Sorti en Novembre dernier, God of War: Ragnarök est venu mettre un terme possible aux aventures de Kratos. Tout du moins est-ce ce que l’on peut imaginer quand Cory Barlog (réalisateur de son prédécesseur de 2018 et producteur de celui-ci) affirme que les aventures de Kratos et Atreus dans le grand Nord sont terminées. Ou quand Eric Williams (réalisateur de Ragnarök) laisse entendre de son côté que ses équipes ont tout donné pour ce jeu-là et que l’idée d’une suite directe n’est pas encore envisageable. Et il est vrai qu’il y a un goût de fin au moment de conclure cet épisode, un sentiment d’avoir touché au but d’un parcours, celui de Kratos et de son rendez-vous avec lui-même et avec son mythe.

God of War, je suis désolé de commencer cet article de cette manière, ce n’est déjà plus tout jeune. Sorti en 2005 sur PS2, le premier épisode de la série va donc bientôt fêter ses 20 ans, rien que ça. Et quel chemin parcouru depuis cette époque. Lorsque nous avons découvert God of War (et c’est ici un « nous » très général, n’y ayant pas joué directement moi-même), Kratos venait porter un sacré coup sur la console de Sony.
Renouvelant, sinon modernisant le beat ’em up, ce premier jet de Santa Monica Studio apportait en effet un souffle nouveau sur le genre tout en instaurant à la fois une nouvelle licence et un nouveau personnage phare dans la galaxie PlayStation, Kratos ayant même en toute logique fait partie des heureux élus choisis pour représenter la marque dans son jeu de combat « à la Super Smash Bros. » en gros, PlayStation All-Stars (développé avec le soutien de Santa Monica d’ailleurs). Un brawler dans lequel le Spartiate croisait la route de plusieurs personnages plus ou moins emblématiques des jeux exclusifs à PlayStation, dont Nathan Drake (Uncharted), Raiden (de la série Metal Gear Solid), le duo Jak et Daxter ou encore Dante de Devil May Cry. Ce dernier n’était d’ailleurs pas exclusif à la PS3 à l’époque puisqu’il était sorti également sur Xbox 60 mais son évocation m’est venue naturellement car c’est dans la droite lignée des aventures du héros de Ninja Theory et Capcom que God of War a vu le jour. Devil May Cry avait réussi, en 2001, à se faire le porte-étendard d’un renouveau du beat ’em up, l’inscrivant pleinement dans une approche 3D et résolument moderne, notamment par son dynamisme. La licence a fait de nombreuses émules, dont la saga Bayonetta, mais il est indéniable que les aventures de Kratos n’auraient pas été les mêmes si Dante n’était pas passé par là 4 ans plus tôt. Ninja Theory et Capcom avaient en effet apporté un certain nombre d’éléments de gameplay qui ont été repris pour tout ou partie par bon nombre de jeux qui peuvent se réclamer de son héritage : un personnage marqué et charismatique, une approche empruntant certains aspects au RPG, une technicité renouvelée en matière de prise en main et d’exécution des coups, etc.
Ceci étant, God of War n’a pas construit son aura dans l’ombre d’un prédécesseur. Si Devil May Cry peut être considéré comme le pionnier d’un renouveau pour le genre, le jeu de Santa Monica et ses suites se sont très rapidement installés comme des vitrines à leur tour. Tout du moins est-il facile d’observer qu’en Occident, God of War a fini par devenir beaucoup plus populaire que Devil May Cry (ce qui n’enlève rien à l’influence de la série de Capcom, notez). Sans doute en raison d’une proximité culturelle, les jeux de Santa Monica se sont installés comme des références pour une génération de machines et ont fait de God of War un nom que plus ou moins tout le monde connaît, au moins de loin. De tout ceci découle finalement le fait que c’est – comme pour toute licence de cette ampleur – un mythe qui s’est construit autour de la série. Presque même au sens propre puisque, tout en reposant sur l’utilisation des mythes grecs, God of War a su s’attirer les faveurs de fans lui vouant un culte parfois immodéré* et s’est imposé comme un élément fondamental de l’histoire du jeu vidéo et plus spécifiquement du genre auquel il appartient, à tel point qu’on éclipse aujourd’hui très souvent l’influence de DMC quand on veut parler de la mue du beat ’em up dans les années 2000. Kratos est quant à lui devenu une figure tutélaire pour le genre, une icone en fin de compte, élément essentiel de tout mythe qui se respecte.
*On se souvient des levées de boucliers récentes lorsque Puyo, pour
Gamekult, accordait la note pourtant excellente de 8 à Ragnarök dans son test
De mon côté, à la même époque, tout ceci me semblait assez lointain. Dépourvu de PS2 (puis de PS3), les années 2000 ont surtout rimé avec The Wind Waker, Super Mario Sunshine, Mario Kart Double Dash ou StarFox Adventures, entre autres. Autant dire qu’on était assez loin de Kratos et de sa chasse aux dieux du Panthéon grec. C’est à tel point que lorsque la licence sort de sa retraite en 2018, ça ne me fait véritablement ni chaud, ni froid. Evidemment, je mesure alors l’événement que cela pouvait représenter pour les fans de la série. Après tout, God of War – si l’on fait exception de Ghost of Sparta (non canonique) et Ascension (préquelle) – n’avait pas donné signe de vie depuis 2010 et la sortie du troisième volet qui venait conclure l’épopée grecque de Kratos.
Grand rendez-vous pour les joueurs et joueuses qui n’attendaient que cela, la sortie du sobrement nommé God of War (titre révélateur, déjà, par ses faux-airs de reboot, d’envies d’autre chose) fut pour moi la première occasion d’incarner Kratos. Au-delà de l’enthousiasme inhérent à la découverte d’une nouvelle licence, ce qui m’a le plus intéressé au moment de jouer à ce jeu (ce que j’ai tout de même fait « seulement » en 2020) c’était aussi de voir ce qui, dans God of War, relevait de la réalité de son gameplay et de son ton et ce qui touchait plutôt à de seules impressions que je me suis faites avec le temps et la distance. Mon éloignement vis-à-vis de la série depuis sa création a en effet conduit à un certain nombre d’a priori, positifs ou non, qui ont construit une impression générale la concernant. La connaissant mal, je me suis en fait progressivement bâti mon propre mythe autour de God of War. Mais celui-ci n’est pas grand chose au demeurant. Il n’est qu’un sous-mythe, un mythe dans le mythe, il est mon appropriation du mythe plus général que forment la saga, son histoire, son game design, ses partis pris et ses personnages. Et c’est à celui-là que je viens me heurter de plein fouet en jouant au nouveau God of War d’alors. Mieux encore, je le fais à un moment de son histoire où il fait sa mue.

Le God of War de 2018 a clairement marqué la licence et l’esprit du public, étant régulièrement cité comme le meilleur jeu de cette année-là, notamment devant Red Dead Redemption II
Je ne vais pas vous faire ici une chronique du God of War de 2018, loin de là. Il reste cependant indéniable que ma première aventure avec Kratos a, fatalement, ébranlé un certain nombre d’idées que je me faisais de la série. Je garde toutefois en tête qu’au moment de parcourir les régions du Nord sur ce jeu, la série semble prendre un virage que les plus ancien(ne)s fans soulignent alors régulièrement. Et si une poignée semble regretter une partie des choix ici faits, la majorité paraît au contraire séduite par ces changements opérés, notamment en matière de narration et de personnages.
Car c’est clairement sur ce point, celui de l’écriture, que ce renouveau apparaît comme le plus prégnant. Moi-même, alors vierge de toute expérience sur la série, je le ressens ainsi. Car ce que le jeu me donne à faire en termes de gameplay, cela correspond tout à fait à l’idée que je me faisais de la série. J’incarne Kratos et, hache à la main, je découpe des ennemis à tours de bras. Je note cependant quelques nuances par rapport à ce que je connaissais (ou croyais connaître) de ces jeux : cette hache qui remplace les fameuses lames emblématiques du personnage, la présence d’Atreus à nos côtés en guise de sidekick et de soutien au combat, ce genre de choses… Mais de manière générale, ce premier saut dans God of War correspond grosso modo à ce que je m’étais imaginé.
Reste alors l’écriture, comme je le disais, et c’est bel et bien là que d’autres impressions s’érodent petit à petit. Du temps de mon adolescence, alors que Kratos écumait les PS2 puis PS3, je m’étais fait de lui l’image d’un personnage bourrin, possiblement bas du front, dont les motivations quelconques ne semblaient être qu’un prétexte à une violence certes réjouissante à exécuter mais néanmoins un peu barbare et sans véritable fondement raisonnable. Or, l’entrée dans God of War me décontenance immédiatement, tout comme le fera finalement tout le reste du jeu, chaque fois un peu plus. J’y découvre un Kratos certes monolithique, masse de muscle taiseuse et père systématiquement dur et parfois cruel, sinon injuste… Mais petit à petit, l’écorce que tout ceci représente tombe pour laisser entrevoir autre chose. Un homme marqué, incapable de gérer ses émotions les plus tristes, inapte à sa propre paternité, laquelle constitue un cheminement parallèle à celui qui guide Kratos et Atreus tout au long du récit. Le passif du dieu se fait jour à mes yeux, s’explicite peu à peu et, de fil en aiguille, le mythe personnel que je m’étais conçu autour de lui se tord. A l’issue de l’aventure, le Kratos que j’avais en tête n’est plus tout à fait là. Si des restes demeurent, au gré d’un récit qui n’était pas là (pas encore) pour totalement le déconstruire, je suis désormais dans une sorte d’expectative, me retrouvant en effet à attendre de voir ce que le sort réservera à ce père et son fils, non seulement au vu des ultimes événements du jeu mais aussi en matière d’évolution personnelle.

L’entrée en scène de Baldur en 2018 ne laissait pas imaginer que God of War allait tant évoluer
Arrive alors en fin d’année dernière Ragnarök, suite attendue et supposée fin aux aventures nordiques des deux protagonistes. Que ce soit au moment de son annonce ou lorsque j’ai lancé le jeu pour la première fois, je ne m’attends finalement qu’à deux choses : un game design dans la droite lignée de son prédécesseur, sans grand changement apporté à la recette ; et ensuite un récit qui vienne parachever la transformation de Kratos. Parce que même si mon appréhension du personnage repose pour beaucoup sur des impressions comme je le disais plus haut, je me suis quand même un peu renseigné et, au sortir du God of War de 2018, je suis allé lire quelques écrits çà et là sur internet pour en apprendre davantage sans nécessairement jouer aux jeux. Evidemment, l’affaire n’est pas la même que d’apprendre à connaître un personnage en jouant soi-même mais, faisant fi des spoils qui se sont fatalement dressé sur mon chemin, je me suis tout de même rendu compte que mes a priori premiers n’étaient pas si infondés que cela puis que la stature de Kratos dans l’opus de 2018 marque certes un tournant mais que celui-ci s’est effectué dans une forme de continuité, de logique par rapport aux événements précédents. Des étapes que je découvrirai d’ailleurs en partie lorsque je me lancerai dans le remaster de God of War III, paru sur PS4 en 2015 et que je me suis récemment offert. Mais c’est encore une autre histoire et, d’ici là, revenons-en au Ragnarök.
Il est des choses que l’on pourra mentionner d’emblée tant elles nous sautent aux yeux dès que l’on démarre l’aventure. Parmi elles, on évoquera volontiers la qualité des graphismes du titre. Je ne suis pas forcément de ceux qui s’arrêtent à ce genre de détails mais c’est un point qu’il faut souligner ici étant donné que je n’ai pas joué au jeu sur PS5 mais bien sur PS4. Annoncé dès le départ comme un titre à cheval sur les deux générations de consoles Sony, on pouvait tout de même craindre que la version old gen ne tienne pas la route étant donné les promesses (faites ou fantasmées d’ailleurs) en matière de performances. Après tout, il n’est pas illégitime de s’attendre à ce qu’une licence comme God of War fasse partie de la vitrine pour exposer la puissance de la nouvelle machine de Sony. La question demeure alors de savoir si l’adaptation du soft pour la PS4 va ou non bien se passer. Eh bien quel soulagement ce fut de découvrir que cette version tourne admirablement bien. Je n’irai pas vous parler de framerate constant ou non et de ce genre de choses (parce que j’en suis incapable) mais il est indéniable que Ragnarök, sur PS4, ne souffre en aucun cas de l’antériorité de cette console. C’est sur PS4 Slim que j’ai parcouru le jeu pour tout vous dire et si j’ai remarqué que ma console a pas mal soufflé à chaque début de session, la chose s’est toujours calmée après quelques minutes, laissant la console ronronner doucement comme pour n’importe quel autre jeu.
Aucun souci de ce côté-là et c’est une gageure en ce sens qu’elle aura permis de profiter des décors léchés du jeu qui, bien qu’un peu génériques peut-être, demeurent idéalement exécutés. Ils offrent ainsi un écrin de luxe à Kratos et Atreus pour combattre le Panthéon nordique, le tout dans une mise en scène tout à fait louable, même si l’on pourrait chipoter un peu en affirmant que le choix renouvelé d’un plan-séquence continu n’est pas forcément très judicieux. J’entends bien que ce n’est pas désagréable à regarder (c’est un de mes péchés mignons, je ne vais pas vous mentir) mais on peine à y voir ici autre chose qu’un simple exercice de style « pour faire genre », ce plan-séquence constant peinant au final à trouver une véritable justification dans la façon dont le titre se donne à voir en tant qu’œuvre visuelle. Pour vous donner le fond de ma pensée, je pense qu’on peut finalement y voir ici un symptôme de plus témoignant de cette drôle de relation que le jeu vidéo entretient depuis toujours et cherche de nos jours à renforcer entre lui et le cinéma. Le tout quitte à en reprendre certains codes sans forcément réussir à en faire quelque chose qui lui soit propre. Mais on pardonne volontiers, après tout, ça ne fait de mal à personne : ni au jeu, ni aux joueurs et joueuses.
Toujours au rang des qualités artistiques de cet épisode, comment ne pas évoquer ensuite l’incroyable effort de composition que nous propose Bear McCreary ? De retour après un premier passage remarqué sur le précédent volet, le musicien livre ici une bande originale d’excellente facture dont l’emploi est par ailleurs aussi fin que savamment dosé afin de ne pas tomber dans une quelconque surenchère. A cela s’ajoute enfin l’efficacité générale d’une scénario prompt à cumuler les grands moments d’action comme d’émotion. L’histoire de Ragnarök se laisse suivre avec grand plaisir et arrive à tenir la longueur bien que, tout de même, il pèche par excès parfois, donnant à suivre des séquences où le pathos en particulier se fait beaucoup trop lourd. Evidemment, il se justifie par le propos général de l’aventure et le parcours de Kratos et Atreus (individuellement comme en duo) mais sans doute est-ce parfois trop appuyé pour être vraiment saisissant.
La relation entre les deux personnages ainsi que l’évolution de cette dernière demeure cependant très intéressante pour la manière dont elle parle de la paternité, du conflit générationnel, de la quête de soi, etc. Je regrette cependant que le propos émancipateur du fils se fasse surtout à travers une démarche de trop grande certitude de la part de ce dernier. Oh bien sûr, je comprends bien que c’est un élément assez classique et attendu dans cette optique, d’autant qu’elle renvoie à une forme de crise d’adolescence que nous avons toutes et tous sans doute bien connue, mais ce schéma se révèle sur le long terme assez redondant, Atreus cumulant les choix personnels et unilatéraux dangereux et/ou irréfléchis. J’entends volontiers sa démarche consistant à prouver à lui-même comme à son père la conscience qu’il a de son destin qui se dessine, je veux même bien admettre qu’elle est pertinente. Mais l’exécution de cette dernière en tant que composante d’un récit est en revanche peut-être un peu moins intéressante.
Toute médaille a cependant son revers. Bien que le récit soit louable sous bien des aspects, je ressors de Ragnarök avec le sentiment que le jeu était finalement un peu trop long. En prenant le temps de poser son histoire et de développer ses personnages, le scénario ne manque pas de se heurter à l’écueil d’une certaine lenteur parfois. Ou plutôt, ce qui m’a le plus sauté aux yeux, c’est qu’il se cherche sans cesse de nouvelles raisons de prolonger la chose un peu trop maladroitement. Il n’est en effet pas rare qu’à mesure que le récit progresse, il effectue ce mouvement de bascule un peu brutal entre la résolution d’une péripétie et l’introduction d’une autre. La brutalité que je souligne ici (et qui doit bien sûr être évoquée toutes proportions gardées), elle tient à cela que le passage d’un événement à l’autre, d’un problème au suivant, se fait sans que les justifications ne semblent couler de source. C’est un peu comme si le jeu passait son temps à dire « Allez on fait ça et c’est bon » pour finalement se retourner vers nous façon inspecteur Columbo en ajoutant « Oh, encore une toute petite chose… ». La mécanique se répète presque systématiquement et si les enjeux principaux de l’aventure sont évidemment clairs dès le départ (quoique…), ces enjeux d’étapes paraissent parfois tomber comme un cheveu sur la soupe. En résulte un rythme général correct mais secoué de quelques cahotements çà et là qui pourraient bien être sources d’une petite frustration à la longue.
Or, le souci avec ce récit qui s’étire ainsi, c’est que c’est une approche narrative qui ne se prête pas forcément à ce gameplay très répétitif bien que très efficace au demeurant.
En dépit de l’idée de nous faire jongler de temps en temps d’un personnage à l’autre, Ragnarök peine à se renouveler lui-même au fur et à mesure que l’on progresse dans le jeu. D’ailleurs, tant Kratos qu’Atreus se jouent quasiment de la même manière, à quelques détails et sensations près. En cela, allonger le récit dans le cadre d’un jeu dont le game design et le level design reposent essentiellement sur des couloirs et arènes constitue un risque que le God of War de 2018 atténuait de peu et que son successeur ici présent heurte de plein fouet. Je ne veux pas être plus sévère avec ce titre qu’il ne le faudrait, aussi vais-je insister rapidement tout de suite sur le fait que l’expérience reste tout à fait plaisante malgré tout. En effet, tout cela n’enlève rien à la pertinence du scénario et des idées et propos qu’il véhicule ainsi qu’au recul dont il arrive à faire preuve sur ses personnages et l’univers dans lequel ils évoluent. Mais il n’en demeure pas moins qu’une petite forme de lassitude finit tout de même par s’installer, nourrie par une routine dont on devine très vite les contours. Les dernières heures du jeu (qui se termine en 25h environ) donnent alors parfois le sentiment de rallonger la sauce presque inutilement. Ragnarök tempère cependant ce constat par la fréquence de ses passages voulus épiques et grandioses, lesquels ponctuent malgré tout suffisamment bien l’épopée pour ne pas totalement nous perdre en chemin.
Mais au fond, je crois que l’essentiel concernant God of War: Ragnarök n’est pas là. Oh bien entendu, on salue volontiers ses qualités d’écriture, l’excellente exécution de son gameplay ou encore l’interprétation de Christopher Judge dans le rôle de Kratos (je suis d’ailleurs bien moins convaincu par Sunny Suljic en Atreus, alors même que j’avais beaucoup apprécié le jeune homme dans 90’s de Jonah Hill). Je me joins donc sans problème au cortège des louanges que le jeu reçoit depuis sa sortie, tout comme je rejoins parallèlement les rangs de celles et ceux qui peuvent également vouloir souligner les quelques défauts que je viens d’évoquer juste au-dessus. Alors certes, le jeu est – en tant que tel – bon et c’est une part évidemment importante de sa réussite. Perfectible sans doute mais néanmoins bon. Du reste, quelque temps après l’avoir terminé, je continue de croire qu’effectivement, l’essentiel n’était pas là.

L’affrontement entre Kratos et Odin en arriverait presque à s’effacer derrière l’importance de la relation entre le Spartiate et son fils
C’est plutôt dans ce que le titre vient dire de la saga et de son personnage principal qu’il devient véritablement intéressant. Ragnarök tisse tout un propos autour de Kratos qui sera finalement son principal atout.
Dans la continuité de la transformation amorcée dans l’épisode précédent, l’anti-héros spartiate est bel et bien le cœur de ce Ragnarök, moins en sa qualité de personnage que l’on joue et que l’on incarne qu’en sa qualité de pur protagoniste et de produit d’une écriture dont la qualité se juge finalement à l’aune de tout ce qu’il avait réussi à devenir avant cela. C’est bien là que se trouve ce rendez-vous que God of War prend avec son propre mythe, dans cette espèce de révolution d’interprétation qui s’opère autour du dieu. L’exercice se fait de en particulier via cette prise d’une certaine hauteur vis-à-vis du personnage et de son historique. Déjà présent dans le jeu de 2018, cet aspect prend ici une nouvelle direction car là où Kratos reposait alors son propos sur la nécessité de ne pas commettre une nouvelle fois les mêmes erreurs et les mêmes carnages, il apparaît cette fois-ci dans une démarche renouvelée. On notera au passage la dissonance ludo-narrative que cette « philosophie » qu’adopte le personnage provoque étant donné le nombre de cadavres que nous laissons sur le bord de la route. Ajoutons à cela que le jeu peine à nous faire voir en lui une « victime des circonstances », à nous faire embrasser l’espèce de fatalisme qu’il semble vouloir nous montrer. Tout comme son prédécesseur, Ragnarök provoque cette réaction. Mais pour en revenir à ce que je disais, la démarche de Kratos semble ici renouvelée et ce n’est désormais plus sa volonté d’éviter les erreurs du passé qui prime (même si elle est toujours présente) mais plutôt l’acceptation de ces dernières et de son passif tout entier et, avec cela, celle de ses regrets, de ses remords et surtout de sa peine et sa peur. Et c’est tout bonnement incroyable d’avoir su prendre Kratos et d’en faire cela.

Qui aurait cru que ce jeu d’action un peu bourrin deviendrait un témoignage à la fois d’une paternité en apprentissage et d’un cheminement psychologique ?
Au-delà de la saga toute entière, c’est bien lui alors qui est à la rencontre de son propre mythe dans cet épisode en poursuivant le travail de réécriture du personnage entamé en 2018. Cette poursuite se fait en explorant davantage les thèmes et idées développées dans ce précédent chapitre de la fresque que représente God of War dans son ensemble et en les amenant progressivement vers une autre façon de les aborder. Continuant ainsi l’arc de rédemption dans lequel ce sanguinaire anti-héros est lancé, Ragnarök achève de redéfinir l’archétype qu’est Kratos, son statut même. En atteste d’ailleurs le glissement qui s’opère peu à peu entre lui et Atreus. Je ne vais bien entendu rien vous révéler qui soit de nature à vous spoiler mais ce que l’on peut dire, c’est que les séquences où le fils fait cavalier seul sont pertinentes (bien qu’un peu longuettes à chaque fois, ai-je trouvé) et utiles à la (dé)composition de la relation entre les deux personnages. Ces passages parachèvent alors en quelque sorte le travail mené sur Kratos justement parce qu’il en est absent ! En conséquence directe, ses réactions au moment de rassembler de nouveau le père et le fils deviennent des ingrédients fondateurs dans ce chantier visant à remodeler sa stature. L’on n’échappera pas à quelques petits poncifs (la main du père sur l’épaule du fils, ce dernier qui réemploie des phrases que Kratos lui a dites dans le jeu précédent…) mais le fonctionnement global de l’affaire reste très juste.
On ne se privera pas ici de louer le caractère exceptionnel de ce chantier mené par Santa Monica Studio car a-t-on déjà assisté à pareille mue ? Je ne parle pas ici que de jeu vidéo mais porte aussi le questionnement dans le champ du cinéma ou de la littérature : a-t-on déjà vu un personnage si marqué, à l’identité si forte, si brute et si extrême même pourrait-on dire ainsi se métamorphoser au gré des aventures ? Ce n’est pas qu’un simple revirement que nous voyons s’opérer dans ces jeux, pas une simple rédemption comme on en a vu tant d’autres : c’est une incroyable réappropriation et réinterprétation d’une figure qu’on aurait cru inébranlable. Les équipes derrière les deux derniers God of War ont à mon sens réussi cet exploit. Celui de totalement retourner un personnage pourtant profondément engoncé dans ses marqueurs les plus forts, dans son identité la plus profonde et, aussi, dans des clichés dont il est pourtant bien difficile de se défaire. Ce n’est pas un mince défi qui a été remporté, d’autant qu’il l’a été dans le cadre de jeux dont la structure générale n’a pourtant pas tant changé que ça. Modernisé, certes, God of War n’a pas non plus connu en tant que jeu à proprement parler une mue semblable à celle de son personnage principal. Que ce dernier réussisse à tant évoluer, dans une direction si inattendue, tout en conservant ce cadre de game design autour de lui, c’est définitivement une gageure. Tant pis si cela ne passe pas sans se frotter à quelques petits trucs un peu trop faciles ou trop clichés eux aussi : l’intention était déjà formidable, l’exécution reste des plus honorables.

Le rendez-vous avec le mythe est donc assuré. Il s’est fait en mettant Kratos face à la figure qu’il était devenue jusque dans l’inconscient collectif au gré des trois premiers épisodes parus sur PS2 et PS3. Il se fait aussi non seulement du point de vue des joueurs et joueuses qui, la manette dans les mains, assistent à ce grand spectacle final et cathartique, mais aussi du point de vue du dieu de la guerre lui-même. Dans une longue expiation de ses péchés, Kratos voit son passé réinterprété par le récit et par lui-même. Il se remet en question, se livre comme jamais en confessions brutales pour certaines et si tendres pour d’autres. Le colosse n’hésite plus à mettre le genou à terre, conscient que ce qui se joue dépasse enfin sa seule personne et sa seule responsabilité, qu’il ne peut plus porter le monde sur ses épaules ou plutôt comprenant enfin que ce n’est pas nécessairement à lui de le faire seul.
Dans une démarche d’acceptation progressive d’une fin qui viendra inévitablement le cueillir un jour ou l’autre, Kratos tache de se mettre en paix avec lui-même. Paradoxal dans un contexte où les combats s’enchaînent certes… Mais encore une fois, l’essentiel n’est pas là. Il est dans la posture que le jeu nous fait adopter devant ce bout de fresque. Nous assistons à un mythe qui s’effrite pour mieux dévoiler sa pleine aura, comme une image que l’on gratterait pour dévoiler enfin celle qui se cache dans la couche inférieure. Ou comme un tableau que l’on retournerait pour en découvrir une face cachée et plus précieuse encore. Un mythe cède sa place à un autre et la séquence finale du titre, touchante au possible, en est une illustration parfaite.
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Je ne sais pas trop quoi vous dire de plus au moment de conclure cet article. Je ressors de Ragnarök avec l’impression que la saga a connu son grand tournant. Elle semble avoir passé cette étape de mue peut-être bien nécessaire et elle l’a fait avec un talent certain. Si divers aspects demeurent perfectibles, Ragnarök et son prédécesseur ont su dépasser leurs failles respectives pour livrer un récit étonnant et riche dont je ne doute pas qu’il confortera la place de God of War dans le Panthéon vidéoludique général. De mon côté, difficile de dire si cette rencontre heureuse entre ces jeux et moi me poussera à remonter le fil de la licence au-delà de ma découverte prochaine de God of War III mais je demeure conquis et j’attends avec impatience de voir ce que l’avenir réserve à cette saga.
