Le jeu vidéo à la BnF – Pt.1 : Le jeu vidéo comme patrimoine national

La poignée d’entre vous qui me suivent un peu plus qu’à travers ces seules pages savent sans doute que je travaille à la Bibliothèque nationale de France. Un haut lieu de culture qui pique toujours la curiosité, suscite parfois aussi l’admiration devant le prestige de l’institution et qui étonne systématiquement quand j’en viens à expliquer qu’au milieu des ouvrages centenaires et des livres les plus récents, se terrent bon nombre d’œuvres que la plupart des gens n’imaginent même pas figurer dans ces quatre tours qui se détachent dans l’horizon du 13ème arrondissement parisien. Combien sont surpris par l’évocation des médailles et monnaies, des costumes de scène, des cartes et plans ? Mais si ces éléments de collection paraissent toujours évidents pour mes interlocuteurs et interlocutrices une fois qu’on les a évoqués, il en est un qui, toujours aussi, laisse pantois : le jeu vidéo.


C’est quelque chose que j’ai remarqué très vite : personne ne s’attend à trouver du jeu vidéo à la BnF. Au cours des quelques années que j’ai déjà passées dans cet établissement, les seules personnes que j’ai croisées et qui savaient que ce média y trouvait sa place étaient soit déjà agents de la bibliothèque, soit des amateurs et amatrices tel(le)s que moi, féru(e)s de gaming et intéressé(e)s par les questions de valorisation et de patrimonialisation de cette production culturelle précise. Ce que j’ai noté également, c’est qu’au-delà de l’étonnement premier se trouve bien vite une curiosité. Qu’on aime ou non le jeu vidéo, qu’on s’y intéresse ou pas du tout, il n’a pas été rare que j’entende des choses comme « Mais pourquoi ? », tout bêtement. Et à force de me voir poser cette question, j’ai décidé d’essayer d’y répondre en y mettant les formes. C’est pour cela que ce dossier que vous parcourez aujourd’hui existe : pour partager avec vous tout le travail que mène la BnF sur la question du jeu vidéo. Le sujet est d’autant plus intéressant à mon sens que les problématiques autour du jeu vidéo en tant qu’objet culturel plus que produit de consommation et de loisir ont pris une ampleur particulière ces dernières années, emmenant dans leur sillage les interrogations touchant à la préservation de ces œuvres, à leur sauvegarde si vous me permettez le jeu de mots.


La place du jeu vidéo à la BnF

La BnF est une vieille et illustre institution, jouissant d’une aura faite de prestige que seuls les grands établissements culturels connaissent. Avant d’être la Bibliothèque nationale, elle fut d’abord bibliothèque royale dès le XIVème siècle. Mais sa plus grande avancée, c’est à François Ier que nous la devons, lui qui instaura en 1537 le dépôt légal. Loin de moi l’idée de vous retracer l’historique complet de cette bibliothèque – là n’est pas le sujet de ce dossier – mais il était important d’évoquer ce dernier point car il est au cœur de ce dont nous allons parler plus bas. Le dépôt légal n’est pas que cette petite mention que vous retrouvez au début ou à la fin de vos livres, spécifiant une date dont beaucoup ne savent pas trop à quoi elle correspond. Avant toute chose, il s’agit d’une obligation pour tout éditeur de déposer au sein des collections de la BnF chacun des ouvrages qu’il diffuse sur le territoire français. L’ambition derrière cela est aussi simple que vaste : collecter l’intégralité de la production éditoriale française. Et c’est à ce titre, dans des circonstances que je développerai au moment opportun, que le jeu vidéo est entré à la Bibliothèque.

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Le site François Mitterrand (ou Tolbiac) de la BnF.

Collectant toujours plus d’œuvres de types tout aussi divers que variés (livres mais aussi manuscrits, médailles et monnaies, cartes et plans comme je le mentionnais plus haut…), la Bibliothèque n’a eu de cesse de s’agrandir et lorsque l’emplacement initial de la rue de Richelieu (dont le site tire son nom par ailleurs) s’est révélé trop petit, il a bien fallu chercher une solution. Pour le président François Mitterrand, elle était toute trouvée : bâtir l’une des plus grandes – sinon la plus grande – bibliothèques du monde ! Ce sera le site de Tolbiac, dans le Sud-Est parisien, auquel le nom du président socialiste sera attribué ensuite par son successeur Jacques Chirac.
C’est ici que la question du jeu vidéo à la BnF nous mène, au niveau de la Tour des Nombres qui abrite le département Son, vidéo, multimédia (SVM, ex Audiovisuel). C’est dans ce département, et plus précisément au sein du service Multimédia, que le jeu vidéo trouve sa place au milieu des collections de la Bibliothèque. En termes de lieux, le département SVM se concrétise d’abord dans les murs de la BnF par deux salles :

  • la salle A : située en Haut-de-Jardin, soit dans la partie tous-publics de la bibliothèque, elle propose pour ce qui nous intéresse une sélection de revues et ouvrages de référence consacrés au jeu vidéo mais aussi et surtout une centaine de jeux récents disponibles sur PC, tablettes (près de 150 jeux disponibles) et consoles (PS3, PS4 et Switch se partagent les lieux en compagnie d’une Wii U dédiée aux jeux multijoueurs sur grand écran). Parallèlement, deux stations de réalité virtuelle sont accessibles, ainsi qu’une Super NES Mini afin de mettre également à disposition un peu de rétrogaming.
  • la salle P : située cette fois-ci en Rez-de-Jardin, dans la bibliothèque dite de recherche, cette salle est vouée comme toutes ses voisines de cet étage à la recherche justement et donne ainsi accès à tout le reste du catalogue vidéoludique de la BnF, via tout particulièrement des versions émulées sur PC.
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La salle A avec ses ouvrages et périodiques consacrés (entre autres) au jeu vidéo, sa station de VR au fond et ses marguerites sur lesquelles une sélection de jeux récents est disponible pour les usagers. Photo : David Benoist

Malgré la présence de ces salles où les jeux sont accessibles dans une plus ou moins grande mesure, ces derniers ne sont pas tous présents physiquement dans ces dernières. Si certains titres occupent bien les étagères de la salle A, la très grande majorité de la collection de jeux vidéo de la BnF est en réalité stockée dans ses magasins, lesquels se répartissent de manière générale entre les tours de la bibliothèque et son socle.
C’est dans ces locaux, où se trouvent des blocs composés de multiples étagères mobiles dénommées Compactus, que les jeux sont conservés à l’abri. Constitués en ce que l’on appelle des Unités de Conservation, les différents logiciels et accessoires sont ainsi conditionnés selon des critères aussi précis que stricts afin de traverser les années, les décennies et même – dans l’idéal – les siècles tout en demeurant aussi intacts que possible. Mis à l’abri de la lumière et de tous les autres phénomènes qui pourraient les endommager avec le temps dans des boites de regroupement au format DVD, les jeux s’accumulent ainsi dans d’innombrables rayonnages fermés au public. A noter cependant que pour les jeux dont la taille ne serait pas conforme à ces boites-types, des conditionnements sur mesure sont effectués afin qu’ils bénéficient malgré tout (et en toute logique) des mêmes critères de conservation. La question se pose en particulier pour les jeux qui sont fournis avec des accessoires : le skate de Tony Hawk Shred, les guitares et batteries des Guitar Hero et Rock Band, le NES Zapper, les volants pour jeux de courses sur PC ou celui de Mario Kart Wii… Tout ceci doit faire l’objet d’une attention minutieuse. Je parle enfin de rayonnages en grande quantité car il faut bien avoir en tête que le nombre de jeux vidéo à la BnF ne cesse de s’accroître et est déjà conséquent. Avec plus de 20 000 documents d’ores et déjà récoltés par la bibliothèque, les jeux vidéo représentent grosso modo un bon tiers des collections multimédias !

Le jeu vidéo est donc bel et bien présent à la BnF, en grand nombre, et y bénéficie du même traitement que toutes les autres œuvres qui rejoignent les collections de l’institution. Enregistrés numériquement, tous ces titres font ainsi l’objet d’un référencement qui les rend de facto accessibles à travers une notice dans le catalogue général de la BnF, laquelle permettra à tout-un-chacun de connaître les informations inhérentes au jeu qui nous intéresse (type de ressource, développeur, éditeur, année de sortie, description matérielle, localisation dans la bibliothèque pour une consultation). De cette notice, le lecteur ou la lectrice pourra voir si le jeu est communicable ou non dans sa forme originelle (cartouche, disque, je ne vous fais pas la liste) et dans quelle salle (A ou P, donc). Au-delà de ça, et comme absolument tous les documents ainsi préservés par la bibliothèque, chacun de ces softs intègre par la même occasion la Bibliographie nationale française qui a pour mission de rassembler « les notices bibliographiques des documents édités ou diffusés en France et reçus par la Bibliothèque nationale de France au titre du dépôt légal » (cf. Bibliographie nationale française).

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Exemple de notice bibliographique d’un jeu vidéo dans le catalogue général de la BnF avec, ici, Red Dead Redemption sur PS3.

Et voilà que nous venons de mettre le doigt sur l’ingrédient essentiel de tout ce travail de collecte et de conservation du jeu vidéo à la BnF, la raison-même de sa présence dans ses collections : le dépôt légal.
Nous l’avons déjà mentionné un peu plus haut, il a été créé en 1537 par le roi François Ier et implique donc, comme je le disais, que chaque œuvre éditée ou diffusée en France soit collectée par la Bibliothèque. Ainsi, et à titre d’exemple, un éditeur est tenu par la loi à envoyer systématiquement tous les ouvrages qu’il lance sur le marché français au service du dépôt légal afin que les agents de ce dernier permettent à l’œuvre en question d’intégrer les collections générales de la BnF. Cet envoi se fait à hauteur de deux exemplaires pour les documents électroniques et un seul pour les imprimés. Autre précision, cela inclut également les rééditions : si demain une maison d’édition sort une nouvelle version de Notre Dame de Paris de Victor Hugo par exemple, elle devra renouveler cette étape, même si l’on a déjà à l’heure actuelle pas moins de 253 notices bibliographiques liées à ce monument de la littérature française dans le catalogue.
Mais revenons-en au jeu vidéo. C’est à la faveur de la loi n°92-546 du 20 Juin 1992, alors que Pierre Bérégovoy est ministre de l’éducation nationale et de la culture dans le gouvernement composé par François Mitterrand, que ce dernier trouve sa place dans ce grand chantier de collecte. En effet, cette loi a notamment eu pour objet d’étendre la portée du dépôt légal aux documents informatiques et aux œuvres radiodiffusées et télévisées. Si ces dernières seront du ressort de l’INA à compter de 1995, c’est bel et bien à la BnF qu’incombe la responsabilité de récupérer les documents informatiques. Néanmoins, dans le texte, nulle mention du jeu vidéo en premier lieu. On parle plutôt des productions culturelles multimédia de manière assez générale et, si l’on s’en réfère aux textes, des « progiciels, des bases de données, des systèmes experts ou autres produits de l’intelligence artificielle ». Une dénomination qu’on pourra aisément trouver un peu floue mais qui, si l’on voulait résumer, pourrait se rassembler sous la bannière de la « production culturelle multimédia », pour reprendre les termes de David Benoist, chargé de collections au sein du service Multimédia qui a eu l’amabilité de répondre à mes questions pour cet article. C’est lui aussi qui m’explique que si le jeu vidéo a fini par être inclus dans ce processus, ce n’était pas une évidence dès le départ. Il aura fallu s’adapter pour accueillir les jeux, lesquels entreront néanmoins dans le patrimoine de la Bibliothèque dans la foulée de ces fameux « progiciels […] et autres produits de l’intelligence artificielle ».

En cet instant, une question se pose et me conduit à un aparté : si le dépôt légal du jeu vidéo n’a commencé qu’en 1992, qu’en est-il des titres parus avant cette date ? La réponse tient en deux mots : acquisitions rétrospectives. Comme cela se fait par exemple pour les œuvres parues uniquement à l’étranger mais revêtant un intérêt particulier au regard de la politique et même de la philosophie de l’établissement, la BnF a pour mission de compléter ses collections grâce aux fonds qui lui sont alloués pour les acquisitions patrimoniales. C’est aux acquéreurs et acquéreuses que revient alors la tache de retrouver ces jeux plus anciens et de les acheter pour le compte de la BnF. Un travail qui fonctionne mais qui ne suffit pas toujours, hélas. C’est pourquoi la BnF est également ouverte aux dons ou aux legs par exemple. La conjonction de ces démarches permet alors de répondre au caractère « tardif » de l’élargissement du dépôt légal aux jeux vidéo et de remplir les rayonnages de la bibliothèque au fil des années en complément dudit dépôt. Il en va de même pour les jeux, même parmi les plus récents, qui n’ont jamais été diffusés sur le territoire français. 

Les Compactus du département SVM et leurs
boites de constitution grises ou bleues, qui abritent
les jeux et accessoires. Photo : David Benoist


Alors que le jeu vidéo a longtemps eu du mal à se faire une place dans le discours public¹, tout décrié qu’il a pu et peut encore l’être, il serait tentant de voir en cette arrivée au sein de la BnF une sorte de geste précurseur, en avance sur son temps. David Benoist nous aiguille cependant sur ce point en soulignant que si la présence du jeu vidéo à la BnF n’a pas coulé de source en soi, l’intérêt de l’Etat pour ce média remonte en fait aux années 1980. Déjà à l’époque, le jeu vidéo est intégré dans une vision générale de la « tech » française qui plait pour la force industrielle que cette dernière représente. Puisqu’il s’agit d’une grosse industrie dans l’Hexagone, il n’est finalement pas surprenant de voir l’Etat se pencher sur son cas, jeu vidéo inclus. Souvenons nous par ailleurs qu’à l’époque, le jeu vidéo français est en assez bonne vue grâce à une production de qualité qui connaîtra une forme d’apogée entre la fin des 80s et le début de la décennie suivante avec un certain nombre de titres encore reconnus comme cultes de nos jours, à l’instar de leurs créateurs (Alone in the Dark par Frédérick Raynal, Another World par Eric Chahi, Flashback par Paul Cuisset, et j’en passe…). Enthousiasmé par cette aura – culturelle et économique – qui commence à se constituer autour de ces fleurons technologiques de l’époque, le gouvernement français met en place diverses agences dans le courant des années 1980 et 1990 pour aider et accompagner ce secteur en plein essor, ce dont le jeu vidéo tirera profit de fil en aiguille. L’élargissement du dépôt légal en 1992 peut alors être vu comme une conséquence plus ou moins directe de cette attention de l’Etat portée à son secteur de la « tech ».
Ce soutien se calmera toutefois au mitan des 90s pour connaître un certain renouveau dans les années 2000, à un moment où la recherche universitaire autour du jeu vidéo commencera non seulement à croître mais aussi à gagner en légitimité. Du côté de la BnF, un des actes fondateurs de cette nouvelle étape sera l’accueil en son sein d’Alexis Blanchet – actuellement Maître de conférences à l’Université Sorbonne Nouvelle – en qualité de chercheur associé de 2005 à 2008 sur le sujet des adaptations cinématographiques en jeux vidéo. Il ne sera d’ailleurs pas le seul à obtenir ce rôle tout en étudiant la question vidéoludique puisque Benjamin Barbier sera lui aussi retenu en tant que chercheur associé de 2013 à 2016. Sous la direction de Bernadette Nadia Saou-Dufrêne, il a soutenu sa thèse à l’issue de cette période, laquelle s’intitule Le processus de patrimonialisation des cultures populaires à l’ère numérique : le cas du jeu vidéo. Romain Vincent a également été chercheur associé en 2018 pour son travail sur l’histoire du jeu vidéo éducatif (il anime depuis les Play-Conférences de la BnF, nous y reviendrons dans la prochaine partie du dossier). Sans oublier Sélim Ammouche en 2012 et son étude sur la compréhension des enjeux expérientiels du jeu vidéo dans le cadre de sa conservation. Actuellement enfin c’est un doctorant de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), Benjamin Efrati, qui a obtenu ce statut pour ses recherches sur le sujet Préhistoire et jeu vidéo : une archéologie des imaginaires et des usages. Ces multiples exemples illustrent bien la façon dont les enjeux de préservation et ceux de recherche autour du jeu vidéo ont su trouver un terrain commun pour mener leur travail et la manière dont la BnF se fait un lieu privilégié pour mener ces actions et études.

• Enthousiasmé par cette aura – culturelle et économique – qui commence à se constituer autour de ces fleurons technologiques de l’époque, le gouvernement français met en place diverses agences dans le courant des années 1980 et 1990 pour aider et accompagner un secteur de la tech en plein essor, ce dont le jeu vidéo tirera profit. •


¹ On aura cependant noté les mentions qui
ont été faites de cette industrie lors de la

campagne présidentielle 2022, notamment
par les candidats Jean-Luc Mélenchon
puis
Emmanuel Macron


Capter l’attention des studios

C’est dans ce contexte d’effervescence « technophile » en tous cas qu’entre en vigueur la fameuse loi de 1992 et que la BnF accueille officiellement ses premiers jeux. « Officiellement » car, en réalité, des jeux étaient déjà rentrés dans les magasins de la bibliothèque dès les années 1970 via les collections dites multisupports. Du reste, trente ans après cette loi, cette bibliothèque demeure « la seule institution française à faire du patrimoine jeu vidéo à grande échelle grâce au dépôt légal« , souligne David Benoist. Et si tout n’a pas été simple dès le départ, la machine est désormais bien rodée, soutenue par une expérience de plusieurs siècles en matière de collecte du patrimoine. C’est donc un ça-va-de-soi aujourd’hui : tout jeu vidéo qui se retrouve édité et/ou diffusé en France doit faire son entrée à la BnF via le dépôt légal, à raison de deux exemplaires déposés, le tout avec une franchise postale assurée par l’article L132-1 du Code du Patrimoine qui permet aux auteurs et éditeurs d’envoyer leurs productions gratuitement !

Voilà qui ressemble à de sérieux arguments pour faciliter l’immense travail de patrimonialisation du jeu vidéo. Et pourtant, tout ne s’est pas fait en un jour et là où la BnF elle-même a dû s’adapter à cette nouvelle production qui est ainsi venue enrichir ses collections, les créateurs et studios ont également eu à prendre cette habitude, ce dont David Benoist m’affirme que ça n’a pas été une mince affaire. Déposer ses jeux auprès de la BnF s’inscrit en effet dans une démarche de sauvegarde qui n’est pas évidente pour tout le monde et quand on sait qu’il arrive encore que certains livres ne soient pas déposés, il n’est pas spécialement surprenant d’apprendre que les développeurs de jeux n’y pensent pas toujours non plus, tout du moins aux débuts. Du point de vue de David Benoist, le souci vient surtout d’une absence de fibre patrimoniale au sein des studios et des équipes de développement.
Cet état de fait n’est pas si étonnant hélas, tant on sait à quel point de nombreuses entreprises du monde vidéoludique ne songent pas à conserver – même en interne – leurs documents de travail et autres productions entourant leurs créations. Le manque de temps et de moyens à consacrer à cela pouvait également être avancé pour expliquer cette omission, qu’elle soit volontaire ou non. Si ce manque s’est estompé avec le temps (on supposera que les relances de la BnF auprès de ces producteurs auront permis d’ancrer les habitudes), les agents de la bibliothèque auront observé dès le départ des méfiances de la part des studios. Celles-ci pouvaient être justifiées par des enjeux commerciaux ou bien concernaient les questions d’emprunt (aucun souci ici, la BnF ne prête pas ses collections, qui ne sont consultables que sur place) ou de piratage notamment… Avec le temps et la pédagogie dont l’établissement a su faire preuve, ces regards circonspects se sont atténués, même si quelques réfractaires subsistent (David ne me donnera aucun nom, bien évidemment).

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En 2018, la BnF s’installait de nouveau dans les halls de la Paris Games Week et y mettait à l’honneur une partie de ses collections de jeux de sport. Photo personnelle

Le travail de sensibilisation est en tout cas devenu une étape importante dans la démarche plus générale de patrimonialisation. Si les jeux ne viennent pas d’eux-mêmes à la BnF, alors la BnF doit aller à eux. Car si 30 années se sont déjà écoulées depuis 1992 et si les méfiances se sont grandement calmées, la méconnaissance demeure un obstacle à abattre pour le département SVM. C’est pourquoi des moyens et démarches spécifiques sont mis en œuvre pour aller chercher les jeux où ils sont. Dans cette optique, la BnF a multiplié sa présence sur les salons depuis plusieurs années, investissant même les halls de la Paris Games Week afin de faire connaître son travail aux joueurs et joueuses mais aussi pour dénicher les développeurs (notamment indépendants) qui ne pensent pas forcément à elle au moment de lancer leurs jeux. Ce sont de véritables prospecteurs et prospectrices qui sont envoyés par la Bibliothèque pour identifier ces « non-dépositaires » et leur présenter la démarche. David m’explique notamment qu’en ce sens, le salon professionnel accueilli par la PGW est un véritable terrain de chasse pour le département SVM. La prospection s’effectue aussi sur les game jams, dont la production échappe malheureusement encore beaucoup à la Bibliothèque. De la même manière, des événements internationaux comme IndieCade Europe (dont la BnF a accueilli l’édition 2019) sont très importants, justement pour cette aura internationale qui permet de toucher un public particulièrement large.
Un gros travail – de communication notamment – reste donc à fournir pour que le dépôt des jeux soit réellement systématique. Les plus gros studios ont certes pris le pli mais la scène indé demeure encore difficile à toucher dans son intégralité. Pour illustrer son propos, David m’évoque notamment le cas du studio Lizardcube, qui n’avait aucune connaissance de tout ce processus. Les membres de cette équipe n’ont découvert tout cela qu’à l’occasion de l’invitation qui leur a été faite de parler de leur travail au cours d’une conférence qui s’est tenue le 19 Janvier 2021 à la Bibliothèque François Mitterrand et qui se trouvait consacrée aux coulisses du développement de leurs deux jeux phares, à savoir WonderBoy: Dragon’s Trap et Streets of Rage 4. Il faut donc persévérer et continuer de porter les efforts non seulement sur la patrimonialisation en tant que telle mais aussi sur la sensibilisation et la pédagogie auprès des différents acteurs de cette industrie et en particulier les indés. Certains d’entre eux continuent par exemple de renvoyer les agents de la BnF vers les plateformes qui commercialisent les jeux, comme Steam ou l’Epic Games Store. Or, ces dernières posent divers obstacles, dont les DRM (Digital Rights Management), qui sont des verrous pour empêcher le piratage des jeux. Une solution qui ne convient donc pas spécialement à la BnF qui, dans l’idéal, souhaite récupérer des versions sans DRM afin d’effectuer sans problème les copies nécessaires destinées à la conservation sur le très long terme. Dans cette optique, David insiste sur le fait qu’en dépit du caractère légal et obligatoire du dépôt des jeux, la BnF ne tient pas spécialement à passer pour une institution froide qui forcerait la main aux créateurs et créatrices, ce qui ne manquerait effectivement pas de potentiellement renforcer les méfiances que je mentionnais plus haut. « On cherche à convaincre plus qu’à contraindre » me confirme-t-il. La boucle se boucle alors autour de cette ambition car pour convaincre, il faut sensibiliser, aller à la rencontre des studios et de leurs équipes. Avec les milliers de titres produits et/ou distribués en France par an, l’enjeu est immense. Et encore, s’il n’y avait que les jeux…

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En accueillant un événement tel qu’IndieCade Europe, la BnF permet non seulement d’offrir une vitrine séduisante à une sélection de jeux indépendants mais également de faire connaître sa démarche auprès d’acteurs et d’un public qui n’y auraient peut-être jamais songé.


Le patrimoine vidéoludique au-delà du jeu

Recueillir, conserver et préserver le jeu vidéo et sa mémoire, ce n’est pas qu’une question de cartouches, disques et autres cassettes. L’un des enjeux de la collecte patrimoniale au sens large de la BnF consiste également en une contextualisation de toutes ses collections et en la documentation des usages et des pratiques qui entourent chaque objet de ce patrimoine gigantesque. 

L’un des éléments primordiaux de cette démarche sera la collection Charles Cros qui « rassemble plus de 1 400 appareils d’enregistrement et de lecture de documents sonores, vidéo et multimédia. Héritière des institutions qui ont précédé le département de l’Audiovisuel, elle présente trésors et excentricités techniques, objets du quotidien et prototypes industriels », comme nous l’indique la page Gallica qui lui est consacrée. C’est donc sous l’égide du grand domaine de l’audiovisuel que cette collection réunit tous ces matériels qui ont permis de lire ou enregistrer des sons, des images animées mais aussi de jouer à nos jeux favoris. Au milieu des phonographes, magnétoscopes, projecteurs et autres amplis se cachent donc diverses consoles mais aussi des micro-ordinateurs qui ont fait l’histoire du jeu vidéo. Non exhaustif, la BnF n’étant pas là pour monter un musée en la matière, ce pan de la collection abrite de multiples machines cultes, incluant les Game Boy (de la 1ère à la Micro en passant par la Color et l’Advance), la DS, la Sega Saturn ou encore des machines bien plus anciennes telles que la Flashback et la Lynx d’Atari, la Colecovision, la NES ainsi que la toute première console de salon commercialisée, à savoir la Magnavox Odyssey. Un certain nombre de micro-ordinateurs occupent également l’espace alloué à la collection au 17ème étage de la Tour des Nombres, qui abrite également le département SVM : ZX Spectrum, Amiga 500 et 600, Commodore 64… Ainsi, la BnF illustre en partie l’histoire matérielle du jeu vidéo et son évolution depuis les années 1970. Ceci étant dit, comme je le mentionnais plus haut, la collection Charles Cros n’a pas vocation à être rendue exhaustive et donc à s’agrandir sans cesse. Elle ne le fera notamment qu’en cas d’absence d’une machine donnée pour lire certains documents.

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Aperçu de la collection Charles Cros. Photo : David Benoist

Si la collection peut être découverte au cours d’une des visites organisées par l’établissement, il est aussi à noter qu’une partie de ces machines est d’une certaine manière disponible dans Gallica. Petit temps pour expliquer l’affaire : Gallica est la plateforme de la BnF qui permet de consulter en ligne, depuis chez soi ou ailleurs, déjà presque 9 millions de documents numérisés et issus de ses collections. Manuscrits, livres, cartes, partitions, estampes mais également enregistrements sonores et désormais vidéo peuvent ainsi être consultés sur le site. La collection Charles Cros bénéficie aussi de cette ouverture numérique en voyant un certain nombre d’objets mis en lumière sur la page dédiée. A nous alors le plaisir d’observer ces consoles et micro-ordinateurs d’autrefois sous toutes les coutures, le tout grâce à des photos de grande qualité permettant de jeter un œil sur le moindre détail de ces appareils. Tous ne sont (pour le moment) pas présents dans Gallica mais vous pouvez d’ores et déjà poser votre regard sur une douzaine de micro-ordinateurs ainsi qu’une assez large sélection de consoles de salon et portables (Intellivision, la gamme Game Boy ou encore la NES sont ainsi disponibles).
Au-delà de seulement donner à voir des consoles et ancêtres de nos PC modernes, la mise à disposition de ces photographies revêt une importance capitale aux yeux de la BnF, pour les raisons que j’évoquais précédemment. L’établissement n’a pas vocation qu’à rassembler tout notre passé culturel et à le garder religieusement dans ses tours et son socle, il s’agit également de le questionner, de le documenter et de l’expliciter autant que possible. La patrimonialisation du jeu vidéo – puisque c’est là notre intérêt aujourd’hui – n’est pas synonyme d’une muséification froide et figée, d’une mise sous cloche des jeux et machines concernés. Il est au contraire question de le rendre vivant, d’en donner à voir et à comprendre le caractère évolutif et mouvant qui le caractérise si bien. Une philosophie qui guide bien entendu l’ensemble de la politique de la BnF et de ses collections et qui se concrétise dans diverses manifestations (expositions, conférences, rencontres…). Un point sur lequel nous reviendrons dans la prochaine partie de ce dossier.

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Ce sont pas moins de trois ans de JV le Mag, entre autres références, qui sont présents en salle A dans la section des périodiques. Photo personnelle

D’ici là, revenons à nos affaires et poursuivons sur cette question de la documentation du jeu vidéo. David Benoist insiste d’ailleurs sur l’importance de cet aspect du travail, pour les motifs que je viens de souligner. C’est pourquoi la BnF ne cherche pas seulement à recueillir des jeux et les machines qui les font tourner. Dans cette optique qui consiste à prendre cette sphère culturelle dans sa globalité, nombre d’ouvrages de référence vont également venir fleurir sur les rayonnages de la Bibliothèque, en salles A et P donc mais aussi en salle I, une autre salle dépendant d’un autre service et sur laquelle je reviendrai également dans la prochaine partie du dossier. Livres consacrés à l’analyse du jeu vidéo sous tous ses aspects (techniques mais aussi économiques ou encore culturels…), artbooks, magazines spécialisés… Tout ceci peut être lu à la BnF et vient contribuer à la richesse des fonds vidéoludiques proposés par la bibliothèque. Légitimée en quelque sorte par cet afflux constant d’ouvrages dédiés à la question, la place du jeu vidéo au sein de l’institution n’est plus à prouver. Il n’est pas surprenant alors de savoir que la BnF mène un travail très large de recherche autour du jeu afin d’en collecter le plus d’éléments possible. La frontière ne s’arrête pas aux logiciels en eux-mêmes, aux machines et aux livres ! Les ressources web sont aussi recueillies, ce qui s’intègre dans la plus large démarche de dépôt légal du web entré en vigueur à compter de 2006 suite à la promulgation de la loi relative au Droit d’Auteur et aux Droits Voisins dans la Société de l’Information (ou DADVSI). Grâce à cette loi (et finalement de manière indirecte), ce sont toutes les principales ressources liées au jeu vidéo disponibles sur internet (sites en .fr et sites enregistrés par une personne vivant en France ou produits sur le territoire national) qui rejoignent à leur tour les fonds de la BnF. Il en va de même ensuite, selon différentes modalités d’entrée, pour les archives de développement, qui peuvent représenter une ressource difficile à récolter étant donné ce manque de fibre patrimoniale chez les professionnels et dont nous avons déjà parlé. Les lignes de code derrière les jeux sont également recherchées, de la même manière que tout ce qui va toucher à l’histoire orale du jeu vidéo. Sur ce dernier point, cela va par exemple passer par l’enregistrement et la conservation des rencontres et conférences traitant du sujet.

L’intégration du jeu vidéo dans les collections ne date donc pas d’hier mais, mieux encore, elle se révèle plurielle, riche, dense, à l’image de ce secteur culturel finalement. Alors que la question patrimoniale autour du jeu connaît depuis quelque temps un gain d’intérêt particulier, le rôle que joue la BnF est primordial. D’après David, si les gens s’intéressent de plus en plus à ces problématiques, c’est en raison de plusieurs facteurs possibles, à commencer par ce gain de légitimité de la recherche autour du jeu vidéo, que j’évoquais plus haut². Mais, toujours d’après lui, il y a peut-être aussi un lien à voir entre cet élan de patrimonialisation et le vieillissement des joueurs et joueuses les plus âgé(e)s, ainsi que des pionniers de l’industrie. Nous sommes en effet entrés dans une ère où celles et ceux qui ont essuyé les plâtres de ce divertissement ont mûri et regardent peut-être leurs parcours respectifs avec un soupçon de nostalgie tout en ayant pris conscience de l’importance du média en tant que tel mais aussi en tant que pan essentiel d’une culture. Une forme de convergence des questionnements s’effectue alors autour du sujet du jeu comme patrimoine de la part d’une multiplicité d’acteurs (associations, institutions, particuliers…). Un enjeu qui, d’ailleurs, en appelle beaucoup d’autres pour envisager l’avenir de cette mission.

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Sélection d’ouvrages dédiés au jeu vidéo en salle A. Photo personnelle


² Si ce sujet de la recherche autour du jeu vidéo vous
intéresse, je vous recommande la lecture de l’article
« Game Studies : le jeu vidéo en quête de légitimité » par
Héloïse Linossier dans le numéro 76 de JV le Mag
(Octobre 2020)


Enjeux actuels et d’avenir

La vocation de la BnF est, rappelons-le comme s’il le fallait encore, de conserver les œuvres qu’elle recueille de manière pérenne, « jusqu’à la fin des temps » si l’on voulait jouer la grandiloquence. Le jeu vidéo étant un pan des collections comme les autres, il est essentiel que cette mission de préservation ad vitam soit réalisée scrupuleusement. Comme nous l’avons vu, les jeux – à l’instar des livres, revues, journaux et autres – font pour cela l’objet d’une attention particulière et d’un travail de conditionnement qui leur permet de rester bien à l’abri des agressions extérieures, protégés qu’ils le sont dans leurs boîtes. Ceci dit, si ces unités de conservation sont conçues pour assurer une protection aussi optimale que possible pour les œuvres qu’elles renferment, elles ne sont pas à l’épreuve de tout et encore moins du temps qui passe et du vieillissement naturel des matériels. Les agents magasiniers et conservateurs de la bibliothèque auront donc beau travailler sur les meilleures techniques de conservation possibles et même les améliorer avec le temps, rien ne peut à l’heure actuelle définitivement mettre un frein à l’usure normale des cartouches ou des disques. Or, nous l’avons vu, la Bibliothèque nationale a aussi pour vocation de permettre la consultation de tous ces titres vidéoludiques. Que ferons nous dans 20, 30 ou 50 ans, quand les cartouches de Game Boy auront non seulement vu leurs piles de sauvegarde rendre l’âme mais aussi leurs circuits s’endommager lentement mais sûrement malgré tout le soin apporté à leur préservation ?
Cela fait déjà longtemps que la BnF a conscience de cet enjeu, comme le confirme David lorsqu’il me présente la solution avancée par le département SVM : l’émulation. Cette option présente en effet le double avantage de garantir un accès au jeu même après des années – voire des décennies – et de ne pas avoir à sortir les titres de leurs boîtes, ce qui permet donc de limiter leur usage et par conséquent leur usure. Bien entendu, certains jeux anciens restent consultables dans la mesure du possible au format physique (notamment pour étudier l’objet en tant que tel) en salle P, dédiée à la recherche. Du reste, il sera systématiquement privilégié un accès aux titres via leurs versions émulées. Pour cela, la BnF dispose, en plus de ses émulateurs (« développés par des communautés de passionné(e)s », m’explique encore David), d’outils qui lui permettent de faire sauter les restrictions et autres blocages qui, pour les consommateurs et consommatrices comme vous et moi, empêchent toute forme de piratage. Un arsenal favorable à la copie des données des jeux qui aura contribué à la méfiance des studios et éditeurs mais qui s’avère au final beaucoup plus bénéfique qu’autre chose. Car en émulant les jeux qu’elle collecte – en effectuant des copies du plus grand nombre d’entre eux – la bibliothèque s’assure la possibilité de garder les jeux de sa collection accessibles dans le futur. Installés en salle P, les chercheurs/chercheuses et autres lecteurs et lectrices accrédité(e)s peuvent ainsi jouer sans aucun souci aux plus vieux jeux, le tout sans contrainte technique.

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La salle P, dédiée à la recherche, permet d’accéder à une plus large partie des jeux conservés par la BnF, grâce à l’émulation. Photo : David Benoist

Se pose également la question des jeux qui seront rendus hors d’usage par la simple disparition des serveurs qui les hébergent par exemple. Prenons le cas d’un MMORPG notamment. Si certains comme World of Warcraft, Final Fantasy XIV ou Guild Wars ont encore du temps devant eux avant de penser à ces problématiques, d’autres ont déjà fermé leurs portes depuis plusieurs années et ne sont plus du tout accessibles. La BnF peut alors bien faire tout ce qu’elle peut pour rendre l’usage des logiciels possible, elle ne peut pas non plus maintenir à flot des serveurs appartenant à des éditeurs qui ont décidé de les clore définitivement. Comment alors continuer de documenter la pratique d’un jeu quand on ne peut même plus le lancer ?
La réponse pourrait bien venir des vidéos de parties de jeux. Dans le cadre de ce que David me présente comme des « archives de la jouabilité », la volonté de pallier la disparition de certains titres passerait donc par la captation et la sauvegarde de documents vidéo permettant de voir comment se jouait tel ou tel soft, à quoi il ressemblait ou quelles en étaient les fonctionnalités principales, les features phares. Si dans l’idéal la BnF pourrait créer ses propres archives de gameplay, cela représente encore à l’heure actuelle un travail qu’il n’est pas totalement possible d’accomplir en l’état et c’est donc vers des vidéos d’ores et déjà disponibles en ligne que les agents se tournent pour enrichir ces archives. Pensez notamment à toutes ces vidéos que vous voyez sur YouTube et qui proposent des « long play » de vos jeux préférés : voilà des ressources indispensables dans cette optique. Ceci étant dit, il ne faut pas perdre de vue que la BnF reçoit déjà de nombreuses sources qui lui permettent de constituer la base de ces archives : livres et autres revues sont autant de ressources essentielles pour documenter les jeux en amont de sa pratique propre. Associée aux vidéos de parties, l’ensemble de cette documentation doit en définitive permettre de cerner les jeux avec autant de précision et d’exhaustivité que possible.

Je me garde ici de vous encombrer l’esprit avec les moindres petits détails techniques et un jargon somme toute très professionnel. J’espère cependant que tout ceci vous permet d’obtenir une vue d’ensemble du chantier de longue haleine que représente l’intégration du jeu vidéo dans les collections de la BnF et donc dans le patrimoine français. Un patrimoine qui s’enrichit sans cesse, qui bouge, évolue et surtout vit avec son temps. Or, ce temps, c’est aussi celui du numérique. Nous venons de le voir, la BnF privilégie des approches en matière d’accès aux œuvres et de consultation qui passe en partie par la dématérialisation. Dans cette optique, il serait difficile de ne pas évoquer le projet MISAOA, présenté en 2019 dans le cadre du Fonds de Transformation de l’Action Publique (FTAP) et qui porte en lui les germes d’une politique documentaire numérique qui pourrait en toute logique avoir un impact sur le jeu vidéo qui entre à la BnF.

MISAOA laisse dès son nom assez peu de place au doute quant aux objectifs à atteindre : Mutualisation et Innovation pour la Sauvegarde et l’Accès aux Œuvres Audiovisuelles. Porté conjointement par la BnF, le Centre National du Cinéma (CNC) et le Ministère de la Culture, ce projet vise à améliorer la collecte et la conservation des œuvres cinématographiques et audiovisuelles diffusées en France. Les premières sont du ressort du CNC tandis que les autres reviennent entre les mains de la Bibliothèque nationale. Pour ce faire, MISAOA envisage notamment la création d’un portail commun pour le dépôt légal des images animées (ce qui ne concerne pour l’instant que le cinéma) ainsi qu’une mutualisation du traitement et du stockage des collections audiovisuelles et cinématographiques avec le seul et unique outil d’archivage de la BnF. Tout ceci (et sans trop entrer dans des détails techniques) devrait permettre une amélioration des conditions dans lesquelles la BnF assure son travail de collecte. Pour ses interlocuteurs en parallèle, ce devrait être à terme un gage de simplification qui ne pourra certainement qu’être un argument de plus pour continuer le chantier de sensibilisation auquel la Bibliothèque se livre. En bout de chaîne, c’est enfin l’exhaustivité des collections qui doit tirer parti de ce projet.
Chiffré à plus de 11 millions d’euros (dont environ 6 millions d’euros apportés par la BnF, 3 millions par le CNC et 2 millions par le FTAP), MISAOA est un projet qui doit (entre autres et nombreux objectifs) répondre au fait qu’il existe encore de nombreux documents qui échappent encore et toujours au dépôt légal. Ceci n’est cependant qu’un aspect parmi tant d’autres de ce qu’est MISAOA et de son impact sur le dépôt légal. Aussi, je vous invite à consulter le rapport d’activité 2020 du dépôt légal afin d’affiner un peu votre appréhension du projet. Ceci étant dit, divers secteurs sont concernés et le jeu vidéo en fait partie. David me le confirme d’ailleurs, mais on pense ici en particulier à la scène indépendante. Je le disais plus haut mais ils sont encore nombreux les studios indés qui n’ont aucune idée de leur obligation de déposer leurs jeux auprès de la BnF.

Par ailleurs, le programme inclut des outils et pistes qui seront spécifiquement utiles pour la collecte des jeux. David m’évoque notamment l’idée d’un dépôt légal du multimédia dématérialisé (ou DLMD). Ce nouveau visage du dépôt légal doit répondre aux difficultés qu’entraîne pour la BnF le très grand nombre de jeux qui ne sortent qu’en format dématérialisé chaque année. On pense ici aux jeux indés qui paraissent sur Steam, GoG, l’EGS ou les stores Xbox, Nintendo et PlayStation mais qui n’auront jamais de format physique ; aux titres jouables dans les navigateurs internet ; à ceux disponibles sur des plateformes de jeu en streaming façon Stadia ; ou encore à ceux qui sont tout spécialement conçus pour un usage sur smartphones et tablettes (Candy Crush, Clash Royale et autres titres de ce genre, disponibles uniquement sur iOS et Android).
C’est certainement un enjeu de taille et l’on pourra prendre un exemple pour illustrer la nécessité de se pencher sur la question : Twinoid. Créée par Motion Twin (le studio à qui l’on doit l’excellent Dead Cells en 2018), la plateforme accueillait pas moins de 24 jeux gratuits, disponibles uniquement sur internet. Hélas, depuis l’arrêt de Flash Player au 31 Décembre 2020, plus aucun de ces titres n’est jouable. Twinoid demeure en ligne mais rien ne permet de jouer à Teacher Story, Hordes, Studio Quiz ou bien La Brute. Il est donc capital de s’intéresser à la question du dépôt légal du multimédia dématérialisé car il n’est pas impossible que, dans l’avenir, d’autres titres deviennent totalement inaccessibles pour des raisons similaires. Le DLMD doit donc permettre la récupération des fichiers numériques de jeux, le tout avec l’ambition de rendre cette pratique beaucoup plus systématique, « industrielle » me dit même David. Pour l’heure trop « artisanales » en quelque sorte, les méthodes à l’œuvre au sein de la BnF ne permettent pas de tout récupérer, en particulier si l’on prend en compte le nombre de plus en plus conséquent de titres qui paraissent chaque année. L’un des objectifs principaux de ce pan de MISAOA est donc d’arriver à solidifier les techniques de dépôt et d’archivage de ces œuvres à la BnF.

Sans titre

L’arrêt de la prise en charge de Flash Player par Adobe aura signé la fin de nombreux jeux présents sur internet, ici Teacher Story. Ce genre d’étapes est symptomatique : l’évolution des technologies peut conduire à la disparition de certaines œuvres rendues caduques. Il est donc nécessaire de trouver des solutions pour y répondre et permettre la sauvegarde de ces dernières. Le DLMD pourrait en être une.

Riche de nombreuses promesses, le projet MISAOA permet d’envisager l’avenir de l’archivage du jeu vidéo à la BnF avec enthousiasme. Au-delà des quelques éléments de réflexion et des chantiers que je viens d’évoquer, de nombreuses pistes sont à l’étude avec, comme grand fantasme, la possibilité de proposer tout ceci en ligne, en particulier dans Gallica. Le streaming de jeu, voilà l’un des horizons possibles que l’on peut envisager pour la BnF dans sa mission d’accessibilité de ses collections. Cependant, à l’heure actuelle, l’attention de la bibliothèque en la matière se porte surtout sur un projet de mise à disponibilité des jeux issus de ses collections par émulation via navigateur, et dont les modalités restent encore à définir au-delà des nécessités d’un tel chantier. Du reste, il est inutile de mettre la charrue avant les bœufs : ces préoccupations, si prometteuses soient-elles, se heurtent encore aujourd’hui à un certain nombre d’obstacles techniques mais également légaux qu’il est difficile de contourner à l’heure actuelle.
Ici réside donc tout l’intérêt de MISAOA, dans ces perspectives d’avenir qu’ouvre le projet en matière de patrimonialisation numérique du jeu vidéo (et d’autres types d’œuvres bien sûr). La BnF n’a de toute façon pas vocation à se contenter de l’état actuel des choses et prospecte sans cesse de manière à dénicher les nouveaux éléments à intégrer à ses collections et à développer les moyens nécessaires pour le faire. Rien n’est figé, ce patrimoine vit et évolue constamment, de jour en jour. Tant de choses sont encore à faire pour consolider la place du jeu vidéo dans le patrimoine national français ! La mue qui se réalise en permanence dans ce secteur ne pourra qu’amener sur la table de nouvelles interrogations, de nouveaux enjeux et de nouveaux défis à relever ! Et même lorsque l’on se tourne vers le passé, on ne peut que constater qu’il y a encore matière à travailler. Quid par exemple de toutes ces démos nées sur les micro-ordinateurs dans les années 1980 ? Aucune d’entre elle n’a encore fait son entrée dans les collections du département Son, vidéo, multimédia mais Elodie Bertrand, cheffe de section « Documents électroniques » au sein de ce dernier, me confirmait récemment que la porte est ouverte pour ces créations, comme pour d’autres encore.

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Comment ne pas s’enorgueillir un peu, en tant que joueurs et joueuses, de voir l’objet de notre passion ainsi fièrement reconnu et, si l’on peut dire, sacralisé par le sceau du patrimoine national ? Le jeu vidéo n’est plus seulement depuis déjà longtemps cette pratique iconoclaste, parfois décriée, souvent infantilisée. Il est un pan entier de culture dont on peut être fier(e)s et que l’on doit soutenir. C’est cette vision qui anime la BnF et son service dédié au jeu vidéo, celle d’un patrimoine qu’il faut à tout prix préserver, sur un pied d’égalité avec les plus grandes œuvres littéraires.
Dynamique par nature, le jeu vidéo est désormais un patrimoine reconnu, adoubé en quelque sorte, mais surtout vivant. Nourrissant l’esprit des spécialistes, conservateurs et bibliothécaires de bien des réflexions et enjeux, il occupe un volet devenu essentiel de la démarche de patrimonialisation nationale, y compris hors de France. Constituant la plus large collection publique de jeux vidéo au monde, la BnF se voit ainsi rejointe dans ces dynamiques par d’autres grandes institutions telles que la Bibliothèque nationale d’Espagne, dont
un récent reportage sur Arte révélait qu’elle accueillait elle aussi des jeux dans ses murs.
Mais si la place du jeu vidéo est de manière ferme et définitive à la Bibliothèque nationale de France, soyez assurés que ce n’est pas pour y prendre la poussière. Tout au contraire, c’est aussi pour être mis en lumière, valorisé, explicité tel un objet de recherche et de culture qu’on ne peut se permettre de nier. La BnF se donne alors aussi pour mission de mettre le jeu vidéo sur le devant de la scène à travers des interventions professionnelles et des événements dédiés mais cela, nous en parlerons dans la seconde partie de ce dossier.

 Remerciements :
David Benoist, Elodie Bertrand, Pascale Issartel,
département Son, vidéo, multimédia de la BnF

Une réflexion sur “Le jeu vidéo à la BnF – Pt.1 : Le jeu vidéo comme patrimoine national

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