Quel étrange parcours que celui de DC au cinéma depuis quelques années maintenant, et en particulier celui de Batman et des personnages qui lui sont directement liés. Alors que Christopher Nolan avait su redonner ses lettre de noblesse au Chevalier Noir dans les années 2000 avec une trilogie de très bonne facture, DC et Warner ont ensuite voulu se lancer dans une concurrence directe à Marvel avec leur propre univers étendu. Mais la chose ne prend pas et la franchise n’en finit plus de s’éparpiller entre un DCEU – tel est son nom – moribond et des œuvres « hors continuité » telles que Joker ou, cette année, The Batman.

En-tête The Batman

Je n’aimerais pas me retrouver à la place de quelqu’un qui ne commencerait que maintenant à s’intéresser aux évolutions de DC sur grand écran depuis quelque temps… Alors que les choses étaient assez claires et nettes, parce que cloisonnées, jusqu’à l’aube des années 2010, elles se sont gâtées par la suite avec une surenchère maladroite dont les ambitions créatives et artistiques pèsent peu face à des intentions beaucoup plus commerciales qui n’ont pas grand-chose d’autre dans le viseur que de répondre à l’univers cinématographique Marvel. Face au rouleau compresseur de la Maison des Idées, DC et Warner ont estimé tenir un train de retard. Il n’y avait pourtant pas de quoi rougir quand on voyait Nolan livrer sa trilogie The Dark Knight à l’époque.

Mais ce n’était pas suffisant, il fallait que Batman ne soit plus seul et que ses camarades le rejoignent dans une stratégie d’univers étendu, le DCEU. De Superman à Wonder Woman en passant par Aquaman et un Flash qui commence à peine à sortir du chaos que fut son développement, les héros DC ont commencé à envahir le grand écran à leur tour. Hélas, il s’agissait pour Warner et l’éditeur de rattraper le retard mentionné ci-dessus et donc d’accélérer la cadence à un rythme beaucoup trop soutenu pour être fiable. Man of SteelWonder WomanBatman V Superman ou encore Justice League et Aquaman ont débarqué à une vitesse folle, certes, mais avec un succès bien en-deçà des espérances et, surtout, une qualité à la peine.

Bref, rien ne va avec le DCEU mais je ne suis pas là pour vous en faire le procès. Ce qu’il faut en retenir c’est que, tout en maintenant l’acharnement thérapeutique sur la bête, Warner/DC ont finalement commencer à élargir le champ des possibles. Cela passera par l’idée (la nécessité ?) de livrer des films qui sortent de cet univers partagé et qui soient considérés comme des standalones (sans renier la possibilité d’en faire des suites, évidemment). De cette stratégie parallèle naîtra Joker en 2019. Le film de Todd Philips aura prouvé à lui seul que le fait de prendre ses distances avec le DCEU était sans doute la meilleure chose à faire.

De son côté, ce dernier continue sa route en empruntant un autre chemin, celui du « reboot de lui-même » comme ce fut le cas avec The Suicide Squad de James Gunn ou – tout porte à le croire – The Flash, dans lequel sont déjà annoncés la notion de multivers (encore !) et le retour de vestiges du passé en la personne notamment d’un Michael Keaton qui y reprendra le rôle de Batman qu’il tenait dans l’inoubliable diptyque de Tim Burton en 1989 et 1992 et qu’il retrouvera ensuite dans Batgirl. Quant à Ben Affleck, le pauvre garçon n’aura jamais eu l’occasion de camper le Batman qu’il méritait et s’est officiellement retiré des affaires de cet univers étendu.

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Dernier interprète du Dark Knight en date avant l’arrivée de Pattinson, Ben Affleck pourra résumer sa participation en un immense gâchis.

Mais passons, je m’étends déjà trop sur le compte de ce pan-ci des plans de Warner/DC alors que je n’en ai aucune envie. Revenons-en donc à ces standalones que j’évoquais et qui ont une mission claire : sortir la franchise du marasme du DCEU. Bien que les entrées pour les films issus de cet univers étendu demeurent convenables, sans doute s’est-on rendu compte chez les dirigeants qu’il fallait très vite trouver une alternative vue la façon dont l’ensemble donne tout de même l’impression de foncer droit dans le mur. Joker fut la première tentative de cette approche et le succès du film n’aura pu que conforter l’idée de poursuivre ce chantier. Une suite est d’ores et déjà programmée (on attend que Todd Philips présente le pitch aux studios) mais il convient d’alimenter la machine d’ici là. Et c’est évidemment le porte-étendard le plus sûr de DC qui s’en charge.

Le projet n’était pourtant pas voué à faire « bande à part » mais devait bien initialement s’inscrire dans le cadre du DCEU. Dès 2015, puis en 2016, de nombreuses informations vont dans ce sens : Affleck confirme un film solo centré sur son Batman ; Jeremy Irons (le Alfred du DCEU) confirme sa participation au film tandis que Jared Leto (le Joker du 1er Suicide Squad) affirme vouloir être de la partie ; une photo de Joe Manganiello en Deathstroke est publiée, le confirmant en antagoniste du film, etc. S’en suit une série d’informations contradictoires sur l’état de santé du projet jusqu’à ce jour de Janvier 2019 où il est confirmé que Ben Affleck se retire du rôle de Batman. Un personnage avec lequel il renouera néanmoins le temps de The Flash, histoire de lui faire ses adieux, de boucler la boucle et de laisser la place à un autre.

Quant à The Batman, le projet ne se laisse pas démonter. Annoncé à la réalisation dès 2017, Matt Reeves (l’homme derrière Cloverfield mais aussi les deux derniers volets de la récente trilogie La Planète des Singes) s’installe en homme providentiel. Au travail sur une réécriture du script depuis quelque temps, Reeves semble alors avoir un boulevard devant lui pour monter un Batman en bonne et due forme, en particulier à partir du moment où son rattachement au DCEU est tout bonnement coupé durant l’été 2020.

The Batman devient alors officiellement le deuxième film de ce nouveau label de films DC initié par Joker, que l’on pourra par ailleurs comparer au fameux Black Label que DC a lancé pour rassembler sous une même bannière les comics les plus matures de la collection. Dans tous les cas, on se doute d’ailleurs que le succès critique et public du film de Todd Phillips un an plus tôt n’est pas pour rien dans ce revirement et qu’il pourrait même avoir eu une influence directe sur l’approche à développer dans The Batman.

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Matt Reeves dirige Robert Pattison et ses partenaires sur le tournage de The Batman

Si l’on se gardera bien de tirer des conclusions hâtives au moment où la séance débute, il apparaît toutefois nettement que The Batman essaie de dire plusieurs choses d’entrée de jeu, d’installer un ton et des intentions qui vont vraisemblablement le guider tout au long des presque trois heures qu’il dure. Une tonalité nouvelle au regard de l’ensemble des adaptations cinématographiques de Batman mais qui renvoie directement le lecteur de comics à ses volumes.

Alors que la voix de Bruce Wayne retentit en off, on comprend l’intention que marque Reeves de recoller aux comics, plus que ne le faisaient les Dark Knight de Nolan ou le Batfleck. Ou en tous cas, il le fait d’une autre manière, non en s’appropriant des histoires et éventuellement une mise en scène mais plutôt en empruntant des codes qui sont inhérents aux aventures de Batman sur papier. Cette voix off devient alors une évocation claire des nombreux phylactères qui ponctuent les comics et dans lesquels Batman laisse exprimer ses pensées, son for intérieur. Dès les premiers instants du film, cet élément représente un indice quant à l’orientation que souhaite prendre Matt Reeves avec sa vision du super-héros de Gotham City. Car si dans la forme, cela permet de renouer comme je le disais avec un ingrédient des comics, en faisant de Bruce Wayne/Batman un narrateur ponctuel, c’est dans le fond que la chose devient plus intéressante. En s’intéressant à ce que dit Batman dans ces premiers moments du film, on arrivera rapidement à capter toute la tonalité que Reeves compte bien lui donner.

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Cette approche assez crépusculaire du personnage permettra par ailleurs de mettre en scène Bruce Wayne d’une manière nouvelle : en insistant sur le caractère dépressif du personnage.

En laissant le super-héros exprimer son ressenti sur la mission qu’il s’est donnée et surtout sur le symbole qu’il a su devenir, le cinéaste affiche fermement son ambition de renouer cette fois-ci avec un Batman sombre, certes (c’est même évident en soi), mais également distant. Oh bien sûr, on pourra me répondre que c’est quelque chose d’assez normal là encore lorsqu’il s’agit d’évoquer Batman. Tant Tim Burton avec son Michael Keaton pensif dans son manoir sombre que Nolan avec son Christian Bale peu enclin aux mondanités l’auront par exemple mis en scène. Mais ici, le personnage lui-même exprime la chose d’une manière qui me semble nouvelle (en tous cas au cinéma). Wayne n’hésite pas à dépeindre un tableau où son attitude de paria semble plus forte que jamais, où elle paraît même comme un objectif voulu et atteint.

L’approche peut sembler paradoxale (exprimer la distance via une voix off qui, au contraire, rapproche le personnage du public) mais elle vient surtout accentuer l’envie de Reeves de plonger dans la psyché de Batman et d’en extraire les aspects les plus obscurs. Il veut mettre l’accent sur la rupture qui existe entre ce justicier en début de carrière (nous sommes ici deux ans après ses débuts) et le monde dans lequel il évolue et duquel il découle même.

Une rupture qui se noue aussi bien dans cette vision du monde que Wayne met lui-même en avant et où il se place à la marge que dans son rapport direct aux autres en tant que Bruce Wayne (cf. la tension permanente qui existe entre lui et Alfred ici). Ce faisant, Matt Reeves réinvestit des champs qui avaient certes déjà été défrichés par ses prédécesseurs dans leurs propres adaptations mais il y apporte un effort neuf visant à presque radicaliser son approche de Batman, laquelle se renforce à mesure que le film avance. Le cinéaste met ainsi en avant toute la froideur, la dureté et la brutalité dont ce jeune Batman peut faire preuve et décrit de fait une violence à peine contenue.

Cette violence, aussi physique que psychologique, elle se traduit par bien des éléments dans le film et semble être le filigrane de cette nouvelle itération du Chevalier Noir. Mais il ne s’agit pas seulement de faire de la violence pour faire de la violence. Si la chose deviendra un ingrédient essentiel dans la manière de mettre en scène Batman au cours du film, imposant là encore dès les premiers instants un ton renouvelé, l’intérêt se loge plutôt dans une envie de repenser la symbolique autour de ce super-héros.

Evidemment, Batman est un personnage un peu à part au sein des nombreux « supers » que les comics nous livrent depuis les années 1930. A l’opposé de personnages comme Superman, Wonder Woman, Captain America ou encore Thor (tout du moins dans leurs acceptions initiales), Batman n’est pas un personnage solaire ou particulièrement porté sur l’optimisme. Je ne vous apprends sans doute rien ici mais il est indéniable que la stature du Dark Knight se compose dans une mesure différente. En l’occurrence, Matt Reeves choisit d’accentuer encore toute la noirceur du personnage en établissant d’abord l’état d’esprit de Bruce Wayne.

Casanier, profondément enfoncé dans ses tourments, le milliardaire se nourrit de ces derniers pour alimenter son Batman. Si ce rapport presque symbiotique entre les deux faces du personnage n’est pas nouveau, il contribue ici pour beaucoup au ton mis en place et l’on appréciera d’ailleurs le travail de Robert Pattison sur la question, lui qui se fait joliment oublier derrière le personnage et plus encore derrière le masque.

Car la vision que Bruce Wayne a du monde n’est pas uniquement fondée sur l’envie d’éradiquer le crime : elle repose sur le désir profond et éminemment personnel de rendre à la criminalité la monnaie de sa pièce, d’obtenir cette vengeance qui agit comme un moteur pour Batman et à laquelle il veut littéralement donner corps. « I’m vengeance« , nous affirme-t-il ainsi dans une séquence présente jusque dans la bande-annonce du film, histoire d’annoncer la couleur. Mais plus qu’être la vengeance des gens qui subissent la criminalité au quotidien comme cet homme dans le métro pris à partie par une bande de connards grimés*, plus que celle d’une société qui ne demanderait qu’à prospérer et s’épanouir, Batman veut être sa propre vengeance, celle d’un Bruce Wayne qui estime qu’on lui a pris ce qu’il avait de plus cher et dont les appétences pour la justice sont encore finalement très personnelles.

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*On ne pourra s’empêcher de trouver dans cette séquence un écho inversé à la séquence où Arthur se fait lui-même rouer de coups dans le métro par trois traders dans le Joker de Todd Phillips

En définitive, c’est parce qu’il est tant saisi par sa propre soif de vengeance (pardonnez la formulation un peu clichée) que Batman devient si brutal et violent. A grands coups de patates de forain, il assène non les coups de la justice mais plutôt ceux de sa colère et de sa haine viscérale du crime. Tout est alors fait en termes de mise en scène pour souligner cet aspect du personnage. L’idée principale dans tout cela sera alors de donner l’image d’un Batman lourd et implacable, jouant sur sa propre image de force de la nature en dépit de ses allures presque « gringalesques » en comparaison de ses précédentes incarnations (et que Pattinson compense d’ailleurs largement par une présence indéniable).

Une présence que la musique de Michael Giacchino porte plus haut encore, asseyant définitivement l’allure de machine à broyer des malfrats que se donne ce Batman. La scénographie des combats ira donc dans ce sens, misant plus sur la force brute que sur une quelconque volonté de chorégraphier les choses.

Mais ce qui aura le plus capté mon attention, c’est surtout le travail mené autour du sound design propre à Batman. Accentuant chacun des sons entourant le personnage, The Batman met en avant le caractère menaçant de ce dernier, qui ne se cache d’ailleurs pas d’en faire la recherche. Qu’il s’agisse du grincement du cuir des bottes du justicier, du bruit produit par le choc de ses semelles sur le sol, de la violence sonore de ses coups ou encore des vrombissements rageurs et délicieusement assourdissants de la Batmobile (la course-poursuite entre Batman et le Pingouin, quel régal franchement), l’Homme Chauve-Souris jouit d’une attention toute particulière sur ce plan-là.

Cette application sur le sound design permet en outre d’agréablement poursuivre le travail plus général autour de la figure du justicier. Elle intensifie chacune de ses apparitions, lesquelles se font d’ailleurs régulièrement par un crescendo visuel appréciable et où le son prend une saveur certaine, renforçant encore et toujours l’imposante stature du personnage, véritable chape de plomb que Reeves souhaite faire planer sur sa version de Gotham City tout en faisant écho à la manière dont Bruce Wayne souhaite détacher son alter ego encapé du reste de la société.

Si le son se veut avoir un impact sur la manière dont ce Batman se présente et même s’impose à nous, il serait cependant absurde ne pas évoquer tout le chantier qui tourne autour du personnage en matière de mise en scène.

En corrélation étroite avec la façon dont il se présente lui-même en ouverture du film, l’image au sens large dans The Batman vient accentuer le statut d’ombre, de créature de la nuit ou même de vigilante que se donne le personnage. Je prends d’ailleurs ici le terme de vigilante dans une acception assez largement acceptée dans le monde occidental moderne, à savoir celle d’un individu qui n’hésite pas à se livrer à des actions violentes pour prendre le pas sur une justice à son sens défaillante et/ou insuffisante.

Vous conviendrez sans doute avec moi que, plus encore peut-être que dans les précédentes adaptations, ce Batman et les coups qu’il porte collent parfaitement à cette description. On pensera encore une fois ici aux « gangs » qu’il tabasse dans le métro ou encore à cet homme de main dont il casse le nez dans la boîte du Pingouin… Un acte dont il semble ultérieurement tirer une certaine fierté par ailleurs, ce qu’on pourra interpréter comme une légère forme d’auto-glorification dont les groupes de défense et autres vigilantes réels sont souvent coutumiers. En tous cas, avant même de parler de mise en scène, je pense qu’il convient d’insister sur ce point.

Dans la version de Matt Reeves, Batman a un statut particulier. Loin d’être encore bien connu de la population de Gotham, il tache de tirer parti de l’ambiguïté qui règne autour de lui et de la crainte qu’il inspire non seulement aux « méchants » mais aussi à tout ou partie des habitants, en atteste la demande de la personne qu’il sauve dans le métro et qui le supplie pourtant de ne pas lui faire de mal. A jouer l’ombre qui menace et frappe sans prévenir, ce Batman obtient le statut qu’il désire, c’est-à-dire celui d’un mal qui rôde. C’est cette aura qui guidera un temps le personnage dans le film, tout du moins jusqu’à ce que Batman n’entame progressivement l’acquisition du rôle qu’on lui connaît le mieux, celui du justicier certes sombre mais néanmoins plus enclin à protéger son prochain qu’à chercher sa propre revanche.

Peut-être est-ce là d’ailleurs le seul véritable point que je regrette dans The Batman, cette manière de transiter trop rapidement du Batman obnubilé par ses aspirations de justice personnelle vers celui qui fend l’armure face à Catwoman notamment. La relation entre les deux n’est pas sans rappeler le récent travail de Tom King sur le sujet, avec son fameux tandem « Bat & Cat » (formulé tel quel dans le film, notez) et qui m’avait d’ailleurs pas mal gâché la lecture du run de l’auteur sur la série Batman Rebirth (pourtant magnifiquement illustrée par Mikel Janin). Reeves évitera cependant de trop tomber dans les mêmes écueils que King, se contentant de faire naître quelque chose entre Batman et Catwoman sans jamais trop en promettre, ni s’éterniser à outrance sur le sujet.

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Le tandem fonctionne finalement assez bien et je dois bien avouer avoir été agréablement surpris par l’interprétation de Zoë Kravitz

Mais revenons-en à cette question de la mise en scène du personnage et de son aura. Car c’est bien de cela qu’il s’agit avant tout à mon sens : mettre en avant tout ce que dégage Batman.

Pour jouer sur cette imagerie que le texte sous-entend volontiers, le cinéaste ici à l’œuvre fait le choix évident et pourtant trop peu fait auparavant (pour ne pas dire « pas du tout ») d’emprunter au cinéma d’horreur un certain nombre de ses codes. C’est par ailleurs un comble que les précédents films Batman n’ait jamais eu l’audace de vraiment verser dans ce registre quand on voit à quel point certains comics mettant en scène ce héros jouent sur des intentions similaires telles que – entre autres – des jeux de lumière pour masquer Batman dans l’ombre ou bien des gros plans sur la brutalité des combats. Tout ce qu’il faut, en somme, pour évoquer à la fois la chauve-souris et l’espèce de monstre pour lequel Batman se fait passer (volontairement ou non selon les cas et les auteurs).

Je pense à Killing Joke et à sa science du crescendo pour installer son atmosphère digne des meilleurs films d’angoisse. Je pense aussi, même si ce n’était pas un chef-d’œuvre, à la série Batman – Le Chevalier Noir initiée par Paul Jenkins et David Finch en 2012 et qui revenait relativement bien sur l’aspect horrifique de cet univers. Comment enfin ne pas songer à Joker et Batman – Damned de Brian Azzarello et Lee Bermejo, lesquels insistaient sur une vision de l’horreur poisseuse dont on ne peut s’empêcher de voir des échos dans The Batman (qui leur emprunte aussi l’allure générale du costume, je trouve). Nous pourrions sans doute ajouter bien des références pour compléter l’analogie mais évitons donc cette trop longue énumération. Le fait est en tous cas que Reeves prend le parti que ses prédécesseurs, et même Tim Burton, n’avaient fait que caresser du bout du doigt (quand ils y ont pensé) : faire de Batman un personnage qui fait peur.

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Et puis quand même, quelle brutasse !

Filant ainsi le caractère ambigu du personnage dans son propre film, le réalisateur filme un Batman menaçant et fondu dans l’obscurité. Le métrage multiplie alors ces séquences où le justicier sort de l’ombre sans prévenir ou n’apparaît qu’à la faveur d’une lampe enfin tournée vers lui alors qu’il préparait son piège dans le noir. Une séquence particulière me revient en tête au moment d’évoquer cela, c’est celle où des hommes de main avancent avec crainte dans un couloir mal éclairé et où, soudain, l’un d’eux tourne sa torche vers le plafond. Se détache alors la silhouette noire de Batman, accroché audit plafond et tombant alors lourdement sur ces pauvres types, dans un quasi-jump scare tout à fait efficace, peut-être parce que pas aussi prévisible qu’on aurait pu le craindre.

Reeves agrémente alors ces passages d’un montage rapide, vif, où tout s’enchaîne avec force et où le public se retrouve étonnamment dans la même situation que le bad guy en présence : surpris par cet homme encapé qui fond sur lui et lui assène le coup qui le laissera sur le sol. En flashs presque épileptiques, la silhouette du héros semble se balader d’un bout à l’autre de l’écran sans qu’on puisse le saisir au vol. Il est à noter par ailleurs que ces intentions portent également sur le personnage du Riddler, véritable grand antagoniste de cet épisode et qui jouit non seulement de l’impeccable interprétation d’un Paul Dano aussi talentueux qu’à l’accoutumée, mais aussi d’une mise en scène léchée, aussi sombre que celle de Batman mais volontiers plus anxiogène.

De cette volonté de jouer sur le sentiment d’effroi que ce Batman peut en quelque sorte véhiculer, découle naturellement des options de photographie qui vont accompagner la démarche. The Batman se veut alors particulièrement sombre. Il l’est même plus encore que les autres car il n’est pas ici seulement question de jouer sur les tons de noir mais bien de couper court à la lumière.

Un choix tranché qui donnera certes lieu à des séquences un peu moins lisibles que les autres mais qui, en parallèle, viendra sublimer chaque usage fait d’une source lumineuse justement. On tomberait presque un peu dans le cliché avec ce que je m’apprête à dire mais l’ombre a toujours besoin de la lumière, les deux formant un équilibre nécessaire à la mise en exergue de chacune d’elles. Le peu de lumière présent dans The Batman laissera alors le champ libre à l’obscurité pour devenir le domaine de prédilection dans lequel le film souhaite nous plonger et faire évoluer ses personnages, en adéquation avec toute la philosophie que le texte et le sous-texte véhiculent.

En face, cette omniprésence de l’obscurité viendra souligner l’importance de chaque usage de la lumière. Cette dernière est employée avec une intelligence certaine qui non seulement vient offrir des plans somptueux pour lesquels on remerciera Greig Fraser (directeur photo dont on a déjà pu apprécier le travail sur Dune ou sur Rogue One) mais en plus de cela, elle donne au film l’occasion de filer une bien agréable métaphore sur l’évolution du personnage de Batman en lui-même. Le Chevalier Noir passe en effet (selon un processus dont je ne vous révélerai rien bien sûr) du statut de créature évoluant dans l’ombre à celui – littéral et figuré – de porteur de la lumière à l’issue du long-métrage.

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Avec son Riddler, Matt Reeves réussit à me rendre le personnage intéressant, à filer son récit d’un bout à l’autre du film avec talent et enfin à offrir un joli jeu de miroirs entre lui et Batman sur lequel je n’ai pas le temps de revenir aujourd’hui hélas. Et puis merci Paul Dano hein !

S’il n’oublie pas de renouer avec un sentiment en quelque sorte « horrifique » (ça reste un bien grand mot, on parle de Batman, pas de Leatherface hein), le film de Matt Reeves renoue également avec une autre grande composante des aventures du justicier, jusqu’ici trop oubliée par les réalisateurs qui l’ont précédé : l’enquête. Né dans le Detective Comics n°27 en 1939, Batman en est un, justement, de détective. Dès ses premiers pas dans les pages de ce comic book, l’accent est mis sur les capacités de déduction du personnage et de son habileté à résoudre enquêtes et énigmes. Or, personne n’en avait eu cure jusqu’ici, de Tim Burton à Christopher Nolan. Fort heureusement, Matt Reeves revient à ces fondements essentiels du protagoniste et oriente l’intégralité de son scénario autour d’une enquête, pour laquelle l’intégration du Riddler comme ennemi principal se veut des plus judicieuses.

Par ces deux aspects, Reeves donne à son Batman l’occasion de faire preuve de ces qualités qui ne sont ni son argent, ni la variété de ses gadgets, ni sa force physique. Il ne nie pas ces dernières bien entendu mais les remets au service de l’esprit d’enquête plutôt que d’employer vaguement ce dernier comme prétexte pour les mettre en action. Le film se laisse alors regarder comme on lit un polar, en prenant le temps d’exposer les faits, d’installer ses intrigues, de composer ses personnages et suspects… Il avance doucement mais ne se perd jamais en chemin, dévoilant progressivement les ressorts de son scénario et les rebondissements qui l’animent selon une rythmique que certain(e)s trouveront peut-être trop lente mais que j’ai au contraire beaucoup apprécié. Sans jamais lasser, The Batman n’hésite même pas à parfois traîner un peu, laissant même croire en une poignée d’occasions que c’est bientôt la fin alors qu’il reste encore des bouts de mystère à démêler.

L’enquête mérite davantage de louanges encore car si elle forme le cœur du récit, si elle en devient instantanément le moteur, elle arrive aussi à porter avec elle les interrogations que le film souhaite lancer au public ainsi que les intentions en matière de caractérisation. Impossible de dire que tout sera réussi dans ce domaine d’ailleurs mais la fluidité dont le tout fait preuve est, pour un film d’un telle longueur, admirable à mon sens.

Reste que si l’on devait trouver un défaut véritable à The Batman, cela toucherait peut-être à l’un des thèmes qu’il souhaite porter, à savoir la question sociale. La chose s’installe pourtant assez finement dans le cours de l’intrigue, laissant au Riddler – en tant que personnage – le loisir d’amener un par un les indices qui mettront sur la voie de ce raisonnement.

Selon un schéma efficace, la problématique s’installe donc peu à peu mais manque à mon avis d’une véritable pertinence. On sent toute l’influence de Joker derrière cet aspect du film, qui va même jusqu’à lui reprendre l’idée d’un Thomas Wayne en demie-teinte. Figure lumineuse d’un côté avec ses œuvres de charité et son apparente générosité, le père de Bruce Wayne voit ici ses côtés les moins glorieux s’exposer lentement, pointés du doigt par un Riddler qui va alors donner l’impression d’emprunter grosso modo le même cheminement de pensée que le Arthur Fleck/Joker campé par Joaquin Phoenix. La principale différence tiendra cependant ici au fait que, contrairement à Fleck, le Riddler en est déjà au stade d’exécution de sa pensée au moment où nous le rencontrons (dès la séquence d’ouverture).

Ceci étant dit, et en dépit d’une référence au 5 Novembre qui évoque directement un autre monument des comics (V pour Vendetta d’Alan Moore et David Lloyd), le questionnement tombe un peu à plat au moment de conclure. Il le fait justement parce qu’il est développé dans le cadre d’un film mettant en scène Batman comme personnage principal et parce que cette problématique interroge directement ce personnage de nanti qui dit vouloir aider les plus démunis et les protéger. Sauf que malgré tout le bien que j’ai à dire de ce film et de ce que Matt Reeves su lui donner, cet aspect-là demeure un peu le cul entre deux chaises, n’arrivant pas à trancher entre la nécessité de servir Batman à son public et le besoin de répondre aux lièvres soulevés par le Riddler en ce qui concerne toute la pertinence du personnage, au-delà même de ce seul opus cinématographique. Peut-être aurait-il fallu ici aller plus loin encore dans l’inspiration puisée chez Sean Murphy et son sublime arc White Knight dont l’impact se fait ressentir par à-coups dans cette nouvelle proposition.

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Je glisse ce plan ici pour la seule et bonne raison que, oh là là, quelle merveille !

The Batman n’est pas parfait mais fait preuve d’une excellence qui dépasse mes propres attentes et efface les doutes nés des égarements du DCEU. Avec le film de Matt Reeves et dans un autre registre malgré les similarités qui les lient, Warner et DC répètent le joli coup réalisé avec Joker il y a trois ans. Ils donnent à voir une œuvre riche et marquée par une identité propre qui permettra clairement à cette itération du Chevalier Noir de rester dans les mémoires. C’est pour cela d’ailleurs que le film s’avère être une telle réussite je pense, parce que même s’il est perfectible (la perfection, ça n’existe pas de toute façon), il se donne l’occasion de dresser une vision du personnage et de son univers qui lui est propre tout en se nourrissant d’un héritage cinématographique et littéraire déjà foisonnant. Matt Reeves évite cependant de faire de son film une banale accumulation de références et d’échos à d’autres productions et réussit en cela le pari de proposer un film qui a su digérer tout cela et réfléchir plus au sens de cet héritage qu’à ce qui le compose factuellement. Ne peut en résulter qu’une œuvre aussi respectueuse que respectable.

Synthèse The Batman

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Vous l’aurez remarqué, Dans mon Eucalyptus perché a eu droit à un petit lifting…bien involontaire en réalité. Plus supporté depuis 2 ans, mon précédent thème de blog a sombré dans les limbes. Me voici donc avec une nouvelle apparence que j’apprends à connaître avec vous. Aussi, je vous prie de m’excuser pour les éventuels soucis de lisibilité qui pourraient survenir sur ces pages pendant un temps. N’hésitez d’ailleurs surtout pas à me les signaler !
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