The Irishman, film de gangsters de Martin Scorsese. Avec Robert De Niro, Al Pacino, Joe Pesci, Harvey Keitel…
Le pitch : Dans les années 1950, Frank Sheeran (R. De Niro) est un petit chauffeur de camion sans histoires. Mais quand il est jugé pour avoir détourné la viande qu’il devait livrer, Sheeran est rapidement amené à rencontrer Russell Buffalino (J. Pesci), mafieux local de Philadelphie. Les deux hommes se rapprochent et Frank grimpe petit à petit dans le milieu de la pègre. Jusqu’au jour où il va rencontrer un homme unique en son genre, le charismatique leader syndicaliste Jimmy Hoffa (A. Pacino). Les destins des deux hommes vont alors être profondément mêlés.
La critique : Treize ans après Les Infiltrés, Martin Scorsese revient au genre pour lequel il est le plus connu : le film de mafia et autres gangsters. Si l’on voulait exagérer, on pourrait presque même aller jusqu’à dire que ce genre lui appartient. Nonobstant les évidentes qualités et influences du Parrain de Coppola et de sa suite, il va sans dire que Scorsese a profondément marqué ce pan du cinéma qui a connu un réel renouveau avec le Nouvel Hollywood, dont le cinéaste est un fier représentant.
A titre personnel, le film de gangsters et l’univers cinématographique de la mafia est, après la SF ou les westerns, un de mes genres favoris. Biberonné alors que je n’étais qu’un cinéphile apprenti avec Les Affranchis notamment, je me suis rapidement découvert un goût prononcé pour cet univers dont la transposition à l’écran appelle souvent cette atmosphère fermée et lourde qui fait tout le sel du genre. Le tout avec, généralement, des personnages forts, profondément marqués et qui vont la plupart du temps devenir des références dans la culture cinématographique de tout un chacun. Parmi tous ceux et toutes celles qui ont vu les films de ce type, qui n’arrive pas à citer les noms de Vito, Michael ou Sonny Corleone ou encore ceux de Paul Cicero et Henry Hill, pour ne citer que ces quelques uns ? Et dans tout cela, Scorsese figure aisément parmi mes références les plus évidentes. Apprendre donc que le monsieur planche sur un nouveau film du genre ne pouvait que m’enthousiasmer. Ce sursaut de joie, il vient aussi en écho aux films les plus récents du cinéaste car, si je n’ai pas vu Silence, je dois bien vous avouer que tant Hugo Cabret que Le Loup de Wall Street m’ont bien gentiment laissé sur ma faim, me donnant l’impression que, une fois Shutter Island passé, Scorsese avait perdu un peu de sa patte.
Je me lance néanmoins dans The Irishman avec cet enthousiasme maintenu depuis l’annonce du projet. Un seul regret vient cependant émailler tout cela : la non-sortie en salles du film. Distribué par Netflix, qui s’obstine à refuser de s’agenouiller devant la franco-française chronologie des médias qui impose un délai de 36 mois entre une sortie au cinéma d’un film et sa mise à disposition sur une plateforme comme celle-ci, le dernier Scorsese n’aura eu droit, à Paris (puisque c’est ici que j’habite), qu’à une seule avant-première organisée par la Cinémathèque Française et réservée à ses abonnés dont je ne fais pas partie. Tant pis, pas de salle obscure pour découvrir le film, il faudra se contenter de ma petite télé et du confort de mon canapé, c’est toujours ça de pris. Il faudra aussi se motiver avant de lancer le film car ce dernier dure pas moins de 3h30, rien que cela. Et quand on connaît le cinéma de Scorsese, on se dit qu’une durée pareille peut sembler certes belle de bout en bout si le réalisateur s’applique mais cela peut surtout paraître une éternité. Le style de Martin Scorsese implique par essence une certaine forme de lenteur dans le déroulé des événements qu’il dépeint dans ses films. Ainsi, même un film comme Raging Bull, qui durait 2h10, pouvait sembler particulièrement long malgré ses immenses et indiscutables qualités (c’est peut-être mon préféré du cinéaste). Alors 3h30… Mais peu importe, la promesse est trop belle pour qu’on rechigne face à la durée. Scorsese derrière la caméra, De Niro, Pacino et Pesci devant : que demander de plus ? Ce sont quatre piliers du Nouvel Hollywood qui se partagent l’affiche ici, cinq si l’on y ajoute un Harvey Keitel dont la présence à l’écran est cependant moindre. Ce serait un film issu d’une grosse licence comme les Marvel ou Star Wars, on vous parlerait tout bonnement de fan service. Grossière idée dans la bouche de certains, cela peut aussi être la belle occasion de livrer un film d’anthologie, ce dont j’espérais que The Irishman devienne.
Trois heures et trente minutes plus tard, le film s’achève et en moi résonne un drôle de sentiment, multiple. Je vais évidemment tâcher de vous expliciter tout cela dans les lignes qui vont suivre mais dans l’immédiat, on pourrait résumer cela en parlant d’un doute. Je ne sais pas trop, au moment de couper Netflix, ce que je pense de The Irishman. Je crois, que sans être profondément déçu fort heureusement, j’ai néanmoins été assez décontenancé par ce que j’ai vu. Car si le film est objectivement bon, Martin Scorsese et son cast faisant preuve d’un sens du cinéma qui n’est plus à prouver depuis longtemps, j’ai quand même le sentiment qu’il lui manque quelque chose. Le film regorge pourtant de très nombreuses qualités, notamment esthétiques.
La cinématographie de Scorsese s’applique ici avec un goût certain et confère à The Irishman une certaine familiarité visuelle pour le public ainsi que du raffinement. L’on y retrouve ainsi autant d’éléments tirés des premiers films du réalisateur que des plus récents, qu’il s’agisse de photographie ou de mise en scène plus généralement. Les séquences en voiture notamment, lesquelles sont d’ailleurs nombreuses mais essentielles, évoquent sans cesse ce regard si américain que Scorsese porte lui-même sur une certaine vision de l’Amérique. Ce n’est ni vieillot, ni passéiste, c’est simplement le goût de mettre en image une époque révolue, allant des années 1950 aux années 1970, et que le réalisateur s’applique à retranscrire par des ambiances et des éléments ponctuels. Ainsi en va-t-il donc des voitures, toujours savamment choisies et ayant généralement un rôle plus ou moins déterminant dans l’intrigue de ses films, si la chose s’y prête. The Irishman n’échappe pas au processus.
Malgré cela, le temps arrive à sembler long parfois devant l’écran car le film a tendance à s’éterniser un peu. Le souci c’est qu’en y réfléchissant bien, on a beau se dire qu’il aurait fallu virer une demi-heure pour arriver à faire quelque chose qui ne lasse pas trop, on a bien du mal à déterminer quelle demi-heure enlever… Car si le film peut sembler un peu trop verbeux, au point qu’on aurait presque aimé que certains dialogues sautent au montage, tous semblent toutefois importants. Contextualisant les choses, amenant sans cesse les événements suivants, développant les intrigues, peaufinant les personnages… Chaque ligne de texte pourrait paraître suffisamment pertinente pour ne pas être ôtée du résultat final. Oui, ça parle beaucoup, mais ça ne parle pas pour rien globalement ! Comment faire alors ? Comment compenser les longueurs amenées par de très nombreux dialogues et autres apartés (le film est narré par un Frank Sheeran grabataire) sans en ôter un seul mot ? La logique voudrait que tout cela soit rééquilibré par un travail sur le rythme du film. Et c’est là que le bât blesse. A mon sens, The Irishman manque cruellement de rythme. Il se déroule comme ça, l’air de rien, et n’arrive jamais à proposer de pics vers lesquels on monte progressivement pour en redescendre ensuite et attendre le suivant. Il n’y a pas de surprise, pas de grand tournant au cours duquel on voit un personnage faire un truc qu’on n’aurait pas cru, pas de grands moments annoncés mais autant craints qu’espérés ! The Irishman se contente d’aller doucement vers son but, comme s’il était lui-même conscient de son propre manque de vitalité. C’est toute la musicalité des œuvres de Martin Scorsese qui fait défaut ici, et qui laisse les spectateurs et spectatrices dans ce seul rôle d’observateurs et observatrices. Si le film regorge pourtant d’enjeux forts, il n’arrive pas à les mettre suffisamment en exergue pour en tirer quelque chose de réellement percutant.
C’est dommage car le fond du film aurait mérité toute la verve que Martin Scorsese sait pourtant mettre dans ses travaux. Derrière la relation entre Sheeran et Hoffa (que DeVito avait d’ailleurs déjà porté à l’écran en 92 dans un film où Jack Nicholson incarnait le syndicaliste), c’est une histoire brutale et violente qui se trame, faite de complots, de coups bas et de retournements de veste. Meurtres et vengeances sont au rendez-vous de cette fresque mafieuse qui figure bien placée parmi les légendes américaines du XXème siècle. On cite souvent Al Capone ou des types de cette envergure mais Jimmy Hoffa, ça va encore au-delà de tout ça. C’est la politique qui se mêle à la mafia, de près comme de loin, qui plus est dans un contexte de Guerre Froide.
Cela néanmoins, The Irishman montre que son réalisateur en a pleinement conscience. Scorsese, non content de nous raconter ces parcours croisés et la façon dont les événements et renversements de situation ont conduit à la célèbre conclusion, nous dépeint cette histoire avec une théâtralité certaine, propre à cette façon si étasunienne de forger ses légendes. Chaque personnage, même le moins important, se voit ainsi accorder une attention particulière, par un traitement donné ou une explicitation de son histoire propre. Martin Scorsese ne veut pas d’un quelconque laissé pour compte dans ce film, soucieux de souligner la part de chacun dans le déroulé des événements. Le moindre second rôle fait alors l’objet d’une finesse certaine afin de ne pas gâcher le tableau. C’est d’ailleurs tout le talent, de manière générale, de ce réalisateur qui a toujours su s’entourer d’une distribution d’acteurs et d’actrices qui sachent donner corps à leurs personnages, même s’ils n’apparaissent que le temps d’une séquence ou deux.
La valeur forte de The Irishman se tient alors ici, dans la qualité de son panel de protagonistes et dans la distribution qui se charge de leur donner vie. C’est quelque chose que j’ai toujours adoré chez Scorsese, cette façon de ne pas gâcher le gros du travail en faisant toujours attention aux détails (ici, les personnages secondaires, voire tertiaires). Il y a, comme dans nombre d’autres de ses films, cette recherche du juste ton, de la bonne écriture des personnages vis-à-vis du contexte imposé par le scénario et, par conséquent enfin, de la maîtrise de la direction des interprètes. On pourrait alors citer plusieurs seconds rôles pour étayer le propos comme Jesse Plemons, Anna Paquin, Bobby Cannavale ou encore Jake Hoffman mais ce serait certainement redondant. Il faut cependant garder tout cela en tête pour comprendre où je veux en venir : ce n’est pas seulement un film de gangsters que l’on regarde en se mettant devant The Irishman, c’est une proposition de reconstitution.
Et pour que celle-ci soit bonne, il faut que chaque détail soit respecté, ou plutôt mis en valeur. L’habitude de Scorsese de toujours valoriser le background au bénéfice de l’intrigue principale trouve alors une belle finalité dans ce film. Evidemment, on peut se douter que tout cela est sans aucun doute plus romanesque que ça ne l’a réellement été (et encore…) mais l’essentiel est là : captiver. Alors oui, ça manque de panache dans les séquences qui auraient voulu en avoir, de brutalité aussi lors des scènes qui essaient d’en faire preuve ; mais si ces manques dessert fatalement le produit fini, il n’en demeure pas moins qu’on s’intéresse dès les premiers instants à cette longue histoire et que si l’on en décroche peut-être un peu par instants, le film sait toujours comment de nouveau capter notre attention et fermement la tenir concentrée sur lui.
Il ne faut cependant pas se voiler la face : si The Irishman fonctionne malgré ses quelques défauts, c’est en très grande partie grâce à ses têtes d’affiches. Je l’évoquais plus haut, le fait de réunir ces grands noms pour ce projet s’apparenterait presque à du fan service en quelque sorte mais en l’occurrence, ça fonctionne terriblement bien.
Robert De Niro déjà occupe une fois de plus l’écran avec toute la force que ce monstre de cinéma sait mettre dans ses rôles. Un personnage de De Niro, c’est le plus souvent un personnage dont on se souvient. Et pour cause, l’éminent représentant de l’Actors Studio arrive à chaque fois à incarner les protagonistes qu’on lui confie avec cette force donc mais également un souci du ciselage qui relèverait presque de l’orfèvrerie. Dans le cas qui nous intéresse ici, cela amène Frank Sheeran à ne pas être QUE la petite frappe qui monte au sein de la mafia de Philadelphie. C’est aussi, un homme, un père, un ami, un proche… Cela peut sembler banal, à dire les choses comme ça, mais je persiste à croire que la capacité à jouer sur de multiples tableaux comme ceux-ci reste quelque chose dont la maîtrise absolue n’est pas donnée à tout le monde. De Niro, lui, il en fait son petit-déjeuner.
A ses côtés, c’est avec un immense plaisir que je retrouve Joe Pesci dans un rôle tel que celui-ci. L’acteur qui nous avait habitués (chez Scorsese tout particulièrement) à des rôles de petits caïds nerveux au possible fait sien un personnage assez opposé à ce stéréotype. Bien loin de la violence verbale et physique de Nicky Santoro dans Casino par exemple, son Russell Buffalino se montre ici plus posé, plus calme, fatalement un petit peu plus froid. Cela n’enlève rien au charisme de celui qui le porte à l’écran, Pesci livrant une prestation parfaite de bout en bout mais qui trouve également toute sa saveur dans les échanges avec son vieux compère De Niro. Les deux acteurs, incapables de feindre l’enthousiasme qui semble être le leur en se retrouvant devant la caméra, offrent en effet un bien beau duo. Pour tout vous dire, plus encore que de voir De Niro et Pacino dans les mêmes plans, ce sont ceux où je les vois tous les deux qui m’ont le plus fait vibrer au cours du film. J’ai le sentiment que Scorsese aussi en était heureux, offrant alors à ces retrouvailles quelques jolis écrins visuels.
Quant à Al Pacino enfin, et pour conclure sur ce dernier, il n’est pas en reste face à ces deux camarades. Je vous avouerais cependant quelque chose : je n’ai jamais été un immense fan de cet acteur (dont je reconnais toutefois volontiers les qualités). Comme quand on aurait dû choisir entre les Stones et les Beatles, mon cœur a aussi choisi De Niro au détriment de Pacino. Mais cela n’enlève rien au talent de l’acteur donc et je dois même vous dire que je trouve que Pacino se bonifie avec le temps. Après les époustouflants débuts dans les années 1960-70, il a connu des années plus difficiles à mon sens, offrant dans les années 1980 et 1990 un certain nombre de prestations bancales, pour ne pas dire ratées. Surjouant beaucoup, le comédien m’a très souvent lassé dans ses films de cette période. Mais depuis les années 2000 (je pense notamment à Insomnia), voilà qu’il est revenu plus en forme, plus solide. The Irishman n’échappe alors pas au Pacino du renouveau et l’acteur y livre à mon avis une de ses meilleures interprétations des dernières années. Exubérant sans être outrancier, sans cesse sur le juste ton, le voilà qui se montre exaltant ! Que ce soit par son seul jeu ou dans ses échanges avec De Niro ou Pesci, Al Pacino se livre comme on l’aime : fort et entier.
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Je passe donc sur quelques éléments que ce film permettrait d’aborder (notamment le rajeunissement numérique des acteurs, pas mal foutu) pour me concentrer sur l’essentiel : l’ambivalence du ressenti à la fin de The Irishman. Sans être mauvais ou anecdotique, ce n’est ni un immense film, ni un grand Scorsese. Plus inspiré par une tendance cinématographique mafieuse à la Donnie Brasco par exemple, il se veut lent et long, ce qui arrive en l’occurrence à autant être un atout qu’un souci. The Irishman s’étire mais ne parle pas en vain, d’où ce sentiment d’être un peu le cul entre deux chaises au final. Fort heureusement, il est sauvé par un sens de la mise en scène tout à fait correct et, surtout, par une distribution d’immense qualité au sommet de laquelle brille le trio Pacino-De Niro-Pesci. Rien que pour cela, le dernier film de Martin Scorsese vaut la peine.
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