Mourir Peut Attendre, film d’espionnage de Cary Joji Fukunaga. Avec Daniel Craig, Léa Seydoux, Rami Malek, Lashana Lynch…
Le pitch : Après les événements qui l’ont conduit sur la trace de l’organisation Spectre, James Bond (D. Craig) s’est retiré du service actif. Bien décidé à mener sa vie aux côtés de Madeleine Swann (L. Seydoux), l’ex-007 devra cependant repartir en chasse de la sinistre organisation lorsque cette dernière affiche sa volonté nette de lui nuire encore et toujours. Commence alors une traque qui sera déterminante pour un James Bond usé sur tous les plans.
La critique : Pour sa dernière étape de l’ère Daniel Craig, on peut dire que James Bond s’est fait attendre. Mis en chantier courant 2017-2018, ce cinquième opus des aventures de 007 sous les traits du plus blond des Bond sera passé de mésaventures en mésaventures. Départ d’un Danny Boyle initialement recruté comme réalisateur, remplacement par Cary Joji Fukunaga (monsieur True Detective), passages de scénaristes en scénaristes, blessure de Daniel Craig, crise du Covid, reports encore et encore… Mourir Peut Attendre est le fruit d’un parcours du combattant qui le fait arriver sur nos écrans à la fois comme la réponse à une longue attente enfin assouvie et comme un petit miraculé. De quoi se demander si, à l’image de ce Craig blessé à la cheville pendant le tournage, il va bien être capable de tenir sur ses deux jambes… Nous allons y venir, mais d’abord : préambule !
Je précise avant toute chose que cet article ne contient pas de spoil majeur concernant le film, aussi vous ne saurez pas comment se termine Mourir Peut Attendre. Cela étant, les thématiques que je vais traiter dans les prochains paragraphes peuvent potentiellement vous donner une idée de la manière dont tout cela se conclut. Pour un plaisir de découverte optimal de la dernière aventure de Daniel Craig en James Bond, je vous recommande donc la prudence en lisant ce papier.
Si l’on fait exception de ses tous premiers instants qui nous propulsent (je n’en dis pas plus) au beau milieu des années 1990, la longue séquence d’introduction de Mourir Peut Attendre plante assez efficacement le décor : nous retrouvons grosso modo James Bond là où nous l’avions laissé à la fin de Spectre, il y a déjà six ans : 007 s’est retiré des affaires pour partir filer le parfait amour avec Madeleine Swann. Mais au-delà de ce seul état de fait, retrouver Bond à cet instant, c’est aussi et surtout retrouver un personnage construit depuis 2006 et dont la saveur a énormément changé depuis que Daniel Craig a endossé le costume. Des changements, il y en aura eu beaucoup dans l’univers de l’espion de Ian Fleming, à tel point que certains vieux fans ne s’y seront jamais retrouvés. Tant pis pour eux, ai-je envie de dire, et tant mieux pour nous car la saga a connu avec son ère Craig ce qui ressemble à une petite révolution salvatrice. Quand l’acteur anglais récupère le matricule 007 à la moitié des années 2000, Bond est dans un piteux état : alors que Pierce Brosnan avait entamé sa propre carrière dans ce rôle avec un panache certain (GoldenEye figurant toujours selon moi parmi les meilleurs épisodes de la licence), la chose s’était fortement dégradée ensuite avec les inégaux Demain ne Meurt Jamais et Le Monde ne Suffit Pas pour enfin se conclure sur le dispensable et passablement catastrophique Meurs un Autre Jour. La mission de Daniel Craig est alors multiple : imposer sa blondeur pour permettre à 007 de connaître sa renaissance via un reboot quasi-complet de la licence tout en participant à donner à ces films une nouvelle approche, sinon une nouvelle dimension.

Au-delà de la blondeur et des yeux bleus de son nouvel acteur principal, Casino Royale aura surtout imposer un nouveau style à James Bond.
Le ton de cette nouvelle étape aura été donné dès Casino Royale, premier épisode de ce nouveau départ initié par un Martin Campbell qui, déjà, avait apporté un nouveau souffle à James Bond avec GoldenEye justement, pas moins d’une décennie plus tôt. Dès cet instant, il a semblé indéniable que le fameux agent secret était entré dans une nouvelle dimension, connectée bien plus fortement au monde actuel que ne l’étaient les précédents films, y compris les plus récents. Loin de nous les grandes et tentaculaires organisations secrètes, les méchants à la mégalomanie outrancière et aux plans parfois totalement farfelus, Bond doit désormais affronter des menaces bien plus inscrites dans le présent. Difficile en cela de ne pas y déceler l’influence de la saga Jason Bourne. En 2002 puis en 2004, l’agent secret américain créé par Robert Ludlum dynamitait la concurrence avec La Mémoire dans la Peau et La Mort dans la Peau, deux films portés par Matt Damon devant la caméra de Paul Greengrass et qui s’imposaient comme de sérieux concurrents à James Bond. En 2002 précisément, Bond aura beau remporter la bataille du box-office mondial, la critique et le public ne s’y trompent pas : mieux valait-il aller voir les premiers pas de Jason Bourne sur grand écran. Ce n’est donc sans doute pas pour rien si Casino Royale tâchera de tirer les leçons de son concurrent en resituant 007 dans des enjeux plus réalistes dirons-nous. Le film réussissait d’ailleurs avec un certain brio à mêler l’ADN de la licence avec ces nouveaux objectifs. Dans ce cadre-là, tout sera finalement fait en vue d’une modernisation pure et simple de la saga, que ce soit dans ses aspects purement cinématographiques ou dans ses thèmes. Quand Meurs un Autre Jour s’était traduit par une écœurante surenchère pour faire toujours plus « blockbuster » , toujours plus « spectaculaire », avec toujours plus d’effets spéciaux, Casino Royale séduisait finalement par sa volonté de revenir à certaines bases et de proposer du cinéma d’avant tout. D’espionnage et d’action, certes, mais du cinéma quand même !
A côté de cela, ce sont donc les enjeux qui, comme je le disais, se sont vus modernisés et ce constat vaudra pour l’intégralité des films suivants. Exit donc les petits poncifs sympathiques mais néanmoins éculés et parfois vieillots d’autrefois (ça n’enlève rien à mon affection pour eux, notez) et bonjour le terrorisme (de masse/militarisé/bactériologique), les secrets d’Etat, les nouveaux objets de convoitise (l’eau dans Quantum of Solace et dans un contexte écologique sans précédent) ou encore le nouveau statu quo de la sécurité nationale et internationale (thème important de Spectre avec le fameux projet Sentinelle qui vise à supprimer les agents 00 par exemple).
L’ère Craig se définira alors ainsi, avec cette envie de réorganiser l’ADN de la saga. En découleront des films enrichis en action mais qui n’oublieront jamais de reprendre la « patte 007 » caractéristique, qu’il s’agisse de rythme ou de péripéties. Le personnage en lui-même sera aussi retravaillé à l’occasion de cette nouvelle incarnation, mais sans jamais être trop défiguré. Ainsi continuera-t-il de faire preuve de cet humour so British, pince-sans-rire et nonchalant ou de se parler à lui-même comme un éternel gosse dès qu’il a un bon mot à faire ou qu’il a réussi une pirouette donnée… Tant de traits de caractère qui permettront d’instantanément identifier Bond comme tel mais auxquels seront adjoints d’autres détails comme ce cynisme un plus présent qu’auparavant, cette brutalité et cette violence aussi. On le redécouvre mutin, à la limite d’être renégat également comme nous avions pu le voir autrefois dans Permis de Tuer par exemple. Il le sera d’ailleurs complètement dans la séquence d’ouverture de Spectre où il agit en solo, pour son propre compte et sans la moindre habilitation officielle. Ce Bond-là n’est pas qu’un agent au service secret de sa majesté mais nous y reviendrons ensuite. Gardons en tête que cette version de 007 agit donc aussi pour lui et c’est ce qui guidera en grande partie son parcours sous les traits de Daniel Craig.

Skyfall aura été l’occasion de créer un nœud fort dans la saga, en rapprochement bien plus intimement la nouvelle ère de l’héritage porté par le reste de la franchise.
Cette façon de repenser le personnage s’inscrit dans cette recherche de nouvelles bases et cette envie de remettre en question des codes qu’on croyait pourtant inébranlables étant donné leur longévité.
Un dépoussiérage général qui touchera tout simplement à tout ! Du fameux gunbarrel d’ouverture, à la réplique « Bond, James Bond« , tout y passe. Ce grand ménage se fera autant dans les grandes largeurs avec par exemple des personnages iconiques absents jusqu’à Skyfall (Q et Moneypenny) que dans des détails (le Martini dont Bond se fout bien de la préparation dans Casino Royale…). Tout ceci peut autant relever du clin d’œil ou de la blague assumée que la pure et dure envie de véritablement tout reprendre à zéro. Un jeu qui se fait avec humour (le coup de la montre et de la voiture dans Spectre, les petites piques de Q lors de sa première rencontre avec Bond dans Skyfall…) mais aussi avec le plus grand sérieux quand ces nouveaux films viendront tout bonnement régler la balance entre espionnage et action sur un tout nouvel équilibre où cette dernière prend une part bien plus grande. Trop pour certain mais quand c’est aussi bien fait et aussi bien équilibré que dans Casino Royale ou Skyfall, c’est vraiment râler pour râler. Mais passons car nous en arrivons à Mourir Peut Attendre. L’essentiel au moment de parler de ce film bien précis, c’est d’avoir en mémoire tous ces éléments et de comprendre que cette réalisation de Cory Fukunaga, parce qu’elle conclut cet arc et parce qu’elle est la dernière occasion de voir Craig dans le rôle de James Bond, doit être vue comme l’aboutissement d’un long processus de mue. Tout du moins est-ce ce que l’on est en droit d’attendre au moment de démarrer la séance.
Avant d’aller dans le détail, je vais jouer franc-jeu : j’ai beaucoup aimé ce que j’ai vu. Allons même jusqu’à dire que j’ai adoré ça. Je me rendais pourtant à ma séance avec des craintes. Celles de voir un « James Bond de trop » avec ce Daniel Craig usé, vieillissant et qui d’ailleurs voulait arrêter les frais depuis un moment. Des craintes nourries aussi par le souvenir rafraîchi par un nouveau visionnage de Spectre, que j’ai au contraire moyennement apprécié. En dépit des qualités qui sont les siennes, le second jet de Sam Mendès sur 007 m’a laissé un drôle de goût, je dois bien l’admettre, surtout après la perfection presque totale que fut Skyfall. Bien que la caméra soit désormais passées entre les mains d’un autre, j’arrive donc circonspect au cinéma. Mais quel ne fut pas mon enchantement de découvrir un film pareil ! Mourir Peut Attendre a fait bien mieux que me rassurer : il m’a convaincu sur toute la ligne. Véritable quintessence de James Bond tel que l’ère Craig nous l’a installé, le film résume toute cette pentalogie moderne en 2h45.

La mise en scène et la photographie sont très bonnes mais manquent toutefois du petit plus qui les rendraient véritablement iconiques.
Mais commençons par évacuer le plus évident en soulignant l’immense qualité cinématographique de cette œuvre. Car sans être non plus une perfection visuelle ou un objet de cinéma absolument intouchable, Mourir Peut Attendre arrive sur les écrans avec de très sérieux atouts. Racé et référencé, le film jouit d’une mise en scène et d’une photographie exemplaires, sans être parfaites. Les fans apprécieront tout d’abord les nombreux clins d’œil visibles tout au long du film, à l’image de ce portrait de Bernard Lee, inoubliable interprète de M dans pas moins de 11 films de la franchise entre 1962 et 1979. On pensera aussi à cette évocation du symbolique gunbarrel vers la fin du film. Ensuite et de manière plus générale, si quelques plans ou quelques séquences laisseront malgré tout un très léger goût de « peut mieux faire », la très grande majorité du film donne à voir un spectacle réjouissant, véritable régal visuel riche de plans léchés et de scènes d’action ébouriffantes.
Je me suis surpris cependant au tout début du film à me dire parfois que certaines cascades, certains « coups » étaient un peu tirés par les cheveux, notamment dans tout ce que Bond réussit à gravir avec une moto. Je suis sûr et certain que cela brisera la crédulité d’une partie du public et je le comprendrais tout à fait. De mon côté, je me suis vite rappelé ce que j’étais venu voir et qu’en dépit de ses envies d’autre chose, les films avec Daniel Craig demeuraient des 007 et qu’il leur faut bien leur lot de « James-Bonderies » en tous genres. Bien peu avare en exploits de ce genre, la saga n’a jamais lésiné sur cet aspect dans cette nouvelle ère et il n’est pas plus choquant que dans les films précédents de retrouver cette fibre-là ici. Au contraire, je crois que cela sert en partie le personnage, toujours aussi « Bondissime » et prompt à sauter d’un pont en improvisant où à s’attaquer à toute une armada de Jeep et de motos avec un seul fusil d’assaut. Notons d’ailleurs que Bond est toujours autant une forteresse imprenable lorsqu’il s’agit de parler de l’espion aguerri qu’il est. En témoigne cette séquence donc où je ne sais combien de véhicules sont envoyés par l’antagoniste du jour, Lyutsifer Safin, aux trousses d’un James seulement au volant d’un SUV familial. C’est parfois gros, c’est volontiers exagéré, mais c’est James Bond.

Mourir Peut Attendre ne lésine pas sur des scènes d’action endiablées, à l’image de la séquence d’ouverture en Italie.
Cette exagération assumée, elle fait de toute façon partie intégrante de tous les scénarios que la licence a pu nous proposer et Mourir Peut Attendre ne fait donc pas exception. Son scénario repose en effet sur les grandes règles qui ont toujours régi la saga tout en y distillant avec une justesse certaine les nouvelles idées de la période Craig. Un travail global qui permet donc d’inscrire cet ultime épisode dans la parfaite continuité initiée par ses prédécesseurs et d’offrir un final à la hauteur du chantier mené jusqu’ici. Sur la forme d’ailleurs, je ne trouve pas grand-chose à redire, le récit étant particulièrement bien rythmé, calé qu’il est sur la recette établie pour cette « saga dans la saga » et jouissant d’une finition exemplaire. Le film déroule devant nos yeux tout ce qu’il a à raconter avec une efficacité indéniable et si certains passages demeureront peut-être un peu plus longuets ou bancals, ces derniers sont suffisamment rares pour ne pas entacher la fresque. Tant et si bien qu’alors que j’appréhendais un peu la durée annoncée (2h45 tout de même !), je suis ressorti de la salle de cinéma sans avoir vu le temps passer. Presque trois heures s’étaient écoulées mais j’ai eu le sentiment que ça n’avait duré qu’un instant.

Le personnage de Madeleine (incarnée par Léa Seydoux) n’est sans doute pas le plus finalement écrit de la licence mais il joue à merveille son rôle de catalyseur et de pivot autour duquel Mourir Peut Attendre fera graviter bon nombre d’émotions.
Cela, je le dois à cette rythmique donc mais aussi à la manière dont le film tout entier jongle avec une adresse certaine entre les différents « instants » qui le teintent. Par « instants » – et à défaut d’un terme plus adéquat – j’entends ici les tonalités qui se côtoient dans Mourir Peut Attendre et finalement la façon dont on passe du plus grand sérieux à l’humour ou à la tendresse avec une jolie fluidité, sans que cela ne fasse ciller. Si le ton général du film demeure éminemment sérieux à l’instar des quatre précédents, ce dernier livre à mon sens un des plus beaux jeux d’équilibriste qu’on ait pu voir dans ces cinq films, aux côtés de Casino Royale et Skyfall. Si cela fonctionne, c’est aussi parce que cet ultime opus réussit autant à vibrer de l’héritage de toute la saga que de celui de la seule ère Craig. Référencé, comme je le disais plus haut, il pioche aussi dans tout le passif de la franchise pour composer une ambiance générale qui crée instantanément une familiarité certaine pour le public, faite de repères évidents. Mais à cela, Mourir Peut Attendre adjoint également toute la patte des quatre derniers films sortis : plus d’action, moins de gadgets, de nouvelles thématiques et des enjeux et menaces plus modernes… Par cet effort, je trouve que le film de Fukunaga s’impose comme une très jolie synthèse doublée d’un hommage fin à l’intégralité de la licence.
Il aurait pourtant pu en être tout autre chose quand on s’intéresse de plus près à ce que ce scénario propose dans le texte pur et dur. En effet, il apparaît à mon sens bien vite que certains éléments de l’intrigue, pourtant a priori majeurs, se révéleront assez anecdotiques. C’est le cas notamment du grand méchant de cette histoire, Lyutsifer Safin, aussi surprenant que cela puisse paraître et en dépit d’une interprétation aussi mesurée et sobre qu’efficace de Rami Malek. Et par extension, c’est également le cas des antagonistes plus secondaires comme Blofeld (qui occupe une place bien mineure en comparaison de celle qu’il prenait à juste titre dans Spectre) ou de Logan Ash. En fait, à bien y regarder, le récit fait finalement assez peu de cas de ceux-là. Safin pourra paraître sous-exploité, Blofeld gâché et Ash bâclé.
Le scénario ne s’enquiquine même pas à totalement détailler le fond de leur pensée, à justifier telle réplique, à répondre à telle question. En soi, c’est peut-être un peu dommage et quand on fait le compte des choses qui demeurent en suspens ou sous-exploitées, ça n’aurait sans doute ajouté qu’un gros quart-d’heure au tout… Et quand je vois la vitesse à laquelle le film est passé grâce à ses qualités, je me dis que j’aurais été prêt à consentir à ce petit surplus. Ceci étant dit, je ne peux m’empêcher de penser que ces résolutions « mal » menées ne sont pas si gênantes que cela. Pour la simple et bonne raison que ce n’est pas le propos. Nous ne sommes pas là pour voir James Bond affronter un énième méchant mégalo et sauver le monde une nouvelle fois d’une dangereuse menace. Tout ceci n’est qu’un habile prétexte posé là pour quelque chose de bien plus important : finir de parler de James Bond, de cet homme et non de cet espion.

Lyutsifer Safin (Rami Malek) ne restera pas dans les mémoires quand un grand méchant de James Bond, malheureusement.
Le voilà le gros du sujet. Voilà ce qui est au cœur de cette série de cinq films depuis le début : Bond, plus que 007. Tout dans Mourir Peut Attendre se met au service de ce processus de finition d’une caractérisation nouvelle et approfondie comme jamais, entamée avec Casino Royale. Tout se pose comme prétexte à cette conclusion, à l’écriture de ces ultimes pages visant à répondre à LA question qui a guidé toute l’interprétation de Daniel Craig depuis 2006 : mais bon sang, c’est qui James Bond ? C’est pour cela que la « mission » à proprement parler n’est pas au centre de l’attention dans ce scénario qui s’accorde du coup quelques écarts quant à sa conduite et sa résolution. Le choix est audacieux d’ailleurs car si les quatre films précédents ont taché de jouer sur ce tableau-là, ils tout de même toujours tenu à livrer une aventure de 007 en même temps, très présente dans le corps du récit. En se décalant un peu plus par rapport à cela, nul doute que Mourir Peut Attendre en désarçonnera certain(e)s et heurtera la sensibilité des plus réfractaires au changement.
En résulte dans tous les cas un film où James Bond se retrouve finalement moins face à une nouvelle menace mondiale que face à la somme de tout ce qui aura été accumulé depuis son reboot pour faire de Craig une incarnation à part. Un travail de fond qui, au moment de dire au revoir à cette version de l’agent secret, pose d’ailleurs la question de savoir ce que l’on va faire du personnage ensuite. Nous dirigeons-nous vers un nouveau reboot ou bien va-t-on trouver une pirouette quelconque pour nous épargner une nouvelle origin story ? Difficile d’envisager quoi que ce soit en l’état et la seule chose dont nous pouvons être sûrs aujourd’hui, c’est que « James Bond reviendra » comme nous l’indique le générique à sa toute fin. J’insiste d’ailleurs sur le fait qu’il est bien écrit « James Bond » et non « 007 ». Un détail pas si anodin puisqu’il exclut de facto la possibilité de retrouver Lashana Lynch dans le rôle de Nomi qu’elle tient ici dans une éventuelle stature de personnage principal de la franchise. Du reste, nous verrons bien de quoi l’avenir sera fait et nous ne sommes sans doute pas au bout de nos surprises. Il faudra être patient et d’ici là, revenons en à notre sujet.
Mourir Peut Attendre répond donc à un cahier des charges renouvelé au regard de la franchise et dont la principale préoccupation est de s’intéresser à James Bond en tant qu’homme, à ses origines, à sa psyché… Sous Craig, les différents scénaristes ont cherché à explorer les tréfonds du personnage pour répondre à de multiples questions au demeurant très larges dont « pourquoi James Bond ? ». Ou pour reprendre la question fétiche de Blow Up sur Arte : « c’est qui, ou plutôt c’est quoi James Bond ? ».

A mon sens, les premières scènes du film en Italie sont une façon d’insister sur la nécessité pour James de passer à un nouveau stade de sa vie, en acceptant le passé et en le laissant derrière lui (professionnellement et personnellement).
Un sujet bien vaste dans lequel nous avons pourtant plongé corps et âme, parfois même sans s’en rendre compte tant le propos pouvait être noyé au milieu d’une mise en scène de l’action aussi chaotique que dans Quantum of Solace ou parce que notre regard était irrémédiablement attiré vers le magnétisme de certains antagonistes comme Le Chiffre dans Casino Royale ou Silva dans Skyfall. Mais en définitive, tous les éléments de réponse ont été apportés, pierre après pierre comme pour bâtir un édifice à la hauteur du mythe, un mausolée dans lequel ce Bond-là restera une fois Mourir Peut Attendre terminé. L’ère Craig s’est ainsi donné pour mission fondamentale de dépeindre James Bond sur toute sa vie d’agent secret, de ses débuts en tant que 00 jusqu’à ce final exceptionnel, véritable coup de grâce qu’avec le recul nous ne pourrons considérer que comme inévitable. Cette approche est en soi intéressante mais elle bénéficie d’une force particulière qui lui vient en très grande partie du liant qui nourrit les cinq films de cette période et les articule entre eux. Un liant fait d’introspection donc et d’une volonté nette de dépasser l’archétype que Bond était devenu au fil des années pour s’intéresser bien plus en profondeur au personnage.
La voilà d’ailleurs, la réponse principale donnée à la question que j’empruntais à Blow Up plus haut : James Bond, c’est un homme. S’il se révélera être plus que ça parfois, il en reviendra toujours à ce statut si commun, si fragile et précaire et auquel nous ne pouvons que nous identifier. Toute la saga Craig aura été articulée autour de cette réponse et de ce postulat fondamental qui fait de Bond une figure bien plus complexe qu’elle n’avait fini par le devenir. Exit l’agent secret beau-parleur à qui rien ne résiste, ni les femmes, ni les méchants. Bond est ici un être humain qui ressent des choses, ou tout du moins qui apprend à les ressentir. L’amour, la colère, la tristesse, le bonheur… Tout y passe et jamais James n’aura paru plus tangible qu’une fois qu’on lui aura brisé cette armure qui, d’entrée de jeu, avait été pointée du doigt dans Casino Royale par le personnage si important de Vesper Lynd. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien si celle-ci deviendra un fil d’Ariane guidant avec plus ou moins d’emphase et de distance tout le parcours émotionnel et humanisant de James dans les films suivants. Mourir Peut Attendre fait d’ailleurs le choix de s’ouvrir sur un retour (au propre comme au figuré) sur le personnage et sur la nécessité pour James d’en faire le deuil une bonne fois pour toute. Evidemment, les événements conduiront à moult péripéties « à la 007 » mais jamais le scénario de cet épisode ne perdra ce fil rouge de vue.

Depuis Casino Royale, jamais l’ombre de Vesper n’aura cessé de planer au-dessus de Bond et les échos s’en font encore sentir dans Mourir Peut Attendre.
Tout au contraire, et comme je le disais plus haut, ces péripéties seront de bons prétextes pour continuer à développer tout cela et y apporter la conclusion attendue, tout simplement en choisissant qui y impliquer et en gardant en tête une autre thématique forte de ces derniers films, à savoir la malédiction que représente James Bond pour son entourage. Je crois que c’est M dans Quantum of Solace (ou Skyfall ?) qui formulait cela la première fois, en soulignant la façon dont l’agent secret laisse une traînée de cadavres dans son sillage. La différence par rapport à autrefois tient ici au fait que ce sont celles et ceux avec qui Bond noue un lien intime qui y passent : Vesper, Mathis, Strawberry et d’autres que je passe sous silence pour ne pas trop en gâcher à celles et ceux qui ne se seraient pas encore trop lancés dans ces films… Mourir Peut Attendre ne fait pas exception et fait au contraire peser cette menace avec encore plus de force qu’auparavant en la mettant doublement en scène.
D’abord en rappelant que c’est bien cette malédiction qui a conduit Bond jusqu’ici dans sa vie et qui va en première instance provoquer les événements narrés mais aussi en la faisant peser toujours plus lourdement sur les épaules de James tout au long du film, pas dénué de pertes plus que difficiles pour lui. Cette confrontation à ce poids qui le leste, voilà ce qui amènera Bond a encore abandonner définitivement l’armure qui s’était déjà largement fendue dans les épisodes précédents (surtout dans Skyfall). Le plus joli coup de Mourir Peut Attendre sera en conséquence d’arriver à l’instant d’acceptation par Bond de cet état de fait. Fataliste, le film donne alors à voir un homme qui ne rend certes pas les armes mais qui ira jusqu’au bout pour rompre ce fléau qui l’accompagne, le tout dans une dynamique où ce questionnement va de pair avec un autre, cristallisé autour du personnage de Safin, et qui consiste à s’interroger sur l’héritage que l’on lègue au monde après nous. Le cumul de ces deux problématiques, de ces questionnements finalement assez existentiels et qui torturent Bond intérieurement comme jamais auparavant dans ce film, voilà la dernière pierre qu’il fallait poser pour parachever son humanisation, quitte à finir de briser les codes de la saga. Car ce faisant, Bond se mue en une nouvelle entité. D’archétype, il est devenu homme pour finir légende.

Dans cet ordre d’idée qui consiste à ramener Bond à ses tourments d’homme, la scène du train constitue un bon exemple.
Les légendes naissent de toute façon bien souvent dans la douleur, sinon dans le drame. C’est à l’image donc de celle que devient Bond au terme d’un Mourir Peut Attendre qui s’installe dès lors en conclusion aussi élégante qu’idéale. Arrivé à la fin du film, on a tout pris à James, on lui a tout enlevé, jusqu’à ces dernières choses qui pouvaient lui donner l’impression qu’il avait droit à une nouvelle vie. Rien de cela ne lui reste entre les mains et sa seule échappatoire se referme violemment devant lui. On enragerait presque de se retrouver face à ce mur infranchissable tant on a suivi l’homme dans ses pérégrinations et mésaventures récentes et qu’on a appris à mieux le connaître. Bond a évolué devant nous, il a changé – le plus souvent pour le mieux – et on voulait le voir heureux enfin. Mais en même temps, on ne peut non plus s’empêcher de penser que cette fin était la seule possible. D’abord parce qu’on arrive au dernier épisode de cette ère Craig et que celle-ci ne donne plus que l’image désormais d’un arc narratif à part entière, avec un début et une fin, empêchant toute possibilité d’aller plus loin avec ce personnage sous ces traits-là. Aussi parce qu’elle répond pile comme il faut à cette fatalité qui suit Bond depuis Casino Royale. Dans une certaine élégance encore une fois, elle accorde à ce Bond un final à sa mesure, au moins aussi bien taillée que ses costumes, et où toute son humanité tant recherchée et si régulièrement mise en avant au cours de Mourir Peut Attendre nous explose enfin au visage. Définitivement, James Bond n’est ici plus 007. Il n’est plus que l’homme sous le costume, l’amant conscient du choix qu’il doit faire et prêt à l’accepter comme tel. Un choix fait par amour et qui, malgré son caractère définitif, impose l’idée que Bond est en paix avec lui-même. Je disais plus haut qu’on lui avait tout enlevé mais c’est faux finalement : il lui reste encore cela.
Cette paix enfin trouvée, Bond version Craig la doit essentiellement à l’évolution dont il a su faire preuve depuis 2006. Ces changements, là encore, touchent à ce qui définit le personnage en tant qu’individu et l’un des principaux traits qui permettront d’illustrer ces bouleversements, c’est bien entendu son rapport aux femmes, qui trouve par ailleurs dans Mourir Peut Attendre son aboutissement. Cela peut paraître anodin aux yeux de certain(e)s mais ça ne l’est absolument pas, d’autant que cet aspect vient grandement nourrir la question du sillage de mort que laisse Bond derrière lui. Si l’on contemple l’étendue des dégâts depuis Casino Royale, rares sont les femmes à survivre à l’agent secret ! J’y vois d’ailleurs une façon de souligner avec violence tout ce qui ne va pas chez Bond dans la relation qu’il entretient avec les représentantes du sexe opposé qui croisent sa route. C’est tout ce qui n’allait plus dans les « James Bond d’avant » qui se retrouve ainsi mis en exergue dans une forme de brutalité nécessaire pour bien faire comprendre au public comme au personnage lui-même que ce n’est plus possible.

Le personnage de Nomi manque peut-être de caractérisation mais aura tout de même été un inspiration intéressante dans la saga.
Dès lors, tandis que nous retrouvions 007 dans Casino Royale assez égal à lui-même (misogyne et prétentieux, dominateur et macho), ce seul film entamait déjà la pente douce qui trouve son point de chute dans le scénario mis en scène par Fukunaga. Cela se traduire par plusieurs éléments au sommet desquels trône bien sûr son amour réciproque pour Madeleine mais où l’on peut également citer la furtive apparition d’Ana de Armas dans le rôle de Paloma. Aucune véritable tension sexuelle inutile ici (ou si peu comparé à ce que l’on a pu voir avant) et, mieux encore, Bond lui affiche son respect (on ira compter combien de fois il aura pu dire à une homologue féminine qu’elle est, je cite, « excellente » dans le reste de la saga !), tout comme il le fera avec Nomi. Cette dernière partait pourtant sur de « mauvaises bases » face à un Bond à qui elle a repris le matricule 007 durant son absence. Et malgré les heurts des premiers temps, plus dus à un rapport professionnel conflictuel qu’à une simple opposition homme-femme totalement dépassée, James finira par la respecter à son tour, lui confiant ce qu’il a de plus cher et ne rechignant nullement à lui laisser le matricule chéri. Adoubée ainsi par Bond lui-même, Nomi restera ce coup dans les rotules des réacs racistes et misogynes, soit un vrai plaisir. Et James Bond de s’en retrouver grandi et de se retirer avec autant de panache que de classe.
____________________
Je conçois maintenant que je dois conclure cet article la difficulté à évoquer Mourir Peut Attendre en tant qu’objet de cinéma pris indépendamment du reste. Le film de Cary Fukunaga s’inscrit tellement dans la continuité la plus stricte (thématique et formelle) des quatre épisodes qui le précèdent qu’on ne peut que faire écho à ces derniers à mesure que l’on essaie d’expliquer en quoi ce final est une réussite. Reste alors l’idée que s’il en est une, justement, c’est en très grand partie parce qu’il parachève tout le travail mené jusqu’ici. Il arrive avec un James Bond sur les rotules, à bout de souffle et dont les ultimes instants à l’écran seront consacré à la plus belle et la plus lourde de ses missions : sa rédemption. Une rédemption qu’il recherche au sein-même de cette ère Craig qui s’achève cette année mais qu’on lui accorde aussi au regard de toute la licence. Modernisé, remis au goût du jour sur tous les plans, Bond s’inscrit totalement dans son temps désormais et Mourir Peut Attendre aura été le parfait fignolage dans cette optique. Riche sur le seul plan cinématographique, j’aime désormais voir ce film aussi comme une pierre angulaire dans l’histoire de 007. Il vient avec brio mettre un terme à ce qui aura été l’arc narratif le plus dense et le plus complet de toute la franchise, étalé qu’il est sur toute une pentalogie. Celle-ci se donne alors les airs d’une parenthèse, d’un pas de côté temporaire et la fin de Mourir Peut Attendre laisse bien des questions en tête quant à l’avenir. Bien malins seront celles et ceux qui pourront affirmer deviner vers où nous nous dirigeons concernant 007 mais on pourra toujours espérer que ce merveilleux moment suspendu que restera la saga Craig saura insuffler quelque chose dans la suite des aventures de l’agent secret.
Pingback: 2021 : Bilan et Eucalyptus d’Or | Dans mon Eucalyptus perché