Dans mon article sur Pokémon Epée/Bouclier, j’écrivais ceci : « il faut savoir avancer et laisser derrière soi des choses que l’on pensait acquises parfois« . Je n’avais pas tourné la phrase dans ce sens-là mais il s’avère que c’est exactement ce que la licence toute entière se devait alors de faire. Reposant sur une recette qui n’a quasiment pas évolué depuis la naissance de la série à la fin des années 1990, les premiers pas de Pokémon sur Switch ne faisaient qu’esquisser tout ce que ces jeux pouvaient faire pour enfin connaître le tournant tant attendu. Avec Légendes Pokémon – Arceus cette année, elle précise encore ses intentions.
Au moment de se lancer dans Arceus, difficile de ne pas se replonger dans les souvenirs personnels autour de Pokémon. En ce qui me concerne, c’est peut-être LA licence phare de ma vie. Issu de cette « génération Pokémon » qui a reçu en pleine face la Pokémania mondiale à la fin des 90s, j’ai été instantanément happé par ces jeux et, plus de 20 ans après, l’intérêt n’a pas disparu. Il s’est estompé cependant. A mesure que les années ont passé, ma relation avec Pokémon s’est tour à tour distendue puis raffermie avant que je ne prenne de nouveau mes distances. C’est ainsi qu’après avoir saigné les quatre premières générations de jeux (de Pokémon Rouge/Bleu à Pokémon Diamant/Perle donc), je suis longtemps passé à côté des versions Noire et Blanche avant de finalement replonger grâce à X/Y pour mieux m’éloigner de nouveau au moment où paraissent Soleil/Lune et leurs suites, qui forment encore aujourd’hui la seule génération de Pokémon à laquelle je n’ai pas joué.
L’arrivée des versions Epée et Bouclier sur Switch aura cependant contribué à faire redémarrer la machinerie encrassée de mon enthousiasme pour cette licence. La « faute » à diverses promesses et une poignée de fantasmes concernant ce que la série allait bien pouvoir offrir à l’occasion de son tout premier épisode canonique inédit sur console de salon (j’insiste sur « inédit » car la Switch avait auparavant porté les remakes de la version Jaune que sont Let’s Go Pikachu/Evoli). Cantonnés jusque là aux consoles portables de Nintendo, ces opus principaux étaient en effet voués à prendre une nouvelle tournure alors qu’ils investissaient enfin le champ du gaming sédentaire. Je n’oublie évidemment pas les propositions que furent sur Gamecube des jeux comme Pokémon Colosseum ou Pokémon XD mais il s’agissait bien là de pas de côté vis-à-vis de la licence, de titres secondaires qui cherchaient à développer de nouvelles approches qui ne répondaient pas aux codes des jeux principaux.
Ce schéma de pertes et regains d’intérêt pour la licence répond à deux facteurs. Le premier concerne évidemment l’affect que je conserve malgré tout pour une série dont je relance encore et toujours, à l’occasion, les anciennes versions (j’avais même racheté la version Bleue sur 3DS, dans la crainte de la mort de ma cartouche Game Boy originelle). Un affect impossible à nier et indéboulonnable en dépit de l’autre facteur : la routine. Car Pokémon a beau être une des marques les plus puissantes du monde (au moins à l’échelle du secteur vidéoludique, sinon du divertissement), elle a hélas pris le pli de s’enliser dans ses propres mécaniques et de ne jamais trop chambouler ses systèmes. Lorsque cela a été fait, ce ne fut que par à-coups dont tous n’ont malheureusement pas été judicieux ou porteurs. Demeurent alors des titres dont les tenants et aboutissants de base sont exactement les mêmes que lorsque nous découvrions les fameuses bestioles de Game Freak sur nos écrans monochromes. Rares furent les ajustements apportés par le studio et plus rares encore (pour ne pas dire inexistantes) furent les véritables révolutions. Jamais Pokémon n’a connu le bouleversement de sa formule qui vienne rebattre les cartes. Les fans semblent pourtant attendre cela depuis plusieurs années, soulignant la répétitivité des titres les uns par rapport aux autres. Mais Game Freak n’en fait rien et comment pourrait-on se contenter de blâmer uniquement le studio ? Malgré l’absence de renouvellement qu’on peut observer, chaque itération de la série s’écoule à plusieurs millions d’exemplaire. A titre d’exemples, les versions Let’s Go Pikachu/Evoli se sont vendues à 14,3 millions d’unités tandis que les récents remakes de Diamant/Perle en sont à 13,97 millions et que Epée/Bouclier en ont écoulé 23,9 millions (chiffres établis au 31 Décembre 2021). Et le tout doit être mis en relation avec le fait qu’il n’y a aucune concurrence sérieuse sur ce genre bien précis, à tel point que là où il est aisé de trouver des Metroidvania, des Zelda-like ou des platformers largement inspiré par Super Mario, on sera plus embêtés au moment de trouver des Pokémon-like qui ne soient pas des free-to-play sur mobiles ou des titres qui n’arrivent pas à se détacher de l’ombre lourde de cette imposante licence.

Aussi sympathiques qu’elles soient, les versions Let’s Go témoignaient du besoin d’occuper l’espace et de l’incapacité à se sortir renverser les acquis de la série.
Mais le succès commercial ne peut pas justifier l’absence d’audace sur le long terme et il semblerait que Game Freak commence à en prendre conscience. Si l’on regrettera encore que le studio n’en soit qu’aux débuts d’une apparente réflexion sur les changements et améliorations possibles à apporter à Pokémon, il demeure tout de même plaisant de voir qu’on se penche enfin sur le sujet. Surtout que même si cette franchise n’a personne ou presque en face pour lui répondre et l’entraîner dans une compétition qui forcerait les équipes à sortir de leurs retranchements, il est indéniable que Pokémon accuse depuis quelque temps un certain retard sur la concurrence, que l’on parle de jeux vidéo de manière générale ou plus spécifiquement de RPG. Un retard pris en termes techniques, rappelé à nous par les épisodes Epée et Bouclier où Game Freak se hasardait à un début d’ouverture de son level design. Un début seulement car avec les Terres Sauvages, le studio ne donnait à parcourir qu’une portion de la map en une espèce de bac à sable où l’on n’aura finalement fait qu’esquisser la réponse à apporter aux demandes du public. L’exercice touchait d’ailleurs assez vite à ses limites, qu’il s’agisse de la taille de l’espace concerné ou de ce que l’on y trouvait. Je ne vais pas vous refaire le « procès » de Pokémon mais c’est un fait : la licence stagne, elle souffre de lacunes techniques que d’autres titres de la Switch ont su surmonter, elle patauge dans un game design et une formule générale usés jusqu’à la corde…
Un des coupables tout désignés dans cette affaire-là n’est autre que la Pokémon Company. Entité fondée par Nintendo (l’éditeur), Game Freak (le développeur) et Creatures (produits dérivés et jeux vidéo annexes), la compagnie dicte le rythme de vie de toute la licence Pokémon. Or, elle cale cette rythmique non sur la sortie des jeux mais bien sur celle des films et séries animées. Car si les jeux vidéo ont été le point de départ de toute l’histoire de Pokémon, ce sont désormais ses adaptations sur grand et petit écran qui donnent la marche à suivre. A l’origine, les films et séries sont censés accompagner les sorties de jeux pour introduire les nouvelles générations de bestioles auprès du grand public. Sauf que voilà, un film ou une saison de série, ça se met sur pied plus vite qu’un jeu. Et ces adaptations – qui sont amenées à nous en un flux continu de nouvelles productions – ont régulièrement besoin d’un bestiaire renouvelé pour maintenir l’attention du public et permettre à cette machinerie de continuer à avancer. Les jeux en pâtissent alors fatalement puisqu’il faut accélérer la cadence pour répondre à ces impératifs commerciaux. Nulle surprise alors à ce qu’on ne voie pas arriver de grand bouleversement dans ces softs : la mesure principale de Pokémon n’est pas le temps (plus long) du développement des jeux mais celui du marketing général qui gravite tout autour de la marque et qui vise évidemment de plus courtes échéances. C’est pour cela que Pokémon n’a toujours pas réalisé sa mue vidéoludique. Pour cela aussi que les anciens épisodes sont peu à peu ressortis en remakes à la qualité fluctuante. Parce qu’il n’est pas envisageable de sortir un épisode strictement inédit à un rythme aussi soutenu et enfin parce que même si ce rythme n’est pas sain en matière de développement de jeu, il faut le satisfaire et il faut occuper l’espace coûte que coûte selon cette quasi annualité à laquelle Game Freak se plie totalement depuis 2016 et la sortie des versions Soleil et Lune :
Je caricature sans doute un peu la réalité de la situation mais le constat demeure quant à l’incapacité de Game Freak à renouveler sa poule aux œufs d’or ou à lui donner une nouvelle orientation depuis de trop nombreuses années. Tout cela alors même qu’un Pokémon en monde ouvert demeure un fantasme des fans depuis que les open worlds existent. Evidemment, je ne choisis pas d’évoquer directement cette feature par hasard : il s’agit de la principale proposition de Légendes Pokémon – Arceus. Ouvrir le level design de Pokémon, donner aux joueurs et joueuses l’occasion d’arpenter une région de la série aussi librement que possible, voilà ce qu’Arceus veut enfin nous apporter. Située au premier rang de ses multiples promesses, cette ouverture constitue l’un des éléments qui aura amené à s’imaginer Arceus comme le bouleversement tant attendu. Impossible à l’annonce du projet de ne pas fantasmer un titre héritier de Breath of the Wild, dont les propositions en matière d’open world auront su séduire le plus grand nombre en 2017. Qui ne s’est pas imaginé alors en train d’explorer une vaste région habitée de multiples espèces de Pokémon avec le même sentiment de liberté et de dépaysement que nous avons connu dans cet illustre Legend of Zelda ?
Cela étant, les premiers aperçus du jeu ont vite refroidi les attentes. De nombreux commentaires dubitatifs ont pu être observés çà et là sur internet au moment où Nintendo et Game Freak ont présenté les premières images de leur futur bébé. Visuellement, Arceus faisait tache. Ses lacunes techniques étaient déjà très prononcées, cristallisées par des graphismes qui laissaient à désirer. Bien entendu, il aura alors été judicieux de se dire que ce n’était qu’un premier aperçu et que le jeu final corrigerait tout cela. C’était peut-être encore trop mal connaître Game Freak, qui nous aura donc offert un titre qui, un an après sa première apparition, souffre bel et bien de ces mêmes difficultés. Paru dans une espèce de climat de doute quant à ses capacités à répondre aux attentes du public, Légendes Pokémon en laisse plus d’un déchanter au moment de commencer à le parcourir. Ceci ne l’empêchera pas de très rapidement devenir un best seller, rappelant une fois de plus toute la vigueur dont la série fait encore preuve et que si la Pokémania des débuts et aux premières loges de laquelle ma génération fut alors que nous étions enfants n’est plus aussi omniprésente, l’aura demeure contre vents et marées.

On sent l’envie de faire de jolies choses, on irait même jusqu’à ressentir une influence impressionniste parfois mais quelque chose cloche : la finition.
Mais qu’est-ce qui ne va pas, réellement, dans Légendes Arceus ? On pourrait résumer la réponse en se contentant d’affirmer que le titre est vraiment faible sur le plan technique. Ses difficultés sautent aux yeux dès les premiers instants et se font instantanément plus visibles dès que l’on pénètre dans les zones ouvertes qu’il propose, à tel point que quiconque viendrait d’ailleurs dire que le jeu n’a rien à se reprocher sur le plan visuel ferait preuve d’une mauvaise foi complète. Honnêtement, je vous le dis comme je le pense, le jeu est en grande partie à la ramasse dans ce domaine-là. Il ne serait presque pas exagéré d’affirmer que c’est même un peu indigne d’un titre sorti en 2022 et issu d’une licence aussi forte que Pokémon. Je veux bien entendre l’argument qui consisterait à défendre le jeu en accusant plutôt son support, la Switch, mais vient un moment où cette excuse n’est plus défendable et où il faut bien regarder la vérité en face : Légendes Arceus manque de finition. Le problème ne vient pas de la console qui l’accueille mais bien des ambitions que le jeu porte : soit celles-ci sont limitées (et c’est bien dommage), soit le studio n’a pas su ou pu se donner les moyens d’atteindre celles qu’il s’était fixées (et ça l’est tout autant). Dans un monde où la Switch a su porter un open world comme celui de Breath of the Wild (dont Légendes Pokémon puise dans l’atmosphère d’ailleurs) ou des gros bacs à sable comme ceux de Super Mario Odyssey, l’argument des trop faibles performances de la console ne tient pas ici. Parce qu’en dépit de cela, Nintendo a su dans ces deux cas offrir quelque chose qui avait du charme, une patte. Peut-être est-ce là d’ailleurs que Game Freak aurait dû faire attention, sur la question du style alloué à son jeu. Quitte à ne pas réussir à obtenir un rendu aussi parfait que possible, n’aurait-il pas été judicieux d’opter par exemple pour une autre direction artistique qui aurait permis de faire le pont entre les aspirations esthétiques du titre et ses qualités techniques ? Sûrement que si mais quand on voit que même avec le style qui est le sien, Arceus n’arrive pas à tenir la route, on ne peut que comprendre que le problème est ailleurs, qu’il s’agisse d’un temps de développement trop faible ou d’un moteur employé pour le jeu qui mériterait une sérieuse révision…
Découlent alors de tout ceci des compromis qui, hélas, ne se font pas en faveur du rendu général du jeu. Si Légendes Pokémon souligne régulièrement son envie d’être beau, de nous montrer des paysages charmeurs et dépaysants, il se révèle surtout incapable de le faire. Bourré d’approximations visuelles, le jeu souffre notamment d’un clipping impossible à rater mais aussi d’animations qui pâtissent de la distance d’affichage. Je pense sur ce dernier point aux Pokémon qu’on peut voir depuis une certaine distance et qui vont, contrairement aux plus proches de notre avatar, évoluer en des mouvements saccadés avec un bien faible nombre d’images par seconde. A cela s’ajoute par ailleurs le fait que ladite distance d’affichage n’est pas non plus exceptionnelle et donne parfois une impression de vide autour de soi, contribuant alors au sentiment général que les différentes zones d’Hisui donnent finalement plus à imaginer qu’à véritablement regarder et apprécier. Chacun de ces espaces naturels souffre de ces lacunes, jusque dans ces textures pauvres, faites d’aplats recopiés à l’infini et que certains éléments mettront particulièrement en exergue, à l’image de cette eau digne des meilleurs carrelages de chez Leroy Merlin ou Castorama. Mais qu’on regarde un versant de montagne, un flanc de colline, une étendue de sable ou un simple bout de prairie, le constat sera toujours le même… C’est d’autant plus frustrant qu’on sent bien les bonnes intentions de Légendes Pokémon, qui ne fait qu’essayer tant bien que mal de nous donner à voir des paysages aussi bucoliques et agréables à découvrir et traverser que possible. Il n’a juste pas ce qu’il faut dans le ventre pour sublimer la chose.
Toujours dans ce registre du visuel à la peine et d’une immersion par conséquent parfois un peu brisée, on pourra aussi évoquer les Pokémon en eux-mêmes justement, que nous voyons joyeusement gambader dans les différents espace de jeu. Les bestioles ne sont jamais présentes en grand nombre – ce que l’on mettra encore une fois sur le dos des contraintes techniques – ce qui casse un peu l’image de « contrées sauvages » qu’on nous aura pourtant vendue en amont de la sortie du jeu. Cette impression d’une faune assez faible en nombre est cependant parfois relativisée par la zone que nous arpentons. Ainsi, à nombre de Pokémon égal, le fait de se trouver sur une plage ou dans une forêt ne donnera pas la même sensation, question de densité et d’ouverture de l’espace. Malgré cela, on n’aura jamais l’impression de voyager dans une nature si foisonnante que cela par sa faune et sa flore. A côté de cela, on aura noté les comportements très mécaniques et répétitifs des Pokémon en présence. Se contentant d’errer sur de petits espaces, à la limite de tourner en rond, ils participent à cet autre sentiment qui nous étreint fréquemment tout au long du jeu, à savoir ce manque de naturel assez flagrant. Plus qu’une région de fiction, j’ai parfois plus été enclin à croire qu’on me faisait découvrir un parc d’attraction, avec ses aires thématiques et ses automates un peu pétés.
Légendes Pokémon n’est donc pas une réussite visuelle. Si ses intentions restent appréciables, on regrettera toujours l’incapacité qui est la sienne à les satisfaire et à proposer un jeu qui respire l’air du temps et tâche un minimum de répondre aux standards actuels (et je ne demande même pas forcément les standards des jeux AAA). Chiche sur ce plan, le titre réussit tout de même à nous embarquer et c’est là qu’on va enfin pouvoir passer de ce qui ne va pas dans Arceus à tout le reste. Car il y en a des choses louables à souligner tant pour les intentions auxquelles elles répondent que pour la manière dont elles permettent au jeu de contourner ses propres limites, ou au moins de les atténuer.

Héricendre, Brindibou et Moustillon reviennent de leurs versions respectives et sont les trois starters de cet épisode. On appréciera encore une fois la finition…
Prenons le cas des Pokémon justement. Alors que je disais plus haut que leur présence à l’écran pouvait parfois paraître dérisoire ou presque, il convient d’apprécier la variété dont ils font preuve à l’échelle du jeu tout entier. Avec 241 créatures recensées sur l’ensemble de la région ici proposée, elles sont en définitive assez nombreuses et permettent à mon sens de compenser l’assez faible nombre de points d’intérêt dont chaque zone de la carte dispose. Même si l’on aurait été en droit de fantasmer sur l’apparition de véritables troupeaux ou meutes, ce serait mentir que de dire qu’on n’a pas déjà fort à faire avec tous ces Pokémon que l’on croise chemin faisant. Sans que l’on s’en rende compte, Game Freak trouve et nous propose de cette manière une recette qui fonctionne en réalité plutôt bien. Assez instinctivement, on se prend bien vite au jeu de la « chasse au Pokémon », oubliant par la même occasion les égarements esthétiques du titre. L’on ne se concentre plus que sur ces petites (ou grosses) bêtes, sur l’envie de les croiser, de les attraper, d’en découvrir toujours davantage. A la recherche d’un esthétisme finalement bien peu important se substitue d’entrée de jeu le plaisir d’évoluer dans les différentes zones de la région et de se mettre en quête de ces Pokémon parfois difficiles à dénicher et/ou capturer.
Et ça marche d’un bout à l’autre de l’aventure, sans aucune difficulté cette fois-ci. Si des schémas se repéreront et même se répéteront tout de même en ce qui concerne la récurrence de certaines espèces et la façon dont toutes sont implantées dans le jeu, on ne s’en souciera pas plus que cela. Je pense notamment ici au fait qu’en règle générale, la répartition de la faune dans la région s’effectue grosso modo comme suit : présence systématique de certaines espèces sur l’ensemble de la map (les Racaillou, les Lixy, les Etourmi et les évolutions de chacun d’entre eux, notamment) ; petites récurrences spécifiques à chaque zone ensuite ; et enfin les plus ou moins grandes raretés. Le game design repose dans cet aspect-ci sur une forme de répartition pyramidale fondée sur un socle de Pokémon très présents et faciles à attraper et où chaque strate supérieure correspond à une rareté géographique croissante.
Nul doute à avoir cependant que cela ne nuit pas à la capacité de ce Légendes Pokémon à nous mettre dans la peau de ce que notre personnage est censé être : une sorte d’explorateur, de défricheur de ces aires sauvages vierges ou presque de toute présence humaine envahissante et où résident des Pokémon encore méconnus par l’humain (le jeu se déroulant dans le passé, reprécisons-le). On adopte alors avec un naturel assez étonnant – celui-là même qu’on croyait perdu en se contentant de regarder le jeu – un comportement non pas de chasseur mais plutôt d’observateur attentif. Attentif au comportement des bestioles, si peu dynamique soit-il, à la manière de les approcher ou parfois de les éviter pour ne pas les faire fuir ou nous conduire à devoir le faire nous-mêmes. Arceus a cela pour lui d’être le premier épisode de la licence à nous présenter les Pokémon tels qu’ils sont : des animaux sauvages avant tout. Parfois dociles, quelquefois craintifs, en certaines occasions agressifs, ils seront alors plus que de simples cibles démultipliées à l’envi qui poppent sans crier gare à l’écran, comme nous y étions pourtant habitués depuis tant d’années. Les Pokémon sont même ici moins des proies que de potentiels prédateurs.

Plus que l’instinct du chasseur, c’est l’envie de découvrir qui se fait jour dans cet épisode avec une facilité certaine.
Oh bien sûr, on aura ri au nez de ces PNJ qui, au début de l’aventure, semblaient bien peureux devant ces pauvres animaux qu’on a déjà capturés par centaines et combattus dans un plus grand ordre de grandeur encore ! C’est qu’on est des vieux de la vieille, nous autres qui avons joué aux précédentes versions de la série, surtout les plus anciennes. On se souvient du Professeur Chen qui nous expliquait que c’était dangereux d’aller dans les hautes herbes pour mieux nous confier une créature qui nous aura permis de calmer les Roucool et autres Rattata sans encombre et à tours de bras ! « Même pas peur », qu’on s’est dit au moment de mettre le pied dans les Plaines Obsidiennes ! Une assurance confortée par les pauvres petits Keunotor qui croisent notre chemin dans les premiers mètres de la zone. Puis vient le doute quand on voit cet Etourmi s’agacer de notre présence puis cet autre Pokémon carrément venir à nous pour nous faire reculer, et cet autre encore qui nous charge carrément… On comprend alors vite que ces villageois dont on riait quelques instants plutôt avaient peut-être bien raison : les Pokémon sont dangereux. « Enfin ! », ai-je envie de dire car oui, enfin ils le sont ! Game Freak met finalement en scène ce qui semblait pourtant évident : un animal, ça se défend ! En l’occurrence, ça se défend non seulement en combat contre notre propre équipe mais également en-dehors de la bataille, contre nous. C’est là l’une des nouveautés du titre, à savoir cette capacité donnée aux Pokémon sauvages d’attaquer notre avatar et de lui infliger des dommages (représentés par un pourtour de l’écran qui devient noir puis rouge). En cas de KO de notre personnage, c’est le retour au bivouac le plus proche, perte d’objets à la clé. La chose n’est certainement pas révolutionnaire à l’échelle du jeu vidéo dans son ensemble mais offre déjà une première rupture dans la licence en décloisonnant la question des combats et en offrant ainsi quelque chose de plus souple et fluide que ne l’était le système originel.
De fil en aiguille, on se rend compte que l’un des principaux enjeux de Légendes Pokémon, c’est presque moins l’ouverture de son level design que l’attribution d’une nouvelle place au joueur. Exit l’idée de dresseurs et dresseuses, le titre nous octroie désormais un nouveau statut, celui de chercheur/chercheuse. Il n’est alors pas vain de repenser en conséquence l’approche que l’on aura des Pokémon. Plus directe, elle influe donc directement sur le design des combats en leur offrant la possibilité de préliminaires en quelque sorte, durant lesquelles nous nous amuserons à approcher discrètement de ces animaux, nous faufilant dans les hautes herbes (le tout dans un joli renversement de paradigme) et usant de divers stratagèmes pour capturer le Pokémon sans le combattre si possible : envoyer des leurres, de la nourriture, de la boue, le surprendre en lui envoyant une Pokéball dans le dos, les options sont relativement nombreuses et, elles aussi, ouvertes.
Ce n’est qu’ensuite, à la faveur de la réaction du Pokémon visé et de nos propres ambitions et intérêts, qu’un combat pourra être déclenché dans sa forme plus classique où l’on notera toutefois que le sempiternel 1 contre 1 peut vite devenir un petit 1 contre 2 ou 3 si l’on a envoyé notre Pokémon au front au milieu d’une petite troupe de bestioles. Et je ne vous parle pas des cas des hordes, où votre camarade pourra faire face à 5 ou 6 adversaires d’un seul coup. En conséquence, l’un des principaux traits de ce Arceus, c’est qu’il réduit la place accordée au combat pur et dur. Il la réduit d’autant plus qu’à cette possibilité de l’esquiver dans le cadre d’une capture de Pokémon, il faut aussi ajouter le fait que le nombre d’affrontements entre dresseurs se veut bien moins grand qu’à l’accoutumée. C’est assez logique compte tenu du contexte dans lequel le jeu se déroule (et où les humains n’ont pas encore pris le pli de capturer des Pokémon et de les faire combattre entre eux) mais, plus intéressant encore, cette mise au second plan du combat vient agréablement renouveler le rythme général du titre. Bien sûr, Légendes Pokémon offre son lot de batailles épiques et indispensables mais ce petit bouleversement du statu quo constituera une des particularités majeures de cet opus. En résulte ce sentiment, très appréciable, que l’on ne joue pas à Arceus comme l’on joue à un Pokémon classique.
Au-delà de seulement relativiser la place des combats dans le game design général, le soft vient aussi – peut-être plus timidement – en réécrire la forme. Je dis timidement car cela ne se produit en fait que de manière ponctuelle. Evidemment il y a ce que je viens d’évoquer quant à la possibilité de contourner le combat et où l’on peut déjà voir un témoignage de cette réécriture. Ceci dit, je pense ici tout particulièrement aux moments où l’affrontement a lieu mais dans une forme nouvelle, inédite au regard de la licence canonique. Dans ce registre, c’est bien entendu aux Pokémon Monarques que l’on pense. Game Freak introduit en effet dans son dernier jeu une nouvelle variante de ces créatures avec cette poignée de spécimens particuliers auxquels il est attribué un rôle de protecteurs locaux d’une certaine manière. Ancré dans le lore global qui entoure la région d’Hisui et la mythologie inhérente à celle-ci, les Monarques sont des Pokémon particulièrement puissants, présents dans le jeu à raison d’un seul par zone et qui se dresseront face à nous d’une toute nouvelle manière. Je vous passe les raisons qui nous conduisent à mener la bataille contre ces exceptionnels Pokémon (que l’on ne peut d’ailleurs capturer) pour plutôt mettre l’accent sur la manière dont ceci est mis en scène et en jeu.
C’est à une lutte particulière que l’on s’adonne ici puisque c’est bien notre avatar lui-même qui va devoir se débrouiller face aux Monarques. Ceux-ci multiplient les attaques, qui se distinguent en plusieurs phases, tandis que nous devons leur lancer des boules apaisantes récoltées via l’accomplissement de quelques taches en amont. Fondés autant sur l’assaut que sur l’esquive, ces combats pourraient facilement être vus comme un (très) léger appel du pied à une forme de « Soulisation » du gameplay de Pokémon, en référence bien sûr à la licence Dark Souls de From Software. On n’ira cependant pas jusqu’à parler d’Arceus comme du « Dark Souls de Game Freak » – ce serait idiot – le jeu ne proposant en aucun cas un degré de difficulté comparable et n’attendant tout bonnement pas la même chose de son public. Mais avec ces combats aux allures volontiers titanesques, avec cette longue barre de vie à faire chuter et avec la violence des coups que peuvent nous porter ces Pokémon, on sent bien comme un clin d’œil, forcément. L’essentiel restera ce que je cherchais à mettre en lumière avec cet exemple, à savoir cette tentative de refondation des batailles dans Pokémon. A l’heure actuelle, Arceus cantonne cette réflexion à ces seules créatures presque légendaires mais devant l’intérêt suscité par cette douce volonté de changement, on ne peut qu’espérer que cela portera ses fruits dans les suites à venir (qu’elles soient ou non directes à Arceus).

Au fond, les Monarques sont la première véritable refonte profonde du système de combat depuis que Pokémon existe. Ce n’est pas révolutionnaire mais l’intention est louable.
Puisque nous sommes à parler des Monarques, soulignons rapidement l’idée du studio d’introduire de nouvelles formes de Pokémon « exceptionnels » dans son univers. Après les Méga-évolutions de X/Y et les formes Dynamax d’Epée/Bouclier, Légendes Pokémon nous présente donc non seulement les Monarques mais également les Pokémon Barons. Ces derniers sont des créatures « enragées », bien plus imposantes que la moyenne de leurs espèces respectives et bien plus coriaces enfin. Localisés en différents et nombreux points fixes de la carte, les Barons constituent un des ingrédients utilisés pour tenter de corser un peu le niveau de difficulté du titre. En effet, si ces derniers vous repèrent et que vos propres Pokémon ne sont pas en état de combattre, il sera plus que chaudement recommandé de prendre vos jambes à votre coup. Par ailleurs, les Barons présentent la particularité d’être à un niveau bien supérieur à la moyenne des bestioles de la zone concernée, rendant leur première rencontre particulièrement hasardeuse et dangereuse.
Véritable appel à revenir visiter les différentes zones d’Hisui une fois l’expérience nécessaire acquise, les Barons sont à mon sens une bien jolie idée. Leur intégration est d’autant plus fine que non seulement ils poussent à revenir sur nos pas ultérieurement, mais qu’en parallèle ils ne bloquent absolument pas l’accès aux espaces où ils se trouvent. Rien n’empêche en effet de les contourner pour poursuivre ensuite notre exploration aussi sereinement que nous l’avions commencé. En cela, ils ne nuisent en aucun cas à la liberté de circulation que le level design général propose aux joueurs et joueuses mais offriront une dose de challenge qui rallongera sans problème la durée de vie du titre pour celles et ceux qui tiennent à vaincre et/ou capturer ces Pokémon particuliers. Notez d’ailleurs que mettre un Baron KO ne signifie pas perdre définitivement la possibilité de le capturer, l’imposante bête faisant automatiquement son retour au même endroit par la suite.

Ce n’est pas bien joli mais qu’est-ce que cela représente face à l’envie de parcourir librement tous ces environnements ?
Game Freak multiplie donc les ajustements et autres petits changements afin de conférer à Arceus au moins une partie du statut qu’on rêvait de lui donner, celui du jeu qui viendrait enfin changer la donne chez Pokémon. On ne parlera jamais vraiment de grand bouleversement mais les à-coups que le studio donne à sa licence dans cette itération demeurent plaisants à noter. Dans ce grand chantier, je pense en tous cas que plus encore que celle du joueur, c’est bien la place des Pokémon qui se trouve véritablement redéfinie. Sans que Légendes Pokémon ne vienne durablement et brutalement exploser tous les fondements de la série, il m’apparaît que ces petites bêtes contribuent ici pour beaucoup à ce sentiment de renouvellement qu’on ressentira tout du long de la partie, en dépit des faiblesses qui demeurent celles du titre. Tout particulièrement, je trouve que les Pokémon en tant que représentants de la faune locale participent astucieusement à la façon dont on appréhende la carte dans le jeu. Loin d’être dirigiste, ne faisant jamais d’un point d’objectif l’aboutissement d’un parcours GPS prédéfini, la carte reprend ici une philosophie qui était déjà celle de Breath of the Wild il y a 5 ans et dont l’impact trouve sans surprise des échos dans cette production. Arceus s’emploie ainsi à laisser ses joueurs et joueuses envisager leurs propres cheminements, à se laisser aller à la curiosité en toutes circonstances, y compris lorsque l’on avance vers un but que l’on s’est préalablement fixé. Dans cette optique, les Pokémon sont alors essentiels car ils forment des points d’intérêt inopinés et omniprésents qui, systématiquement ou presque, viennent faire dévier le chemin que nous nous apprêtions à emprunter pour mieux le retrouver ensuite ou carrément en tracer un nouveau.
Il ne paie pas de mine cet open world, mais il incarne néanmoins les excellentes intentions qui animent le développement de ce jeu et les ambitions nouvelles que la série semble enfin se fixer. La mue – ou plutôt son début – arrive tardivement malheureusement, sans doute 10 ans trop tard, et empêche d’y voir quelque chose de spécialement fort, qui soit à-même de nous convaincre que Légendes Pokémon – Arceus redéfinit l’alpha et l’omega de la série. Il n’en demeure pas moins qu’en dépit de cela, ce soft jouit tout de même de cette philosophie qui guidait la construction de Breath of the Wild en tant qu’aire de jeu et qui privilégie nettement le voyage à la destination. Nouveau témoignage de Nintendo sur son envie de recomposer le rapport à la carte dans le jeu vidéo, ou tout du moins de s’interroger dessus à défaut d’en établir de nouveaux principes, Arceus réussit ce faisant un gros pari : celui de permettre à son monde ouvert de convaincre malgré tout, de faire comprendre qu’au-delà des performances visuelles et techniques, il faut toujours compter avec la proposition et les intentions qui animent cette dernière pour déterminer si le jeu est une réussite ou non. Nous ne nous leurrons pas, Arceus ne peut prétendre être un immense jeu, de la trempe de ceux qui marquent leur temps et donnent la marche à suivre pour les prochains. D’autres se chargeront de cette mission mieux que lui mais cela ne signifie pas pour autant qu’il ne réussit pas dans une moindre mesure, à sa taille.
Ces petites victoires se font alors même que la recette d’Arceus dans son ensemble repose sur un certain nombre d’éléments devenus assez classiques dans le registre des mondes ouvert. Le titre ne rechigne par exemple pas à introduire toute une idée de micro-gestion de ressources réparties entre un espace de stockage fixe et une sacoche sur notre avatar. Un élément qui permet là encore de reprendre les fondamentaux de Pokémon (et de son nécessaire attirail fait de Pokéballs et autres objets de soin par exemple) et de lui en dicter de nouvelles, ce qui ne se fait toutefois pas sans maladresse. Il sera en effet assez difficile d’apprécier l’idée d’agrandir progressivement ladite sacoche auprès d’un PNJ qui nous réclame en échange une somme d’argent toujours plus grande à chaque emplacement débloqué… Tout comme on reprochera au jeu de nous faire multiplier les allers et retours vers Rusti-Cité (principal village d’Hisui), y compris lorsque l’on veut passer d’une région à l’autre sans avoir nécessairement le besoin de faire ce détour qui implique des temps de chargements. De la même manière, il est assez déplaisant de devoir faire son rapport au Professeur de cet épisode à chaque fois que l’on veut quitter une zone… Hisui en tant que monde ouvert (ou semi-ouvert, je vous laisse juges) n’est donc pas exempt de défauts mais, comme je cherche à l’expliquer, ces derniers ne pèseront plus tant que ça à l’heure de faire le bilan de tout le plaisir éprouvé à jouer à ce jeu. Avec l’esprit qui anime cet open world, ce dernier se trace une voie intéressante à suivre, à défaut d’être purement novatrice. Elle marque la continuité avec le travail plus général de Nintendo sur ce créneau et annonce fermement des promesses d’avenir alléchantes dont je serai plus que curieux de suivre les aboutissements.
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Légendes Pokémon – Arceus ne restera sans doute pas dans les mémoires comme un jeu exceptionnel mais il réussira peut-être à marquer la licence un bon coup. Alors que Pokémon n’en finissait plus de s’enliser dans des mécaniques et des principes généraux routiniers et par conséquent de plus en plus fades, ne réussissant même pas à commencer de convaincre avec les esquisses des deux dernières versions en date, cet opus arrive à déstabiliser même un vieux joueur comme moi. Game Freak tente des choses sans forcément tout réussir mais avec un état d’esprit qu’on ne peut qu’être heureux de le voir arborer. Une envie de répondre aux attentes, de changer la donne et de faire basculer sa série phare dans un nouveau temps, plus moderne. Arceus n’est pas la révolution espérée et souffre de problèmes indéniables, tant en matière de performances brutes que dans un game design certes repensé mais qui appelle encore à bien des ajustements.
Malgré cela, j’aime le voir comme le VRP du futur que Game Freak nous laisse entrevoir pour Pokémon. « Avancer et laisser derrière soi les choses que l’on croyait acquises« , disais-je donc. Le studio y semble prêt mais tout ceci amène son lot de question : Légendes Pokémon peut-il devenir Pokémon tout court et ainsi tracer l’avenir du canon de la licence ? Sommes-nous sur une exception à la manière de Colosseum ou XD ou bien sur un premier jet qui ne va aller qu’en s’enrichissant ? Bien malin serait celui qui arriverait à répondre à ces interrogations. En ce qui me concerne, je me réjouis d’une unique chose : d’avoir retrouvé mon enthousiasme et mon optimisme quand je pense aux jeux que peuvent être Pokémon.

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