappeler. Mais il ne faut pas perdre de vue qu’on peut aussi les surmonter, les accepter et avancer malgré elles. Voilà toute la philosophie qui nourrit ce groupe et qu’il cherche à développer auprès de son public. Cette honnêteté dont on parlait plus haut, c’est aussi là qu’elle se terre, dans cette idée de saisir le public par les épaules, entamer une discussion honnête avec lui et lui faire comprendre qu’on peut avancer même si c’est la merde. Dans Television encore, cela passera par un appel bien moins sordide que ceux de Samaritans : cesser de se laisser influencer, de se dénigrer soi-même et de vouloir à toute fin changer pour rentrer dans le cadre. Et Talbot de clamer que « si quelqu’un parlait de toi de la même manière que tu parles de toi, je leur casserais les dents. Aime-toi ! » . Le groupe, ici comme dans d’autres chansons, installe ainsi une façon de voir les choses et d’envisager le changement qui passe avant tout par un acte fondamental qui est celui de prendre conscience que, chacun et chacune, nous vallons quelque chose. Nous ne sommes pas moins bien que les autres, nous sommes différents et uniques. Chaque être a sa pierre à porter à l’édifice et il aura fallu 4 albums d’un même groupe pour que j’arrive à m’en convaincre, fermement.
C’est ce qui fera la différence entre Idles et les autres groupes punk qu’on connaît tous, tout du moins ceux qui s’affichent clairement engagés. Contrairement à des Sex Pistols ou des Clash pour ne citer que ceux-là, Idles ne prône pas un renversement des valeurs qui touche régulièrement à la révolte pure et dure ou au nihilisme. On n’est pas sur du « no future » mais plutôt sur un « décidons de notre futur » et ça fait du bien. Ça fait du bien parce qu’on traverse des moments compliqués et qu’il est parfois difficile de s’imaginer demain. Il est devenu si complexe de se projeter dans l’avenir quand on voit l’état du monde et les perspectives qu’on nous annonce qu’il serait facile de laisser tomber, simplement. Mais Idles est là pour nous rappeler que tout n’est pas perdu. Que face aux obstacles, on peut toujours trouver un moyen de sauter par-dessus ou de les contourner. Ils savent de quoi ils parlent car ils n’ont pas été épargnés : Talbot a souffert de la maladie puis du décès de sa mère, lui et Lee Kiernan sont des alcooliques repentis… Ils en ont bavé comme tout le monde.
Et si l’on y croit, c’est pour cette capacité à reconnaître leurs failles mais également parce que le groupe s’inscrit parfaitement dans le paysage de nos quotidiens. Avec sa musique et ses mots, cette formation se révèle parmi les plus familières que j’aie pu connaître. Il ressort de leur musique cette connaissance d’un quotidien que nous partageons tous qui les rend, sinon légitimes, au moins crédibles. Ce quotidien des gens comme vous et moi, « ceux qui ne sont rien » comme le dirait un certain président, et dont Idles chante les louanges sur Ultra Mono avec leur chanson A Hymn, ode à une forme de normalité. Pas celle qu’impose la société mais celle des gens qui ne sont pas des puissants. Mis bout à bout et en prenant cette chanson comme point de départ, les titres d’Idles sont un cheminement décomposé qu’on prendra plaisir à remettre en ordre pour découvrir le tracé qui nous mène de l’acceptation qu’il est bon d’être soi jusqu’à l’affirmation que c’est en étant soi, en étant amour plutôt que haine, que l’avenir sera radieux. Qu’en se liant à des Danny Nedelko et en éteignant la télévision, on peut s’engager sur une autre voie faite d’ouverture et d’opportunités nées de la diversité. Qu’en respectant nos mères et en éduquant nos garçons, on pourra créer quelque chose de neuf et de vivifiant qui fasse vibrer le monde. Qu’en faisant de la joie un véritable acte de résistance enfin, on va pouvoir retrouver une forme de foi.
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C’est tout cela qui fait que j’aime ce groupe d’un amour inconditionnel. Parce qu’avec cette vision du monde, avec cette envie de rassurer tout en ne s’épargnant pas ses propres erreurs et difficultés, ils expriment des colères, des doutes et des espoirs dans lesquels je me reconnais totalement, et tant d’autres avec moi. Ils réussissent à mettre en musique des choses sur lesquelles je n’ai jamais vraiment su mettre de mots et par conséquent qui n’ont généré que des colères ou des peines inaudibles même pour moi. Ainsi en allait-il aussi de mes envies d’optimisme que j’étais bien incapable de formuler à cause de la désillusion ambiante et qu’Idles a su rendre plus concrètes en mettant des mots dessus, auxquels je peux me raccrocher.
J’ai le sentiment, comme beaucoup d’autres encore une fois, qu’Idles parle de moi et parle pour moi. Ce groupe est devenu un exutoire dans lequel je me réfugie et trouve les mots qu’il me faut. Ils me motivent et je me passe souvent l’adéquate chanson Mr. Motivator et son mantra pour me remettre en selle : « Ceuillons le jour, prenons nous par les mains et dégageons les connards » . Ceux-là, ils sont identifiés dans la chanson : ce sont autant Donald Trump que les tueurs de phoques, auxquels ils opposent des figures variées mais plus solaires et généreuses comme Frida Kahlo ou David Attenborough. Pour Idles, nous avons tous en nous la force de Connor McGregor, LeBron James ou Joe Calzaghe alors à nous d’en faire usage. Leur discographie en sera le mode d’emploi.
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