Decasia : « An Endless Feast for Hyenas », festin de rois

Quand je suis arrivé à Paris en 2015, ma culture musicale tournait autour de deux énormes piliers : le hard rock d’un côté, le punk de l’autre. Si j’ai toujours eu quelques accointances pour une certaine forme de heavy ainsi que pour le psyché par exemple, c’étaient là mon alpha et mon omega. L’arrivée dans la capitale m’aura cependant conduit à défricher de nouveaux horizons, dont on a déjà parlé en évoquant sur ce blog des groupes comme Howard, Red Sun Atacama ou encore Fuzzy Grass, trois formations qui planchent d’ailleurs ces derniers temps sur leurs prochains albums respectifs (et dire que j’ai hâte de les entendre est un doux euphémisme). Mais il y a un autre groupe dont on n’a encore jamais vraiment parlé ici, que j’ai seulement évoqué dans une précédente participation au podcast Klub Moutarde, et qui est pourtant devenu par la force des choses un de mes incontournables, au même titre que les trois que je viens d’évoquer : Decasia.

En-tête Endless

Formé au mitan des années 2010, Decasia est une preuve de plus – s’il en fallait encore – que Nantes est un formidable terreau de rock au sens large. La ville dont tant de monde s’échine encore à savoir si elle est oui ou non en Bretagne a en effet donné naissance à bon nombre de formations plus que recommandables. On ne va pas tous les citer bien sûr mais la seule présence sur le bassin nantais de groupes comme les Dust Lovers, les Mad Foxes ou Tickles (pour ne citer que des formations récentes qui m’ont véritablement marqué) devrait être le témoignage de cette effervescence. Mais ne nous éparpillons pas et revenons à Decasia. Trio dès le départ, le groupe verse globalement dans ce qu’il est commun d’appeler du heavy psych. Pour les moins averti(e)s, précisons qu’il faut y voir ici ce qu’on pourrait présenter comme le croisement de sonorités à la Black Sabbath d’un côté et de choses plus empruntées à la mouvance psyché des années 1960 et surtout 1970 de l’autre. Je résume tout ça très grossièrement pour le moment mais la suite de l’article permettra de mieux définir les contours de la musique de Decasia.

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Decasia, de gauche à droite : Maxime (guitare/chant), Fabien (basse) et Joe (batterie). Photo : NRV Promotion

Nous avions en tous cas laissé le groupe en 2017 avec la sortie de son second EP, The Lord is Gone. Celui-ci faisait suite à un premier disque assez sobrement intitulé Decasia paru deux ans plus tôt et sur lequel officiaient donc Maxime au chant et à la guitare, Geoffrey – « Joe » – à la batterie et Kevin à la basse. Ce dernier quittera cependant l’aventure en cours de route et sera remplacé par Fabien, qui est donc le bassiste que l’on peut entendre sur The Lord is Gone. Les présentations sont faites et je ne vais désormais pas m’éterniser sur le 1er EP (dont je vous recommande toutefois l’écoute) mais vais tout de même insister un peu sur le second, histoire de vous donner un peu de contexte. Si j’évacue ainsi l’EP originel pour me concentrer rapidement sur son successeur, c’est aussi et surtout pour ce que ce dernier dit de Decasia au moment où il sort.  Au cours des trois pistes qui le composent, cet EP offre en effet une teinte particulière. On y trouve une épaisseur, pour ne pas dire une lourdeur, toute propre au heavy qui donne le sentiment d’être face à une espèce de mastodonte. Mais dans le même temps, The Lord is Gone arrive à ne pas être que cela, par la force de ses détails. Des aspérités dans lesquelles le groupe a su caler des intentions qui lui sont propres et qui ont permis à sa musique de se définir au-delà de ses influences premières. Ces détails, c’est la finesse de la guitare quand elle ne vient pas « simplement » poser un riff. C’est le chant aussi, qui surprendra peut-être l’auditeur qui découvre alors Decasia. Car avec des nappes aussi lourdes, aussi profondes, il aurait été légitime de s’attendre à des parties vocales qui s’insèrent directement dans cette ambiance. Decasia choisit au contraire de prendre le contre-pied de cela en laissant Max poser un voix beaucoup plus claire qu’on aurait pu le croire. Dès lors, le ton est donné et les trois titres de ce dernier EP imposent le style de Decasia, ondulant avec élégance entre les lourdeurs d’une batterie conquérante, les abysses creusés par une basse d’outre-tombe et les envolées lyriques d’un chanteur-guitariste qui réussit à faire fonctionner sa voix et sa guitare comme un tout indissociable. The Lord is Gone se pare alors de tout ceci pour composer des ambiances lugubres et grandioses à la fois, évoquant les fonds marins inexplorés et les mystères qu’ils recèlent jusque dans la pochette « faite main ». Par cette atmosphère où lenteur et prise de vitesse et de force se succèdent avec un naturel étonnant, les Decasia en viennent presque à composer un rock lovecraftien, où les thématiques chères à l’auteur (ces monstres indescriptibles, ces géométries inconcevables…) arrivent à trouver une concrétisation musicale parfaite.

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Maxime sur scène au Michelet, à Nantes. Photo : NRV Promotion

Voilà sur quoi Decasia nous avait laissés en 2017 mais celles et ceux qui les ont suivi depuis dans leurs concerts et tournées n’auront pu que constater la chose : le groupe a mué de nouveau. Si les tonalités classiques du groupe sont toujours là, le trio s’est efforcé depuis quelques années à amener quelque chose d’autre sur la table, ou plutôt sur la scène puisque sans sortir d’album ou d’EP depuis The Lord is Gone, Decasia a usé les planches des salles (nombreuses) où la formation a joué pour développer et imposer sa transformation. De plus en plus éloignés (mais sans jamais les renier) de la lourdeur et de l’épaisseur de ses premières compositions, Maxime, Fabien et Joe se sont dirigés vers quelque chose de plus vif, de plus brut. Un cheminement qui aura d’ailleurs régulièrement surpris une partie du public, assez étonné par le décalage de plus en plus grand qui se creusait entre The Lord is Gone et ce que le groupe offrait sur scène. Il s’est alors créé, de fil en aiguille, une attente autour du groupe et surtout d’un nouvel album qui viendrait enfin poser en studio l’orientation revue de sa musique. Une attente qui touche à sa fin en ce début d’année 2022 avec An Endless Feast for Hyenas (que j’appellerai parfois juste An Endless Feast dans le reste de cet article, pour plus de confort).

L’album ne manque pas de présenter sa palette de couleurs d’entrée de jeu. Avec Illion, premier titre qui nous vient aux oreilles, Decasia démarre en trombe avec la ferme intention d’établir sans attendre plus longtemps le nouveau statu quo qui va régir cet album et, par extension, sa musique telle qu’elle existe aujourd’hui. Illion donne alors le ton, ouvrant le disque sur un crescendo savoureux qui ne manque pas d’illustrer cette volonté de prendre en quelque sorte le contre-pied de son prédécesseur. Tout en reprenant l’idée de The Lord is Gone de laisser la batterie démarrer les hostilités, la différence qui distingue ces deux ouvertures est parlante. De coups lourds sur les fûts nous sommes passés à des caresses en cadence sur les cymbales, plus rapides, plus vives, plus impatientes. C’est ce dernier point qui caractérisera l’album tout entier mais sans que cela ne devienne jamais un défaut car cette l’impatience, c’est celle propre à l’envie d’en découdre tout en ayant les arguments nécessaires en main. On y reviendra mais en attendant, Illion continue ce contre-pied avec cette batterie mais aussi ces premiers échos vocaux lointains – qui annoncent dans un mix un temps désarticulé la ferveur à venir – et aussi (surtout !) cette guitare. Eloignée elle aussi des lourdeurs presque doom parfois du dernier EP, la guitare de Max prend une nouvelle allure. Elle sonne la charge en quelques à-coups aiguisés puis arides qui, on le comprendra, vont guider ses sonorités tout au long du festin musical qui se prépare.


Photo : More Fuzz


Lorsque les choses démarrent « vraiment » au bout d’une minute, Decasia fait étalage de toute sa renaissance dans ce premier titre. Porté par un riff vif et brut, soutenu par une rythmique digne des plus belles cavalcades, Illion appelle à renouer avec l’expérience live du groupe mais forme aussi et surtout une très belle filiation entre An Endless Feast et The Lord is Gone. Car tout en se créant sa propre atmosphère (chaque morceau de l’album réussira à le faire), Illion convoque bien des éléments et des intentions qui forgeaient déjà l’EP de 2017. C’est là toute la saveur de ce titre et de l’album, cette capacité à ne rien nier ou renier mais bien à puiser dans un historique déjà épais et dans lequel Decasia pioche ce qui lui correspond toujours pour lui adjoindre de nouveaux ingrédients qui façonneront son nouveau visage. Impossible de ne retrouver aucun accent « à la Black Sabbath » dans cette piste introductive par exemple, ni de nier les indiscutables tonalités qui nous expédient encore et toujours vers ces mêmes univers profonds et lovecraftiens. Ce qui marquera la distinction sera alors plus l’apport d’une dimension qui confine à quelque chose de plus nerveux, plus enclin à emprunter des choses au stoner peut-être, au hard rock plus classique aussi sans doute, à mêler enfin ces différents éléments pour dynamiser le tout et l’alléger en quelque sorte par rapport au heavy plus ténébreux de The Lord is Gone.

Cette filiation que j’évoquais un peu plus haut, elle va au-delà du seul enchaînement entre l’EP et l’album qui vient de paraître. Hrosshveli’s Ode nous le rappelle d’ailleurs directement pour plusieurs raisons. La première, c’est que le morceau n’est pas à proprement parler un pur inédit. Au contraire, celles et ceux qui suivent Decasia avec attention depuis plusieurs années auront remarqué que ce titre était à l’origine un single paru tout seul dans son coin courant 2015 ou 2016. Réenregistrée à l’occasion de ce premier véritable album, la chanson boucle la boucle d’une certaine manière, en reprenant un vestige du passé pour le remettre au goût du jour. Plus marqué par les sonorités première du groupe (le single n’aurait pas fait pâle figure s’il avait été présent sur The Lord is Gone), cet extrait permet à Decasia de tout de suite marquer cet état de fait qui consiste à dire à travers An Endless Feast quelque chose du genre « on est toujours les mêmes, mais en différent ». Hrosshveli’s Ode illustre cela à la perfection car, tout en s’intégrant parfaitement dans le passif du groupe par un rythme plus lent et plus lourd qu’Illion, il réussit par ses envolées acérées de guitare notamment à répondre aux nouvelles ambitions que le précédent morceau établissait quelques secondes auparavant.

Toujours est-il que cette seconde piste permettra de cristalliser tout le parcours qui fut celui du groupe entre ses débuts et cette année. Sans avoir à rougir au milieu de leurs anciennes compositions, parfaitement intégré au milieu des nouvelles, Hrosshveli’s Ode prouve que l’évolution musicale de Decasia ne s’est pas faite sans logique. Dans un mouvement très naturel, fluide même, leur son a muté pour devenir ce qu’il est aujourd’hui mais ce titre bien précis révèle à quel point l’EP de 2017 était déjà annonciateur de ce que le groupe comptait nous réserver pour la suite. Il le révèle par son aptitude à faire un lien strictement musical entre les deux « époques » si l’on veut mais aussi parce que la recomposition du titre depuis sa première apparition dans nos écouteurs ne choque en rien.
Différente sans être totalement bouleversée, l’ode de 2022 témoigne plus d’un réajustement que d’une véritable réécriture de fond en comble, répétant en cela l’intention qui régit cet album : fonder quelque chose de neuf sans jamais faire table rase du passé. Et si l’on retrouve l’atmosphère de The Lord is Gone ici, ses échos abyssaux et ses incantations une fois de plus lovecraftiennes, c’est avec un déferlement de fureur neuf que les progrès observables au niveau du chant viennent imposer avec férocité. Car Maxime n’a pas chômé depuis ses débuts derrière un micro et après nous l’avoir exposé en live à de multiples reprises, il marque véritablement cet album du sceau de performances vocales indéniables qui attestent à chaque altération de ton de toute la versatilité dont ce chanteur peut faire preuve.

En deux coups, Decasia a donc mis son navire à flot et ne demande plus qu’à laisser souffler dans ses voiles le vent des orientations musicales qui sont désormais les siennes. C’est à Altostratus et Cloud Sultan, que je ne peux m’empêcher de voir comme une seule et unique pièce scindée en deux temps, que reviendra la tâche de gonfler la voilure pour enfin prendre le large. Première véritable concrétisation de ce mélange d’inspirations et d’intentions, ce « diptyque qui n’en est pas vraiment un » combine les vestiges retrouvés dans le morceau précédent avec les nouvelles idées véhiculées par Illion. En résulte quelque chose de très marqué, dans lequel nous pourrons retrouver l’intégralité des ingrédients qui font la patte actuelle de Decasia. De cette guitare volontiers stridente à cette batterie sur laquelle sont assénés des coups renforcés par un écho judicieux en passant par cette basse absolument inébranlable, tout ici définit le Decasia nouveau. Le groupe semble avoir fini de digérer ses influences 70s assumées et ses ambitions plus modernes pour enfin en créer un nouveau matériau composite qui n’appartient plus qu’à eux.
Et l’on aura beau se remettre en tête à l’écoute de cet album que telle ou telle piste fera penser à tel ou tel autre groupe, on ne pourra plus qu’avoir la conviction que ce que l’on écoute là, c’est du pur Decasia et rien d’autre. C’est une musique qui se définit par ce mélange et ces arrangements dont elle jouit, dans une approche moderne donc qui ne cesse de se nourrir elle-même. Je vois finalement en Altostratus et Cloud Sultan quelque chose de véritablement fondateur pour le groupe, plus encore que les deux précédentes chansons, une pièce qui ne vient pas transfigurer cette formation mais qui va plutôt en redessiner les contours de manière plus fine et plus adroite qu’autrefois. Redéfini en allant travailler sur ses aspérités et en occupant des champs qui demeuraient jusqu’ici libres et vierges, Decasia apporte en définitive une approche de sa propre musique arrivée à maturité. Jusqu’aux prochains fruits, sans nul doute.

A ce stade, nous approchons – pour celles et ceux qui optent pour le vinyle – de la fin de la face A et la messe semble dite. Decasia a largué les amarres tout au long de cette première partie de son album et a fermement fixé son cap. En ce sens, Override arrive à point nommé, comme un état des lieux à mi-parcours, idéale synthèse des propositions jusqu’ici écumées. Vif mais lourd, puissant mais pétri de détails, pachydermique finalement (mais dans le bon sens du terme) par sa manière de tout écraser sous le poids de son riffOverride  en serait presque à Decasia ce que Paranoid est à Black Sabbath. La chanson s’installe comme un premier climax au sein de cet album dont on a compris alors à quel point il est dantesque, renforcée dans ce rôle par sa position en fin de première face. L’une de ses grandes qualités sera cette rythmique solide et rageuse, formant grâce à cette batterie et cette basse martyrisées pour notre plus grande joie une véritable chape de béton armé, socle idéal grâce auquel la guitare s’exprime si bien.
Cela nous rappellera surtout à quel point l’équilibre des forces au sein de Decasia est exemplaire, consolidée par une complémentarité entre chaque membre du groupe qui donne lieu à cette osmose que l’on touche du doigt en cet instant précis et que les conditions d’enregistrement de l’album – en live – accentuent encore plus. Surtout, tout ceci donne lieu à ce rendu sonore si spécifique qui évoque instantanément la douce sensation des enceintes qui vibrent contre toi quand tu vois le groupe en live. C’est là que se cache toute la force de An Endless Feast, dans cette capacité à synthétiser toute la vigueur des concerts de Decasia dans un album, sans en réduire l’intensité ou la fougue. Impossible de rester statique à l’écoute de cette merveille, meilleur remède à la carence en concerts dont nous souffrons encore un peu deux ans après le début du Covid.

Le disque retourné après nous avoir nous-mêmes retournés dans sa première moitié, la face B vient poursuivre l’épopée. Et là où la face A aura permis à Decasia de se redéfinir, la suivante n’a « plus qu’à » confirmer tout cela. Skeleton Void sera le premier à passer pour entamer cette dernière ligne droite et l’on peut affirmer que ce morceau sait s’y prendre. Après des pistes comme Illion ou Override donc, celle-ci vient encore peaufiner le tableau que nous dresse le groupe dans son Endless Feast for Hyenas. Maxime, Joe et Fabien y apportent encore de nouvelles choses, à un moment où l’on pensait pourtant que l’affaire était peut-être déjà entendue. Que nenni, nous voilà à redécouvrir cette guitare qui troque un temps ses lignes les plus arides pour quelque chose de fin, tout en dentelle presque. Nous voilà également à entendre ces chœurs – assurés par le batteur – qui seront une des nouveautés notables de cet album. Portant avec eux une belle épaisseur supplémentaire, ces backing vocals contribuent en grande partie à cette énergie en crescendo qui grimpe encore et encore jusqu’au final grandiose de la chanson, annoncée vers 3:29 avec ces coups de griffes que la guitare de Maxime assène et qui se répéteront, toujours plus entourés par des efforts de composition qui trouveront quant à eux leur apogée à 4:55.
C’est à ce moment précis que Decasia nous lance au visage l’un des résultats de tout ce travail : le groupe est venu déposer des marques dans cet album. Des bouts de riffs, des thèmes et des motifs travaillés, identifiables dès la première écoute comme des passages colorés et mémorables, et donc reconnaissables entre mille. Un élément d’identité fort soulignant encore une fois la manière dont le groupe se perçoit lui-même et l’image revue qu’il cherche à véhiculer à travers An Endless Feast, que l’on peut finalement concevoir comme un cheminement où ces détails distinctifs sont autant de bornes qui serviront à se repérer dans la musique du groupe à partir de maintenant. Ces détails n’en sont alors plus et deviennent au contraire les piliers porteurs d’un univers musical familier et pourtant drastiquement renouvelé.


Les Decasia perchés devant la grange auvergnate
dans laquelle ils ont enregistré leur album.
Photo : Thomas de Fraguier (également
ingé son sur An Endless Feast)


Ce sentiment de renouvellement ne quitte jamais l’esprit à mesure que l’on s’enfonce dans cet album. Ressenti dès le départ, il se rappelle à nous tout du long et Soft Was the Night va également dans ce sens. Interlude instrumental d’une petite minute (et quinze secondes, si l’on veut être précis), le morceau s’avère intéressant dans le sens où il est révélateur de cette volonté de Decasia de certes imposer son style mais de ne surtout pas être le groupe d’un seul genre préconçu. Dans une démarche visant à multiplier les teintes et les chaleurs au cours de An Endless Feast, le groupe tache de diversifier ses approches de la musique, de faire des écarts et des détours qui, sans jamais nous éloigner (et eux avec) du sillon principal qu’ils se tracent, permet à leur son de s’enrichir sans cesse. 
Skeleton Void juste avant nous l’exposait déjà et Laniakea Falls confirme. Formant un pont entre ces deux titres, Soft Was the Night permet par ailleurs de mettre en avant tout l’effort d’unité qui lie cet album en un tout unique et indissociable. Ces trois compositions, écoutées en une seule foulée, deviennent alors un bout de l’épopée, un morceau de la fresque plus générale qu’est An Endless Feast. Dans cet ordre d’idée, Laniakea Falls permettra au groupe de continuer son exercice de conjugaison entre son passé et son présent. Mêlant son identité plus classique aux idées nouvelles qui portent cet album, la chanson conduit alors un intéressant travail de déstructuration pour mieux se lancer dans une reconstruction, celle d’un visage que souhaite porter Decasia en tant que groupe et sur lequel je suis déjà revenu plus haut, aussi ne m’étendrai-je pas davantage sur la question. Il n’en demeure pas moins que Laniakea Falls met en lumière une nouvelle facette de ce visage aux expressions multiples en misant sur les ajouts de cet album à l’univers habituel de Decasia (notamment les chœurs).

Ne reste alors qu’à conclure. Tandis que nous approchons du bout de la face B, Sunrise nous arrive tel un bouquet final. Idéale pré-conclusion à l’album, le titre condense en l’espace de six minutes tout ce que Decasia a cherché à nous montrer et à nous dire avec les précédents. En écoutant An Endless Feast for Hyenas, c’est bien nous qui avons eu droit audit festin, régalés que nous l’avons été par la myriade de mets sonores que le groupe nous a concoctés et servis. De saveur en saveur, nous avons goûté à une recette fourmillant de tous ces détails que j’évoquais précédemment et qui font toute la différence. Sunrise se donne la lourde mission de résumer la note d’intention en une concrétisation ultime où tout se retrouve de nouveau dans cet équilibre et cette synergie qui définissent l’album tout entier.

Joe

Joe, au Michelet également. Photo : NRV Promotion

Mais ce qui m’amuse le plus avec ce titre, c’est l’élégance dont il fait preuve en s’ouvrant sur un combo voix/guitare dont on pourrait encore et toujours chanter les louanges (on chanterait toujours moins bien que Maxime, notez), comme pour s’illustrer une dernière fois avant de céder la place à la puissance rythmique du groupe et au moteur que sont Fabien et Joe en l’occurrence. Je pourrais essayer de vous parler de l’un et de l’autre séparément. Je pourrais vous enchaîner les lignes pour vous dire à quel point la solidité des lignes de basse de Fabien sont impressionnantes et comment elles m’évoquent toujours un chêne, arbre solide comme un roc mais dont on se plait à contempler la majesté quand on en observe les ramifications et le feuillage, dense et délicat malgré cet aspect monumental. Je pourrais aussi longuement parler de Joe, de son jeu de bûcheron qui cède parfois la place à des rythmes plus doux, rappelant en cela les meilleurs batteurs tel que l’iconique John Bonham de Led Zeppelin, auquel je trouve un véritable héritier en la personne de ce Joe tentaculaire dont le jeu donne parfois le sentiment qu’il a quatre bras pour autant enchaîner les frappes sur son set. Oui, on pourrait continuer les phrases à rallonge pour cumuler les qualificatifs tous plus élogieux les uns que les autres mais c’est bien sur la complémentarité de ces deux garçons qu’il faut surtout revenir. Parce que c’est ce qui les caractérise le mieux en tant que « section rythmique » du trio, que ce soit sur ce Sunrise ou dans le reste de l’album. Reste que ce dernier baroud d’honneur, il est aussi pour eux et pour le caractère implacable de leur jeu, lequel prend toute son ampleur à partir de la deuxième minute de cette chanson précise. Celle-ci devient alors un véritable champ de bataille sonore où les coups sur la batterie et les vrombissements frénétiques de la basse sont comme autant de frappes d’artillerie lourde. Evidemment, Maxime n’est pas en reste et se joint à eux pour mener l’assaut final dans la conquête de l’auditoire, témoignant encore de l’union exceptionnelle qui lie ces trois musiciens. J’écoute la chanson à l’instant où je vous écris ces lignes et force est de reconnaître que je suis obligé de m’arrêter un instant dans ma rédaction tant Sunrise finit de me happer.


Fabien sur scène, toujours au Michelet
Photo : NRV Promotion


L’album se conclut alors, nous abandonnant après cette dernière course effrénée mais pas sans nous apporter un peu d’oxygène. Hyenas at the Gates débarque alors, tendrement, en une touche finale qui donne a cet Endless Feast une bien jolie conclusion. Cerise sur le gâteau, douceur sucrée après l’opulent festin qui vient de nous être servi, cette ballade permet à l’album (et nous avec) de revenir à quai avec délicatesse mais encore une fois sans oublier d’être du Decasia dans l’âme. En attestent ce mixage, ces arrangements et effets, ces sons qui entourent la chanson… Le crépitement d’un feu de cheminée, les pas dans l’escalier de cette maison où les trois ont enregistré l’album, par ces moyens les Decasia nous signent une dernière fois leur approche de la musique, quasiment artisanale malgré l’indécrottable modernité dont ils font preuve. Quelque chose que l’on retrouve d’ailleurs jusque dans cette pochette sublime, « faite maison » comme l’était celle de The Lord is Gone il y a 5 ans. Et comme les meilleurs artisans, le trio de Decasia aura mis du cœur à l’ouvrage dans cet album.

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N’y allons pas par quatre chemins : nous ne sommes qu’en Avril mais nous tenons sans doute d’ores et déjà un des meilleurs albums de l’année (peut-être le meilleur, nous verrons bien). D’une générosité gargantuesque, An Endless Feast for Hyenas est un pari réussi pour Decasia, qui aura su avec audace et réussite transposer toute son énergie live dans un album studio qu’on aime à considérer comme parfait. Après le décalage entre les concerts et l’EP The Lord is Gone, nul doute à avoir : celles et ceux qui n’ont découvert le groupe que récemment (mais aussi les plus anciens fans) vont totalement s’y retrouver avec cet album, prolongement idéal de la ferveur des lives de Decasia. An Endless Feast for Hyenas en devient alors une œuvre à multiples facettes, dans les tons, les textures, les univers mais aussi dans le sens où il réussit à être à la fois un aboutissement et un début, celui d’un parcours à venir qui promet de grandes choses.

Synthèse Endless

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