En 2017, Nintendo sortait l’artillerie lourde. Après des années délicates à soutenir tant bien que mal une WiiU qui n’a jamais réussi à trouver place dans les foyers comme la Wii en son temps, la firme japonaise sortait la Switch. Une console hybride qui, de prime abord, en aura laissé plus d’un sceptiques quant à sa capacité à conquérir le monde. Mais appuyée par le très bon Super Mario Odyssey, l’indétrônable Mario Kart 8 Deluxe et le révolutionnaire Breath of the Wild, la console avait de très belles cartes à jouer. Six ans plus tard, la Switch s’est écoulée à plus de 125 millions d’exemplaires et ses jeux dépassent le milliard d’unités vendues. Parmi eux, Breath of the Wild figure en 4ème place des best sellers. Une juste récompense pour un épisode qui a su changer le visage de la saga The Legend of Zelda et qui, cette année, nous livre une suite qui parachève la mue.

Zelda et l’appel de l’aventure

J’employais le mot « révolutionnaire » dans mon introduction pour qualifier Breath of the Wild. A l’heure où tous les superlatifs sont utilisés à tort et à travers à grands coup d’une audace marketing aux abonnés absents, il me semble cependant que celui-ci n’est pas de trop.

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En 2017, nous découvrions une Hyrule plus vaste que jamais

Celui qui était jusqu’à récemment le dernier The Legend of Zelda en date pourrait faire hausser bien des sourcils à l’évocation de ce terme mais sans doute tout cela n’est finalement qu’une question de contexte. Car si Breath of the Wild pourrait ne pas sembler si révolutionnaire que cela au regard du jeu vidéo dans son ensemble (à la rigueur…), il l’est indiscutablement dans l’histoire de Zelda. Premier épisode de la franchise à s’emparer ainsi du monde ouvert, le jeu a su refonder la série sur des bases nouvelles et d’une solidité à toute épreuve.

On pourrait pourtant ergoter un certain nombre de « mais ». Car au fond, Breath of the Wild ne vient-il pas reprendre des choses que l’on a déjà vues ailleurs, qu’il s’agisse des productions Rockstar ou de celles d’Ubisoft. Je pense ici en particulier à Red Dead Redemption premier du nom (le second n’est sorti qu’un an après ce nouveau Zelda) mais aussi à la formule toute faite de l’open world telle que théorisée par le studio français. En l’occurrence, l’un des principaux points de comparaison sera ici fait par le truchement des fameuses tours d’observation. Permettant de dévoiler les environs directs de ces dernières, les tours qui parsèment ainsi Hyrule ne sont évidemment pas sans rappeler les fameux emplacements similaires rendus populaires par la saga Assassin’s Creed et qu’Ubisoft a nonchalamment disséminés dans tous ses jeux en monde ouvert, de Far Cry à Watch_Dogs.

Par ailleurs, peut-on réellement considérer Breath of the Wild comme le premier Zelda en monde ouvert ? Pas vraiment en réalité, cette idée d’ouverture ayant toujours été au cœur de la licence même si, bien entendu, limitée par les moyens propres à chaque époque. Le premier épisode par exemple proposait une vaste zone de jeu qui laissait aux joueurs et joueuses le choix dans les cheminements à prendre. Si le jeu nous mettait toutefois sur les rails de temps en temps, notre bon Link était tout à fait capable de se déplacer comme bon lui semblait.

Dans les années et décennies suivantes, tant A Link to the Past que Ocarina of TimeMajora’s Mask ou encore Twilight Princess pourront être vus comme des tentatives de mondes ouverts. Car bien que découpés en zones distinctes avec ou sans temps de chargement – ce que l’open world moderne ne peut plus se permettre de concevoir – les aires de jeu de chacun de ces titres auront donné au public le sentiment d’arpenter des régions entières, unifiées et cohérentes. De véritables territoires en somme. Hyrule aura donc depuis longtemps caressé l’idée d’une zone pleinement ouverte, formant en cela des proto-open worlds qui tachaient de mettre sur pied des éléments qui, à mesure que les années ont passé, ont permis de peu à peu définir ce que l’on attend d’un monde pleinement ouvert en jeu vidéo.

L’idée ici n’est pas de dire que Nintendo a été précurseur en quoi que ce soit sur ces aspects avec The Legend of Zelda (de nombreux autres jeux produits par de nombreux autres studios auront été tout aussi déterminants) mais que l’intention demeure bien présente depuis 1986. Il faut dire que cette volonté réside au cœur de la philosophie qui guide la licence depuis ses tous débuts. L’histoire est bien connue désormais : Shigeru Miyamoto, créateur de Zelda, s’est notamment inspiré de ses escapades dans la nature pour concevoir l’univers de son jeu. Se remémorant ses explorations d’enfant dans une nature japonaise encore peu envahie par l’urbanisation galopante de l’après-guerre, Miyamoto a sans cesse eu en tête ces souvenirs de forêts à parcourir et grottes à découvrir au moment de penser The Legend of Zelda

En 1986, The Legend of Zelda réussissait à entretenir l’illusion d’un monde très ouvert, par des mécaniques incitant à aller partout et par une carte particulièrement grande pour l’époque

Au-delà de « simplement » vivre une aventure dans un univers de fantasyThe Legend of Zelda donc toujours été tournée vers un esprit d’exploration et de découverte d’environnements et de peuplades aussi divers que possible. Chaque épisode de la série a été marqué par des lieux qui se faisaient souvent écho d’un titre à l’autre mais qui, chaque fois, offraient une ou plusieurs petites (ou grosses) particularités qui permettaient de renouveler systématiquement cet esprit de découverte qui caractérise la licence.

Mais avec Breath of the Wild, Nintendo est allé plus loin qu’auparavant. Inscrivant la saga dans son époque, les développeurs du jeu ont totalement réinventé la recette de Zelda, tout en gardant en tête sa note d’intention initiale. En découle donc ce jeu plus ouvert que jamais, plus même peut-être que n’importe quel autre titre de son temps, et qui apporte la concrétisation ultime de ce que Shigeru Miyamoto avait en tête au moment de développer le tout premier jeu sur NES dans la deuxième moitié des années 1980. Libéré de contraintes techniques dont les frontières ont été repoussées d’année en année, Breath of the Wild apporte à Zelda son nouvel épisode phare.

Zelda et l’ère du Fléau : le grand virage

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En 1998, Ocarina of Time définissait de nouveaux alpha et omega pour la saga, travail poursuivi en 2000 par Majora’s Mask

Comme de nombreuses autres grandes licences du jeu vidéo, The Legend of Zelda aura connu plusieurs grands tournants et autres aboutissements. En 1991, A Link to the Past apportait la synthèse parfaite de la première ère de la saga, avant qu’Ocarina of Time ne vienne lui apporter sa première véritable grande transformation en 1998 avec le passage à la 3D. Depuis, et tout en continuant à développer des jeux en 2D sur consoles portables, la série n’a eu de cesse de chercher à perfectionner le modèle Ocarina of Time.

D’aucuns lui trouveront son aboutissement dans The Wind Waker en 2002, d’autres avec Twilight Princess en 2006… A mon sens, les deux peuvent être vus comme un aboutissement du travail mené depuis 1998, le premier par l’ouverture de son aire de jeu et le second par l’épaississement de son univers et de la tonalité générale. Mais c’est bel et bien en 2017 que Zelda aura connu son nouveau virage significatif, peut-être même le plus important de son histoire.

Breath of the Wild ne se classe pas parmi les aboutissements que j’évoquais juste au-dessus mais bien parmi les tournants. Sa proposition a été si radicale, que ce soit en tant que telle ou par sa mise en parallèle avec l’héritage de la série, que ce jeu ne peut être vu que comme le point de départ d’une nouvelle orientation pour la série et l’on se demande comment Nintendo pourrait faire autrement que s’appuyer de tout son poids sur ce nouveau socle en béton armé qui fut conçu pour Breath of the Wild. L’entreprise ne s’y est d’ailleurs pas trompée en livrant cette année Tears of the Kingdom, titre placé dans la directe continuité de son prédécesseur.

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Le scénario (sans rien en dire, rassurez-vous) laissera une belle part à Zelda et l’on en vient à se dire que de tous, Tears of the Kingdom est celui qui mérite le plus de s’appeler The Legend of Zelda

Cette filiation nette entre les deux épisodes s’observe d’abord sur le plan du game design mais aussi sur celui de la narration. Situé quelque temps seulement après les événements de Breath of the WildTears of the Kingdom nous ramène dans l’Hyrule que nous avions laissée. Pansant encore les plaies ouvertes par le retour du Fléau/Ganon, le royaume se relève peu à peu de ces tristes péripéties. Une reconstruction qui s’observe naturellement dans des décors à la fois très familiers et en même temps imprégnés de changements qui relèvent même parfois de l’ordre du détail mais qui nourrissent le lore en évoquant discrètement les évolutions des derniers temps. Comme moyen de renouveler l’intérêt à arpenter cette si vaste région que l’on aurait pu craindre répétitive si nous avions dû de nouveau la retrouver à l’identique, Nintendo a donc choisi tout bonnement de lui imposer une nouvelle catastrophe. Le cataclysme, tel qu’on l’appelle dans le jeu, causera l’ouverture de trous béants dans le sol et l’apparition d’îles survolant la région, tout en causant la disparition pure et simple de la princesse Zelda au cours d’une expédition en compagnie de Link. Voilà pour l’entrée en matière que nous sert Tears of the Kingdom.

Derrière cela, le jeu nous amène à ré-explorer le royaume, laquelle demeurera certes très similaire à ce que nous avions déjà arpenté dans Breath of the Wild mais avec des évolutions dans les paysages inhérents aux événements sus-cités qui viendront plutôt habilement justifier de revenir dans ces régions déjà connues. L’apparition de deux zones supplémentaires (les profondeurs et les cieux) viendra par ailleurs apporter une plus-value plus que certaine à l’ensemble, étalant donc l’exploration non pas sur un seul mais bien sur trois niveaux. Et nous aurions eu tort de croire que les sous-sols et les espaces aériens ne seraient que de petits lopins de terre sans envergure ! Nintendo a relevé le défi : répartir son monde ouvert sur trois niveaux aussi vastes les uns que les autres, se distinguant avec une force incroyable les uns par rapport aux autres et, finalement, tous trois aussi formidables à explorer.

On ne pourra le nier, Nintendo a sorti les grands atouts pour ce nouveau titre et l’on devine que derrière cette ambition se cache surtout celle de ne surtout pas décevoir le public largement conquis par un Breath of the Wild qui a complètement rebattu les cartes de la licence. Bien entendu, tout le monde n’a pas été convaincu à l’époque par cette nouvelle proposition mais presque 30 millions d’acheteurs et acheteuses de par le monde ne peuvent pas avoir fondamentalement tort se dira-t-on. Tel est donc l’orientation prise par les équipes de développement sur ce nouveau jeu : donner une suite à un titre monumental (au propre et au figuré) en en explosant encore les limites géographiques et celles de l’appréhension de cette géographie par les joueurs et joueuses, quitte peut-être à se répéter un petit peu sur le plan du gameplay pur et dur.

Il est vrai que, de prime abord, ce genre d’image aura pu laisser circonspect quant au renouvellement espéré dans Tears of the Kingdom

Parce qu’à bien y regarder, il est indéniable que, dans sa structure principale, dans sa moelle épinière si l’on veut, Tears of the Kingdom partage beaucoup de choses avec Breath of the Wild. Il est amusant de constater cette grande similarité entre les deux titres quand on se souvient qu’au moment où Zelda a connu son tournant 3D, Nintendo avait déjà fait le choix d’une continuité franche, offrant à Ocarina of Time une suite directe remettant en scène le même Link et reprenant la très grande majorité des assets du premier et les fondamentaux de son game design pour ne finalement renouveler la formule « que » par l’introduction d’une mécanique de voyage dans le temps et de transformation du personnage principal. Un choix pertinent si l’on en croit d’ailleurs le caractère culte d’Ocarina of Time et Majora’s Mask

Avec Tears of the Kingdom, l’idée demeure peu ou prou la même. Remplaçant les modules de la tablette Sheikah (bombes, Cinetis, Polaris…) par un bras investis de pouvoirs, Nintendo réemploie les mêmes intentions de gameplay à quelques détails près. Les bombes vont ainsi retrouver leurs habitudes (comprenez par là que le temps des bombes illimitées est révolu), le pouvoir qui influe sur le temps est un peu modifié (là où l’on ne pouvait que figer un objet dans le temps, on peut désormais le faire revenir en arrière) tout comme celui qui permet de les déplacer (Polaris n’autorisait que le déplacement, tandis que nous pouvons désormais associer des éléments entre eux).

Cette suite n’a aucunement l’intention de chambouler le système de jeu déployé dans Breath of the Wild mais vient plutôt l’approfondir, le peaufiner en adjoignant à des principes de base édictés par ce précédent jeu de nouvelles mécaniques et fonctionnalités qui élargissent encore le champ des possibles ainsi ouvert en 2017. Ce dernier point inclut autant les pouvoirs mis à disposition de Link que la possibilité d’adjoindre des accessoires à notre armement (et notamment aux flèches en ce qui me concerne), créant un champ des possibles inimaginable pour envisager une myriade de solutions à chaque problème.

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L’ajout d’accessoires aux flèches par exemple permet de multiplier les approches possibles

C’est là tout le sel de Tears of the Kingdom à mon sens, cette volonté de poursuivre le travail seulement entamé par Breath of the Wild plutôt que d’emmener Zelda vers encore de nouveaux horizons et des ambitions inédites. On se rend compte à mesure que l’on progresse dans ce nouveau jeu et au gré des expérimentations que nous ferons sur la base de ce gameplay enrichi qu’en définitive, si dense fut-il, Breath of the Wild se trouve rétrospectivement une toute nouvelle place, celle d’un jeu annonciateur, d’un brouillon presque si l’on voulait être réducteur. L’on voit passer sur internet des avis mitigés concernant le nouveau Zelda, certain(e)s évoquant par exemple leur déception de voir ainsi les deux titres tant se ressembler.

Je me pose alors la question : qu’attendions-nous de cette suite ? Il me semble à titre éminemment personnel tout à fait évident dès le départ que Tears of the Kingdom ne viendrait pas de nouveau renouveler la licence comme l’a fait son prédécesseur. Les premières images, les premières annonces et les premières promesses autour de ce jeu allaient d’ailleurs dans ce sens : cette suite venait avec pour principales ambitions celle de développer encore plus l’aire de jeu comme je le disais plus haut et enfin celle d’agrémenter le gameplay de nouveautés et ajouts pertinents en ce sens qu’ils répondent à des velléités qui se sont très vite exprimées au moment de jouer à Breath of the Wild. Nous avons toutes et tous en tête ces vidéos de gens qui ont réalisé des exploits dingues en exploitant le gameplay jusque dans ses retranchements. Et Nintendo me donne en effet l’impression d’avoir totalement cherché à comprendre ce que les joueurs et joueuses ont fait avec leur jeu en 2017, à capter ce qui animait ces actes en jeu et à offrir au public un titre qui vienne donner les clés en main pour faire pareil plus naturellement et, en conséquence, aller encore plus loin.

Tout cela m’amène finalement à moins voir ces titres comme deux épisodes qui se suivent que comme un tout. Breath of the Wild et Tears of the Kingdom, au-delà du diptyque narratif qu’ils forment au sein de la saga sont une seule et même fresque, unie par le lien de leurs scénarios respectifs et par celui, plus tangible encore, de leur game design partagé et, comme je le mentionnais plus haut, enrichi d’un épisode à l’autre. Ces jeux sont les deux chapitres d’un ensemble dont l’ossature repose avant toute chose sur ce questionnement autour du jeu en tant que tel, de ce qui va être demandé aux joueurs et joueuses et de ce que ces gens vont pouvoir faire une fois la manette dans les mains.

Plus encore que de repenser Zelda en tant que marque, le développeur japonais me donne le sentiment de tenter de redéfinir une de ses plus grosses licences et, dans le même coup, d’imposer une nouvelle ligne au cahier des charges du jeu d’aventure en open world moderne. Et là où une partie du public continuera encore et encore de vainement pointer du doigt le prétendu retard technique de ces jeux sur la concurrence (alors qu’en réalité, trois maps d’une telle ampleur dans un jeu comme Tears of the Kingdom, c’est une prouesse indiscutable), on ose espérer que la majorité aura compris que, bien au contraire, tant Tears of the Kingdom que Breath of the Wild il y a quelques années sont des œuvres qui ont un pas d’avance sur le reste de la production actuelle.

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La possibilité de bricoler des véhicules en tous genres, largement mise en avant dans les présentations du jeu, auront contribué à faire de Tears of the Kingdom bien plus qu’un simple « Breath of the Wild 1.5 »

Je n’irai pas ici défendre bec et ongle l’idée que ces productions sont de celles dont on dit qu’il y a un avant et un après indiscutable, tout comme je n’irai pas affirmer avec toute la conviction nécessaire qu’ils sont forcément et entièrement bien au-dessus de la concurrence. Non, ce que je veux dire dans ces lignes, c’est surtout que ces Zelda sont les formidables amorces dont le jeu vidéo de cette envergure avait besoin, en plus d’être des œuvres d’une efficacité redoutable. Car la répétition, ou plutôt le réaménagement du gameplay d’un chapitre à l’autre n’enlève strictement rien à la force de ce dernier.

Une force qui réside tout bonnement dans l’immense liberté laissée entre les mains du public et qui, quand on connaît Nintendo et ses envies de contrôle sur ses productions, peut même surprendre finalement. Breath of the Wild et Tears of the Kingdom sont les jeux qui ont pleinement emporté Zelda vers quelque chose de neuf, d’une manière qu’on n’avait encore jamais connue auparavant dans l’histoire propre de la série. Car le passage à la 3D en son temps par exemple n’a rien changé ou presque au déroulé-même d’un Zelda type et Ocarina of Time puis les autres ont toujours proposé les mêmes processus de progression que dans les épisodes antérieurs. Ici, même cette recette qu’on imaginait indéboulonnable saute au gré d’un monde ouvert comme on en a rarement (jamais ?) goûté auparavant.

On pourrait même se dire qu’avec Nintendo c’est tout l’un ou tout l’autre. Dirigiste au possible dans les Zelda précédents, le passage à l’open world se sera finalement accompagné d’une ouverture sur tous les plans, jusque dans l’exploitation du gameplay. Ne donnant de borne à cette dernière que l’imagination des joueurs et joueuses, la firme a su composer une nouvelle gamme de jeux en monde ouvert, suffisamment récente finalement pour que rien n’ait encore su l’égaler.

Le choix était en tous cas suffisamment affirmé pour qu’une partie des fans de la série ne s’y retrouvent pas spécialement et nombreux sont les témoignages de personnes qui, sans renier les qualités intrinsèques des titres, peinent à y trouver « un Zelda » comme ils en attendait un. Preuve supplémentaire que personne n’est jamais prêt au changement et que c’est cela qui d’une part freine bien trop souvent les audaces en matière de création sur des marques bien installées et, d’autre part, contribue à alimenter cette « industrie de la nostalgie » dont les principaux fruits sont des jeux qui ne changent pas la donne ainsi que des remakes et reboots à foison. Mais passons, là n’est pas notre sujet.

L’open world dans Breath of the Wild et Tears of the Kingdom : revisiter un nouveau standard

Il y a de toute façon une chose qui a globalement mis tout le monde d’accord ou presque : Nintendo a parfaitement su se réapproprier le modèle de l’open world et lui conférer une nouvelle dimension avec Breath of the Wild, intention confirmée par Tears of the Kingdom aujourd’hui.

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En 2010, alors que GTA devenait le phénomène que l’on connaît, Red Dead Redemption tâcher d’insuffler une vision plus sauvage de l’open world

Le monde ouvert dans les jeux vidéo, on en parlait dans mon dossier spécial « ABC du jeu vidéo des années 2010« , a été l’un des fers de lance de l’industrie au cours de la décennie écoulée. Aux côtés du développement du genre cristallisé autour des Dark Souls et après avoir été initié à la toute fin des années 2000, il s’agit sans aucun doute d’un des plus gros marqueurs d’évolution du média entre 2010 et 2019. Dans cet article, j’évoquais bien sûr l’apport de Breath of the Wild en fin de cycle mais aussi et surtout l’influence du système « à la Ubisoft » qui a très nettement plané sur l’ensemble de la production durant cette période. C’est que le studio français a bien entendu été un des pionniers en la matière si l’on veut, exploitant cette idée dans un nombre incalculable de jeux, à commencer par les Assassin’s Creed (en particulier à compter du troisième volet, sorti en 2012). Le souci, c’est que sa formule a été répétée à l’envi sur un nombre considérable de titres – y compris hors de son propre catalogue – et, surtout, qu’elle a très vite touché à ses limites. Si ouverts que puissent être les environnements des Assassin’s Creed ou des Far Cry, leur exploitation en tant qu’élément de game design par le public révèle à terme la manière dont elle contrarie l’ambition sous-jacente du concept même de monde ouvert.

Ce dernier émet la promesse d’un immense jardin dans lequel nous pouvons nous déplacer à notre guise, découvrant secrets et choses cachées au gré de nos déambulations et à la faveur de notre curiosité. Or, ce qui transparaît assez vite dans les productions Ubisoft, c’est que les équipes n’arrivent pas à lâcher la main de la personne qui tient la manette. Les tours d’observation révèlent la carte, certes, mais en donnant à voir systématiquement les points d’intérêt vers lesquels se diriger, aiguillant en cela une progression qui, par ailleurs, est très largement fléchée par les indications données par les PNJ mais également par les cheminements prévus. Ouverture des aires de jeu, d’accord, mais Ubisoft n’a pas pu s’empêcher d’indiquer un parcours à suivre pour rallier un point A à un point B, oblitérant sciemment ou non l’envie du public de prendre des chemins détournés. En 2018, Rockstar heurtait hélas le même écueil avec le pourtant exceptionnel Red Dead Redemption 2.

En 2019, Death Stranding sera le premier jeu à sembler avoir pris des leçons de Breath of the Wild. Avec des itinéraires à tracer soi-même sur la carte, le titre d’Hideo Kojima offrait le même sentiment de liberté de cheminement que l’œuvre de Nintendo.

Ces travers que je citais, c’est exactement ce que Breath of the Wild et Tears of the Kingdom évitent (tout comme Death Stranding en 2019 donc). Si le jeu invite à se rendre d’un côté plutôt que d’un autre dans les premiers instants de l’aventure (ce qui vaut pour les deux épisodes dont il est ici question), cela ne relève jamais de l’incitation pure et simple. Mieux encore, ça n’arrive qu’une fois, au cours de leurs préludes respectifs. Le reste de l’épopée ne se fera qu’au gré des découvertes faites en chemin, des indices récoltés et des informations accumulées par le contact avec les PNJ.

Par ailleurs, en ouvrant l’intégralité de son monde dès le départ – ou tout du moins après une introduction visant à comprendre les bases du jeu – Nintendo ne freine jamais l’exploration par des fermetures artificielles ou l’installation dans une zone donnée d’un trop grand nombre d’ennemis au niveau largement supérieur et donc imbattables pour les débutant(e)s. Si un groupe d’adversaires se révèle trop fort à un endroit, il sera toujours possible de le contourner et de continuer malgré tout à arpenter les environs, d’autant que chaque bout de terrain, chaque morceau de montagne et chaque grotte peuvent être visités : rien de ce qui se trouve sur cette map n’est inaccessible.

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Un point de vue, au moins 4 ou 5 éléments qui attirent l’œil et donnent envie d’aller voir

La carte de ces jeux fait en cela écho au game design général qui les régit, lequel fait appel à l’inventivité ainsi qu’à la débrouille. Tu n’as pas assez d’endurance pour grimper cette falaise ? Eh bien il y aura sans doute quand même un moyen de le faire malgré tout, ou un chemin détourné. « Cherche », semble nous dire sans cesse le jeu. Et nous cherchons, dans un esprit d’exploration et de curiosité nourri par une région qui peut paraître vide sous certains aspects mais qui, au demeurant, donne toujours à voir un détail, ce petit truc là au loin qui attire l’œil et donne envie d’aller voir s’il n’y a pas quelque chose en chemin. Ajoutons à cela que durant ce cheminement, il n’est pas rare de tomber sur une petite quête annexe supplémentaire, une grotte que nous n’avions pas repérée, un trésor oublié… Un ressort qui, cette fois-ci, était également très bien utilisé dans Red Dead Redemption 2.

Ce qui assure en premier lieu la réussite de tout cela, c’est que Nintendo a su repenser la manière d’appréhender l’open world non seulement en ponctuant ainsi Hyrule de ces points qui captent l’attention mais aussi en retirant du schéma toute forme de guidage et de fléchage. Pour ce faire, la fonction des tours d’observation a été repensée, et ce dès Breath of the Wild.

Loin des standards d’Ubisoft, ces tours ne révèlent rien de plus que la carte en tant qu’objet de présentation d’un territoire et de la topographie de ce dernier. Les cours d’eau, les sentiers et les routes apparaissent mais feront ici office de suggestions et non de chemins balisés. Les sanctuaires ne sont pas indiqués tant qu’on ne les a pas trouvés soi-même, pas plus que les lieux d’intérêt ou quoi que ce soit d’autre. Même la toponymie ne sera ajoutée à la carte qu’après avoir visité une vallée, un village ou une forêt ! C’est aux joueurs et joueuses de trouver tout cela, soit par une observation du concret du haut de la tour (ou lors de la chute libre dans Tears of the Kingdom), soit par l’exploration pure et simple. 

Et des explorateurs, voilà ce que nous sommes dans ces deux œuvres, tel est le rôle nouveau dans lequel Nintendo nous a glissés sans même que nous nous en rendions compte. Des esprits en quête de découverte et dont la curiosité sera toujours attisée – et la plupart du temps récompensée – par ce que l’on notera au loin. Par l’intermédiaire de Link, nous nous mettons dans une peau neuve, à laquelle la génération précédente de jeux ne nous avais pas habitués : celle du personnage qui n’a aucune limite à sa capacité de cheminement et de découverte.

Alimentée par un gameplay des plus astucieux en la matière, cette philosophie règne comme jamais sur Breath of the Wild et Tears of the Kingdom. Mieux et plus fascinant encore, elle se cristallise tout entière autour de cet objet pourtant si commun dans nos quotidiens de joueurs et joueuses qu’est la carte. Elle redonne à cette dernière son rôle premier, le plus évident et c’est ici la plus grande réussite de ces Zelda à mon sens, parce qu’en remettant la carte dans cette fonction initiale, Nintendo finit de donner à cette conception nouvelle de l’open world toute sa vitalité.

Le potentiel exploratoire est vertigineux dans Tears of the Kingdom

La carte et la quête du territoire

La mission principale de ce diptyque finalement, sous-jacente à l’ambition nette de vouloir recomposer le monde ouvert comme modèle de game design (ou même de level design), c’est de remettre le terrain au cœur. Pour susciter l’envie de le découvrir sous toutes les coutures, ce dernier doit dépasser son seul statut d’espace ludique et revenir à ce qu’il est au départ : un territoire. Or, le territoire est non seulement un espace mais aussi un amas d’expériences qu’il propose et qui appellent à le parcourir. En réciproque, ces expériences et vécus lui forgent une identité. Et au milieu de tout cela, comme outil et comme synthèse, se trouve la carte.

Dans son livre La Carte : Mode d’Emploi en 1994, Roger Brunet la présentait en ces termes : « Une carte est une image, représentation du monde ou d’un morceau du monde. Ou, plus exactement, de quelque chose quelque part ». Cette idée de représentation est essentielle dans le sens où elle souligne déjà l’une des caractéristiques primordiales de la carte : elle représente plus qu’elle ne montre.

Son objet n’est pas de tout dire et tout indiquer et c’est en cela que la « carte » d’un jeu comme Assassin’s Creed est moins une carte qu’un guide. En figurant tout ce que le territoire a à offrir au-delà de ses seuls caractères géographiques ou topographiques, elle oublie son rôle de carte, perd sa fonction initiale au profit d’un rôle de pur outil fonctionnel visant à faciliter la progression des joueurs et joueuses, sinon à l’encadrer en fléchant tout ce que l’aire de jeu a à proposer. En 1992, l’historien Christian Jacob (aucun rapport avec l’homme politique) allait d’ailleurs dans ce sens avec son ouvrage L’Empire des Cartes où il affirmait que la carte était avant tout une fonction : 

« Elle étale le monde aux yeux de qui sait la lire. L’œil ne voit pas, il construit, il imagine l’espace. La carte n’est pas un objet, mais une fonction. »

Christian Jacob, L’Empire des Cartes, 1992

Ce qu’il faut entendre ici, c’est que la carte, au-delà de décrire un territoire dans ses particularités strictement physiques, est avant tout un moyen de se représenter l’espace et, par extension, ce que l’on peut y faire. Une affirmation confortée par Roger Brunet lorsqu’il explique, toujours dans le même livre, que « l’un des tout premiers emplois de la carte est d’aider à se représenter ce dont il est question ». 
Breath of the Wild et sa suite se saisissent à mon sens de cette vision des choses en ne cherchant pas à compléter la carte en totalité par la seule activation des tours d’observation. Elles permettent de créer le support sur lequel se concrétisera dans un second temps le résultat de nos observations et de nos déambulations. La carte retrouve alors dans ces jeux cet aspect défini ici par Christian Jacob, bien plus que dans un jeu Ubisoft par exemple, où elle donne malheureusement tout à voir sans plus attendre. En lisant le terrain par l’intermédiaire de cet objet dans ces Zelda, on s’imagine des lieux, on recherche des indices, on se laisse porter par une dimension de suggestion pure qui densifie l’aspect exploratoire des jeux. Pour faire simple, là où un Assassin’s Creed par exemple donne plus à voir une photo aérienne, ces deux jeux-là donnent véritablement des cartes. Or, toujours d’après Christian Jacob :


« Ce qui définit la carte par rapport à la photographie aérienne, c’est la médiation de la représentation, avec un signifiant artificiellement interposé entre l’espace et son image. »

Christian Jacob, L’Empire des Cartes, 1992


Si l’on voulait simplifier l’idée, l’on pourrait dire que ce qui va faire qu’une carte est si particulière, c’est qu’elle suggère une vision des choses plus qu’elle ne donne strictement à voir une réalité. Une photo aérienne me montrerait où sont les obstacles inattendus. Une carte, non. C’est là qu’intervient cet aspect de médiation dont parle Christian Jacob et, dans le cadre des jeux qui nous intéressent ici, c’est bien nous qui menons ce travail par la découverte des lieux in situ.

Une constatation concrète qui alimentera la carte au fur et à mesure de notre progression, soit par l’ajout automatique des toponymes (lesquels sont par ailleurs employés de manière très judicieuse, en contribuant à un lore général et référencé), soit par l’ajout plus personnel d’épingles et balises qui permettront de se repérer ou de se rappeler d’un détail particulier. De facto, en plus d’être des explorateurs, nous sommes désormais des cartographes. Des rôles qui renvoient aux pionniers de la cartographie. « La carte a d’abord servi à se repérer, à explorer et à échanger. […] Aussi indiquait-elle des repères visibles […] et des itinéraires », nous rappelle Roger Brunet, ajoutant plus tard que « les premières [cartes, nda] ont sans doute servi à cheminer, à voyager. […] Explorateurs, commerçants puis touristes en furent ou en sont les principaux utilisateurs ».

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Je sais où je suis, je sais où est mon objectif. Mais le jeu n’a tracé aucun itinéraire, me laissant libre de prendre, ou non, cette route que je vois.

Evidemment, Zelda n’est pas un jeu de cartographie mais ces éléments résonnent directement dans notre expérience de ces deux jeux et contribuent à nous donner l’envie de parcourir et découvrir l’ensemble du territoire. Dévoilée dans ses atours les plus essentiels par l’activation des tours, la carte d’Hyrule dans Breath of the Wild et Tears of the Kingdom sert en effet dans un premier temps à se repérer mieux que la seule observation des alentours ne le permettra. Elle se complète ensuite par la pratique du terrain, laquelle révélera ce qu’une carte ne dit pas (climat, dangers potentiels, obstacles imprévus…) et précisant toujours plus les détails du territoire.

Cette volonté de ne pas tout servir sur un plateau au public nourrit avec une grande intelligence la conception que Nintendo s’est faite de l’open world. Quel intérêt y aurait-il à explorer si la seule pression d’un bouton me permet de tout voir sans même me déplacer, simplement parce que j’ai atteint un checkpoint quelconque ? Les équipes de développement derrière les deux derniers Zelda donnent clairement l’impression de s’être posé cette question et la manière dont la carte est intégrée dans le game design en est un témoignage marquant.

C’est dans cet exact même ordre d’idée qu’aucun « bon/meilleur chemin » n’existe ici. Fidèles à cette vision des choses, les deux titres privilégient une expérience de découverte par l’instinct dans laquelle la carte n’offrira rien de mieux que des suggestions. Seules la géographie des lieux et notre curiosité personnelle viendront guider nos pas, le jeu ne traçant strictement aucun chemin à suivre pour rallier un point A à un point B. Les balises seront des repères, des phares, mais en aucun cas le terme d’un parcours GPS automatisé et que l’on suivrait sans rechigner. Cette idée de suggestion, Roger Brunet l’évoquait aussi dans son ouvrage lorsqu’il expliquait que la carte permettait de « voir » d’une autre manière que par le seul regard sur le réel :

« Voir c’est aussi pointer, situer un lieu, le placer sur la carte et donc parmi les autres. […] Pourquoi cherche-t-on un lieu sur une carte ? Pour s’y rendre […] et, dans ces cas, on repère aussi les itinéraires que suggère la carte. »

Roger Brunet, La Carte : Mode d’Emploi, 1994

Dans les pages suivantes, Roger Brunet explique que « voir » revient également à s’informer (« savoir ce qu’il y a là ») ainsi qu’à se situer soi-même (« je suis sur la carte, où vais-je et qu’ai-je donc autour ? »), deux aspects qui s’expriment instantanément dès lors qu’on ouvre la carte en jeu. En définitive, « la carte aide à la décision » : elle permet de choisir un but, un cheminement ou encore une implantation. C’est pourquoi elle est si importante dans Zelda et dans la façon dont le monde ouvert s’y livre à nous. C’est très exactement cette fonction d’aide à la décision qui va faire de la carte du jeu le ressort idéal de cette ouverture sans borne, le tout dans une complémentarité exemplaire entre l’ouverture, l’objet carte et enfin l’observation sur site des environnements et de tout le concret qui s’y trouve.

Cette harmonie rappelle finalement plutôt bien l’exemple développé par Christian Jacob dans son propre ouvrage, celui de la carte proto-historique du Val Camonica, en Italie. En l’occurrence, il s’agit d’une vieille gravure sur pierre (pétroglyphe) réalisée à un moment donné entre le mésolithique et l’âge de fer et représentant toute la vallée environnante. Christian Jacob y évoque ici l’idée que le regard sur le réel se révèle moins efficace que celui sur la carte. Un point qui renvoie à notre appréhension des espaces dans Zelda, où l’on se plait évidemment à deviner le territoire en grimpant sur une colline ou une montagne mais où la carte deviendra malgré tout un outil essentiel pour le capter au mieux.

L’historien nous explique en effet la différence qui réside entre l’usage de la carte et l’observation du réel qu’elle tache de représenter, soulignant qu’en observant la vallée depuis le rocher qui la domine et où se trouve ce fameux pétroglyphe, c’est certes avoir une vue en hauteur mais aussi et surtout une vue brouillée et même bouchée par différents éléments (limitations par la position du premier plan par rapport à l’arrière-plan, présence d’obstacles naturels, etc…). La carte de son côté permet d’observer toute la vallée sur un plan uniforme et vertical, miniaturisant le territoire et permettant donc d’en saisir « un champ de vision unitaire ». Par conséquent :

« Là où la vision panoramique permet de saisir une infinité d’informations, couleurs, végétations, événements anecdotiques, la vision de la carte saisit d’emblée l’essentiel, une structure schématique, des contours et des limites, un découpage et un ensemble de relations. »

Christian Jacob, L’Empire des Cartes, 1992
Exemple flagrant ici avec ce point de vue me donnant une vision panoramique sur ce qui m’entoure mais m’empêche de voir ce qui est derrière la colline face à moi. La carte répondra à cette limitation, en complémentarité avec l’observation directe.

Ce qu’a fait Nintendo avec Breath of the Wild et Tears of the Kingdom, c’est tout « simplement » de revenir aux sources de la carte. De ne plus la penser que comme un outil in game mais comme l’objet qu’elle est à l’origine et la fonction qu’elle remplit. Ils l’ont ramenée à ses conceptions de base et cela dans le contexte d’un jeu qui misait tout (et avec réussite donc) sur une réinvention du monde ouvert. Plus naturelle, plus organique, plus crédible finalement en termes de géographie au sens général, Hyrule n’est pas pensée que comme une zone de jeu mais bel et bien comme un territoire. Et tout territoire, pour être apprivoisé, a besoin d’une carte. La connaissance géographique « a eu besoin de cartes pour s’exprimer », nous disait Roger Brunet, ajoutant : « Elle a localisé ses découvertes, les a mises en rapport les unes avec les autres ». Tout cela, tous ces concepts de cartographie que je viens de vous évoquer, on les retrouve dans Zelda depuis 2017 et encore cette année.

Le tour de force est là donc, dans cette aptitude à repenser le concept général d’open world jusque dans ce détail de la carte. Et ce détail, cet élément de game design qu’on croyait si anecdotique ne l’est en conséquence plus du tout. La carte retrouve son rôle plein et entier dans une contribution réciproque entre elle et l’exploration menée par les cheminements de notre personnage à l’écran. Le « sauvage » du titre de Breath of the Wild a ainsi été dompté dans une démarche générale de révision des ingrédients les plus constitutifs du monde ouvert en tant que proposition. Nintendo ramène le travail de médiation, absent de titres plus génériques et formatés, au cœur de sa proposition et, plus impressionnant encore, le confie aux joueurs et joueuses qui vont alors le réaliser en jouissant de la région ainsi ouverte et de cette carte qui se complétera au gré des découvertes. Ce faisant, c’est la notion de territorialité qui se trouve remise en lumière, sortant la map de jeu vidéo de son seul rôle d’écrin spatial dans lequel se déroule l’aventure.

C’est une liberté immense et presque unique qui se confirme alors avec Tears of the Kingdom, dans la continuité de son prédécesseur. Une liberté qui fait que chaque parcours, chaque trouvaille faite en cours de route, chaque expérience du territoire et donc du jeu dans son ensemble sera finalement elle aussi unique, propre à chaque personne qui les aura vécus et à chaque façon de jouer. Breath of the Wild et Tears of the Kingdom sont de très beaux cadeaux en ce sens qu’ils s’offrent tout entiers à leurs publics, suffisamment décloisonnés qu’ils sont pour parfaitement se moduler et s’adapter à chaque désir de jeu.

Enfin, de tout ceci découle à terme une autre carte, mentale celle-ci et formée par la conception éminemment plus subjective de territoires propres à chaque observateur/observatrice et qui ne correspondent pas forcément aux territoires définis par la géographie physique ou le découpage politique de l’espace (domaine Zora, domaine Goron, etc.) A ces territoires-là se substituent alors ceux du danger, du repos, du plus tard ou encore de la curiosité qu’il faudra assouvir… 


Tears of the Kingdom, comme Breath of the Wild en son temps, aurait pu se contenter d’être un bon jeu, un excellent même. Il a tout non seulement du jeu qui fonctionne admirablement bien par ses propositions et mécaniques propres mais aussi de la suite qui réussit à égaler – sinon surpasser – son prédécesseur. Ce dernier point demeure un fait assez rare pour être souligné. Il est d’autant plus remarquable que passer après un titre aussi emblématique que Breath of the Wild était tout sauf une facilité. 
Mais en plus de cela, Tears of the Kingdom est aussi et surtout une formidable poursuite d’un travail de réflexion sur le média en lui-même, sur ce qu’il peut proposer et offrir et sur le rôle qu’il peut donner à son public. On aurait pu n’être que des petits gars blonds aux oreilles pointues dans ce Zelda mais nous voilà aussi explorateurs accueillant sans s’en rendre tout de suite compte un héritage de la discipline cartographique par la remise à plat de la manière d’aborder un monde ouvert. Par ce diptyque, Nintendo convie les joueurs et joueuses mais aussi la concurrence à réfléchir à ce que nous faisons des open worlds et à la façon dont nous les consommons. La question qui se pose alors est vaste : sommes-nous face à l’aboutissement du modèle ou bien en avons-nous touché du doigt une ère nouvelle qui s’ouvre devant nous ?

7 réponses à « « The Legend of Zelda – Tears of the Kingdom » : La fabrique du territoire (ou comment « Zelda » a repensé le monde ouvert par la cartographie) »

  1. Avatar de Sailor Mood
    Sailor Mood

    Après plus de 60 heures à déambuler hors piste dans cet Hyrule défiguré j’ai décidé de prendre ses routes « officielles »; avec pour objectif de trouver tous les relais qui y sont disséminés.

    Et c’est incroyable comme ce monde grouille encore plus de vies, les relais ont chacun leurs histoires, leurs personnages que l’on découvrent ou retrouvent (le marchand itinérant par exemple), des informations disséminées dans le décor, des pièces d’un puzzle qui paraît si grand; les routes sont jonchées de personnages bons, mauvais, ou perdus.

    Et pourtant jamais je n’ai l’impression d’un trop plein, d’un trop gros amas de quêtes; sûrement parce que ces événements sont très courts, ils sont facultatifs et pourtant me donne toujours cette envie de les découvrir, d’y prendre part.

    Ce qui rejoint l’idée d’exploration, on n’explore plus un monde mais un lore par petites touches, une façon d’annoter une carte par des souvenirs; en addition de repères visuels.
    Des souvenirs qui ancre littéralement le joueur dans cet univers, les lieux prennent sens en quelques sortes, ils deviennent tangibles.

    Et ces petites touches, une fois amassées dans mon expérience de jeu, me donnent cette impression d’une très grande aventure; et pourtant si personnelle, intime, unique.

    BotW m’aura captivé par ses grands espaces à explorer, ses territoires immenses qui donnait l’illusion d’un monde sans frontières; TotK me captive par son histoire, déchirée en de milliers de petits morceaux eux-mêmes disséminés sur terre, dans les airs et sous terre.

    Merci pour cet article des plus constructifs et sans lequel je n’aurai sûrement jamais pensé à mettre des mots sur mon ressenti.

    Je remercie aussi et souhaite un bon courage aux équipes de développement, qui ont amassés un travail titanesque sur ces deux jeux et qui seront attendus au tournant pour le prochain, ils ont heureusement prouvé qu’ils avaient encore beaucoup d’idées et ça promet du bon.

    (et désolé pour les fautes si il y en a)

    1. Avatar de Gaëtan
      Gaëtan

      En effet, il y a tout une dimension « humaine » qui rejoint la dimension « territoriale ». J’aurais voulu en parler mais je n’avais pas trop le temps, mais le fait est qu’en plus d’être des explorateurs et des cartographes, on se mue aussi assez vite en archéologues, voire en anthropologues dans ce jeu.

      Merci pour ce pertinent commentaire !

  2. Avatar de TruffeMax

    J’ai lu cet article de façon très linéaire, ce qui m’a un peu déçu. Je pensais vraiment réussir à sauter de paragraphes en paragraphes titillé par ma curiosité, mais en fait l’auteur l’a vraiment écrit de façon à être lu de haut en bas.

    Bravo quand même et merci pour ton travail et cette fine analyse de notre rapport à la carte.

    1. Avatar de Gaëtan
      Gaëtan

      Ha ha ha, andouille ❤

      Merci à toi !

  3. Avatar de « Starfield  ou la peur du vide | «Dans mon Eucalyptus perché

    […] un peu comment fonctionne l’open world que Nintendo a composé pour Breath of the Wild puis Tears of the Kingdom. J’entends bien qu’il est sans doute plus difficile d’associer ces questions de […]

  4. Avatar de « Cassette Beasts  : Faire ce que Pokémon ne fait pas | «Dans mon Eucalyptus perché

    […] qui fragmente l’exploration et construit l’expérience de jeu, ce que nous évoquions dans cet autre article. Le jeu de Bytten se paie alors le luxe de développer non pas un parcours mais plusieurs, suivis […]

  5. Avatar de Dans mon Eucalyptus perché a 10 ans ! – Dans mon Eucalyptus perché

    […] différents sujets. A ceux-là s’ajoutent également le texte que j’avais consacré à Tears of the Kingdom et à son rapport à la cartographie ainsi que d’autres articles qui, après un démarrage correct mais néanmoins sans […]

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